L’influence de Paulo Freire sur les pratiques d’éducation populaire au Québec
Bonjour, je vous souhaite la bienvenue à cette soirée mensuelle du CAPMO qui portera sur l’héritage de Paulo Freire dans l’éducation populaire au Québec. Yves
Nous profitons de cette occasion pour lancer une série de discussions qui vont porter sur l’éducation populaire, à l’occasion du centenaire de Paulo Freire. Avec le Carrefour d’éducation à la solidarité internationale, CESIQ, nous animerons deux discussions, le 15 juillet et le 12 août, à la Place éphémère pour un monde solidaire, située sur le terrain des Services diocésains, au 1073 Boul. René-Lévesque à Québec. Chantale Coulombe
L’éducation populaire est un principe d’humanisation des relations, de la vie et de la société. Elle affirme l’importance d’avoir un espace de construction collectif. L’éducation populaire consiste à mettre sur pied un processus de transformation de l’individu et de la société. Gérald Doré, suivi de Ronald Cameron, vont nous présenter tour à tour leur expérience militante en lien avec la pensée de Paulo Freire. Alors je vous présente Gérald Doré qui a 40 ans d’expérience dans le monde de l’éducation populaire. C’est aussi un professeur retraité de l’École de service social de l’Université Laval et ex-président du conseil d’administration du CAPMO. Mario
Bonsoir, je suis organisateur communautaire et sociologue de formation. Pendant les 27 ans que j’ai passés à l’université après des années d’animation sociale et de recherche de gauche, je conservais un pied dans l’action terrain, surtout à caractère sociopolitique. Toutes ces années, Freire a été au centre de ma philosophie de l’intervention collective. J’ai participé à la fondation du Regroupement des organisateurs communautaires du Québec qui est devenu le Collectif québécois de conscientisation. Il a été un lieu significatif d’autoformation jusqu’en 2018. Son absence se fait sentir.
Je vais essayer de vous résumer une expérience de plus de 40 ans qui était explicitement rattachée à la philosophie de l’éducation de Paulo Freire. Je dirais qu’il y avait une prédisposition dans la société québécoise à s’ouvrir à la méthode de conscientisation de Paulo Freire. Au début des années 1960, s’est développée au Québec une méthode de travail social dite : « organisation communautaire »,axée sur la participation et l’action collective des personnes vivant des situations sociales problématiques sur lesquelles on pouvait intervenir. Le courant d’organisation communautaire le plus dynamique était celui de Michel Blondin, l’ « animation sociale en milieu urbain défavorisé ».
À Québec, nous avons mené une lutte citoyenne épique contre le réaménagement urbain du quartier Saint-Roch, à la fin des années 1960. Dans ce courant de l’organisation communautaire, il y a eu une éducation populaire qui se faisait dans l’action, tant pour les animateurs et animatrices que pour les membres actifs et dans la base populaire de l’action. Pour nous, fraîchement sortis de l’université, quand un ouvrier de Saint-Roch se levait et qu’il s’exprimait avec une certaine agressivité concernant l’état ou le prix des logements du quartier, nous avions l’impression que nous pouvions avoir une prise sur cette réalité avec eux. On apprenait à écouter, à s’ajuster et à développer un niveau de langage qui rejoignait le savoir vécu de ces personnes-là. Cependant, il nous manquait la théorie de notre pratique, la réflexion qui met en mots l’orientation de notre action. Des missionnaires, des coopérants et coopérantes, et surtout des exilés des coups d’État au Chili et au Brésil, nous ont fait découvrir Freire. Nous avons rapidement saisi l’intérêt de sa philosophie de l’éducation populaire pour préciser le sens de notre action.
Le Manifeste des organisatrices et organisateurs communautaires
Voici ce que j’écrivais à propos du tournant des années 1970 dans un ouvrage publié en 1983 et intitulé : Pratiques de conscientisation, expérience d’éducation populaire au Québec.
« En 1976, nous avons été une trentaine à prendre la décision collective de fonder un regroupement des organisateurs communautaires du Québec. En 1977, nous avions adopté un manifeste, qui précisait la plateforme qui nous réunissait. La stratégie qui nous ralliait était une stratégie de politisation qui, à travers des problèmes immédiatement perçus et en utilisant l’organisation de groupes de pression et de coopératives comme des moyens parmi d’autres, visent à donner aux travailleurs des occasions de se conscientiser eux-mêmes à leurs intérêts de classe et d’envisager comme un choix possible, une action politique autonome. Nous démarquant implicitement de l’avant-gardisme dogmatique et sectaire des marxistes-léninistes, nous nous référions explicitement à l’expérience d’alphabétisation conscientisante de Paulo Freire au Brésil.
Le processus de conscientisation et de politisation que Freire a réussi à mettre en œuvre en enseignant la lecture et l’écriture aux ouvriers agricoles brésiliens, nous devons le développer en utilisant ces supports concrets et à notre portée que sont les luttes revendicatives sur des problèmes immédiats vécus par les travailleurs, telle que la menace au logement ouvrier dans les quartiers centraux suite aux projets de rénovation urbaine et de bétonisation du centre-ville de Québec. »
« Oui, mais comment faire concrètement ? L’expérience de Freire constituait pour nous un point de repère, une source d’inspiration, mais nous ne voyions pas comment nous pouvions la transposer en pratique dans notre propre contexte social. Chez Freire, l’action et la réflexion sont indissociables. Pour ceux et celles qui avaient commencé à lire Freire, les considérations philosophiques complexes et peu familières sur lesquelles il appuyait son expérience nous rebutaient dans leur ensemble. Ce qui nous sort de notre zone de confort et nous remet en question est difficilement acceptable au premier abord. Même si elle nous fascinait par certaines de leurs formulations qui rejoignaient notre propre expérience, l’expérience de Freire s’était nourrie d’une conjoncture, celle du Brésil du début des années ‘60, dont les correspondances avec la nôtre ne nous apparaissaient pas avec évidence. »Cela va ressortir encore plus fort si on veut actualiser Freire au Québec aujourd’hui.
« Restait la méthode, formulée en termes clairs, concis et pédagogiques. Elle ne pouvait cependant nous être d’une utilité immédiate. Là où Freire utilisait l’apprentissage de la lecture et de l’écriture comme support concret d’un cheminement de la conscience, nous avions à apprendre à travailler avec la matière première de la pratique en organisation communautaire, des actions collectives des classes populaires sur des problèmes et des enjeux différents de leur condition de vie actuelle : logement, rénovation urbaine, endettement, droits sociaux, etc. Comment travailler quotidiennement pour que des actions collectives sur des problèmes immédiats favorisent la formation de noyaux de travailleuses et de travailleurs plus conscients de leurs intérêts, plus aptes à les défendre eux-mêmes, plus autonomes dans leurs moyens d’actions, plus solidaires des autres organisations de travailleurs et de travailleuses, plus mobilisateurs dans leur milieu, plus disponibles pour une action politique axée sur les intérêts à long terme des classes populaires. » C’était le manifeste qui regroupait quelques dizaines des organisateurs et des organisatrices communautaires.
« Ce qui va déclencher ensuite les choses, c’est une rencontre inattendue d’une membre d’une équipe de recherche à laquelle je participais, qui a permis de trouver une piste de réponse aux questions que je viens de soulever. Cette collègue avait rencontré des femmes de classe populaire, sorties de leur cuisine à 40 ans et plus, qui à partir d’une pratique de lutte sur leurs conditions de vie immédiate, et une démarche de formation liée à cette pratique, avaient développé une conscience critique, une capacité autonome de prendre leur organisation en main et de situer leur lutte particulière dans l’ensemble des luttes des classes populaires. Il s’était passé quelque chose pour qu’on en arrive là.
Avec le témoignage apporté par notre coéquipière de recherche, nous avions les signes d’une expérience bien engagée dans cette voie, et ce témoignage était suffisamment convaincant pour que j’acquière sur-le-champ la ferme intuition que nous aurions beaucoup à gagner au Regroupement des organisateurs et organisatrices communautaires du Québec à regarder du côté de cette expérience pour notre formation. La coéquipière qui avait établi le contact était d’accord, mais elle manifestait des réticences, car l’intervenante, la cheville ouvrière de cette expérience, avait travaillé dans les milieux institutionnels du service social, tout comme Freire d’ailleurs. Mais elle avait fait le choix de sortir du service social institutionnel.
Elle avait connu des organisateurs communautaires diplômés, pas trop branchés, qui venaient bricoler sur le terrain populaire, en attendant autre chose. Sa pratique de conscientisation était le fruit d’un engagement militant, d’une patiente immersion dans la culture populaire et d’une expérimentation pédagogique soutenue depuis cinq ans. Elle n’était pas intéressée à mettre entre les mains de n’importe qui les outils pédagogiques qu’elle avait développés en militant avec des femmes assistées sociales. Il fallait gagner sa confiance avant de l’engager sur ce terrain de formation. La coéquipière était la mieux placée pour réaliser cette tâche d’apprivoisement, même si elle hésitait à pousser trop fort, de crainte de compromettre la base de collaboration qui venait de s’établir pour les fins de la recherche. Elle s’acquitta, cependant, fort bien de sa mission et un premier contact fut établi.
Finalement, une rencontre fut organisée entre universitaires, intervenantes de terrain et militantes de classe populaire. Il en est sortie une session de formation de deux jours à l’intention d’organisateurs, organisatrices, intervenants et intervenantes, militants et militantes œuvrant dans divers champs de pratique. Il s’agissait de faire vivre et non seulement exposer une démarche. L’équipe des personnes ressources comprenait deux intervenantes et deux militantes de classe populaire. Nous étions 17 membres du regroupement des organisateurs et des organisatrices communautaires, provenant de cinq régions différentes, à nous mettre en situation d’être conscientisés, pour apprendre à devenir nous-mêmes conscientisateurs et conscientisatrices. Nous touchons là à un point névralgique.
Des intellectuel.le.s comme nous, formés pour avoir une parole d’interprète de sens dans la société et exercer un leadership idéologique, cela prend un certain retournement pour se mettre à l’écoute d’un savoir populaire et engager une démarche de dialogue entre le savoir institutionnel et le savoir du vécu par expérience des personnes qui vivent les situations. »
Je n’ai pas le temps de présenter en détail la démarche et les outils de la session. Ils font l’objet d’une description détaillée dans le livre : Pratiques de conscientisation, paru en 1983. Avec cette session était lancé le groupe qui sera le principal porteur explicite de la conscientisation au Québec pendant 40 ans, avec des ramifications jusqu’à récemment dans des publications que je mentionnerai en conclusion.
Quelques temps forts de ces 40 ans d’histoire
En 1983, le regroupement des organisateurs et organisatrices communautaires du Québec a rendu manifeste son option pour la conscientisation en changeant de nom pour devenir le Collectif québécois de conscientisation qui a poursuivi ses activités jusqu’en 2018. Dans les années 1980, le CQC a consolidé ses liens avec une organisation internationale dont Freire avait été le président fondateur pendant son exil en Europe, l’INODEP, l’Institut œcuménique pour le développement des peuples, qui était basé à Paris où il recevait des intervenants et des intervenantes en démarche d’autoformation de toutes les régions du monde. J’ai participé à l’une de ces sessions à Paris et à une autre en Inde. Colette Humbert de l’INODEP a été pendant quelques années une personne- ressource de nos rencontres de formation. Elle a notamment animé à quelques reprises une session de huit jours intitulée : Approfondissement de la conscientisation. Elle a aussi contribué à nos publications et nous a introduits à une méthode de recherche-action participative, l’enquête conscientisante, qui a connu plusieurs applications au Québec dont une récente au CAPMO sur l’accessibilité du transport en commun pour les personnes à faible revenu.
En 1987, pour la publication de Pratiques de conscientisation II, le Collectif québécois de conscientisation a fondé sa propre maison d’édition, le Collectif québécois d’édition populaire. Il publiera, entre 1994 et 2000, une série de 13 cahiers, Les cahiers de la conscientisation dont le premier s’intitulait précisément La conscientisation et portait sur la théorie et la pratique de cette approche d’éducation populaire libératrice. En 2005, il publiait : Le rapport d’une enquête conscientisante avec des personnes sans emploi dans les quartiers centraux de Québec. Dans ses publications, la conscientisation a été mise en valeur sous tous ses angles, tant sur le plan de la théorie que celui des champs de pratique où elle a été expérimentée au Québec. Je vous en nomme quelques-uns : La militance et ses défis aujourd’hui, Sensibilisation à la conscientisation, Alphabétisation – conscientisation dans un Nicaragua en transition, Jeunes et Autochtones, Violence en héritage?, Parlons politique!, L’insécurité maximum garantie, Approche structurelle en travail social et conscientisation.
En tant qu’intellectuels alliés des groupes populaires et du mouvement de conscientisation, nous étions trois professeurs de l’École de service social de l’Université Laval. Nous avons profité de la refonte du programme de maîtrise pour introduire un domaine de spécialisation intitulé Mouvements populaires dont l’un des cours était un séminaire sur Paulo Freire. L’un de mes collègues, Denis Fortin, avais d’ailleurs rencontré Freire et au Brésil, alors que celui-ci était secrétaire à l’éducation pour l’État de Sao Paulo. C’est encore plus important que ministre de l’éducation au Québec étant donnée la population de l’État. Ce leadership intellectuel de l’École de service social en matière d’éducation populaire dans la ligne de la conscientisation a duré le temps de la carrière des professeurs qui en étaient les porteurs, à contre-courant d’autres approches qui étaient, disons, moins engagées sur le plan de la solidarité avec les classes populaires, tout en ayant un souci du communautaire à travers notamment l’économie sociale. Le leadership s’est ensuite déplacé vers l’Université du Québec où ont fait équipe des professeur.e.s et des intervenant.e.s qui avaient fait leurs classes au Collectif québécois de conscientisation.
En 2012, est paru, aux Presses de l’Université du Québec, Théories et pratiques en conscientisation, avec des descriptions d’expériences récentes dans des champs de pratique déjà couverts par les publications antérieures et l’ouverture sur de nouveaux champs de pratique, notamment les femmes autochtones, le théâtre d’intervention et le crédit communautaire. Aux Presses de l’Université du Québec vient tout juste de paraître un ouvrage de fond qui porte sur l’intervention collective, par une auteure qui a été une cheville ouvrière du parcours historique de la conscientisation au Québec. Je veux dire que c’est une personne qui a fait du terrain toute sa vie, avant d’aller enseigner à l’université ce qu’elle avait appris et de l’écrire dans ce livre que je vous conseille fortement de lire. Il s’intitule : Sens, cohérence et perspective critique en intervention collective. Lorraine Gaudreau en est l’auteure. C’est un livre qui ne porte pas exclusivement sur la conscientisation dans la ligne de Freire, mais il ne fait aucun doute qu’il en porte la marque. Je vais vous lire un petit paragraphe pour le démontrer. « Le livre le plus usé que je possède est sans conteste : Pédagogie des opprimés, de Paulo Freire, ce pédagogue et philosophe brésilien, penseur de la théorie de l’oppression qui a permis au peuple de son pays de s’alphabétiser pour ainsi pouvoir obtenir le droit de vote. Sa vision de l’humain, de la connaissance et de la culture, fait parti du socle non seulement de ma pratique, mais de ma vie. » Je pourrais dire la même chose en ce qui me concerne.
En conclusion, où en sommes-nous après plus de 40 ans de ce parcours de l’éducation populaire dans la ligne de la conscientisation de Paulo Freire? Je ne peux lancer ici que quelques pistes de réflexion. Premièrement, la mémoire de la longue expérience québécoise en la matière est facilement accessible dans une riche documentation à laquelle j’ai fait allusion et il y en a probablement d’autres dans d’autres filières que celle à laquelle j’ai participé. Deuxièmement, il faut composer aujourd’hui avec la perte du groupe porteur, le Collectif québécois de conscientisation, où se rencontraient militants et militantes de la base et intervenantes et intervenants alliés, dans des formations dont la visée, le processus et les outils, actualisaient la pratique à vivre là où il importait que des victimes d’oppression et de discrimination deviennent des sujets collectifs; non pas seulement que des personnes parlent pour elle, à leur place, et dénoncent les situations qu’elles vivaient, mais qu’elles-mêmes deviennent les sujets collectifs d’une action pour s’en libérer. La disparition de ce groupe porteur est à mon point de vue un manque à combler. Troisièmement, dans un Québec où émerge une jeune génération d’intellectuel.le.s bien articulés dans leurs analyses des enjeux d’aujourd’hui, la question se pose de leur capacité d’entrer en dialogue avec les bases sociales qui en vivent avec acuité les effets concrets sur leur vie, pour cheminer ensemble vers une conscience critique active, en partant soit d’une conscience soumise au quotidien, soit d’une conscience intellectuelle à risque de fuite en avant dans une bulle théorique ou idéologique. On entend actuellement sur le terrain identitaire des gens qui pensent qu’affirmer un slogan, c’est agir sur une discrimination et une oppression, sans avoir de liens concrets et avec les personnes qui la vivent.
Dans l’esprit de Freire, je conclurai en disant qu’en nous nous engageant avec les bases sociales qui vivent des situations de discrimination ou d’oppression, quelles qu’elles soient, nous sommes confrontés au défi très exigeant d’être des éducateurs et des éducatrices qui s’éduquent tout en apportant leur contribution à un processus d’apprentissage mutuel pour une libération de toutes les formes d’oppression et de discrimination. Autrement dit, l’éducation populaire vise à éduquer toutes les parties engagées dans le processus : autant les intervenants et intervenantes que la base sociale à laquelle ils s’allient. Qu’en est-il aujourd’hui? La question du dialogue entre les différentes classes sociales, dans la perspective des opprimé.e.s, demeure pertinente si nous voulons relancer l’éducation populaire libératrice qui est un synonyme de conscientisation. Voilà mon résumé de l’itinéraire de plus de 40 ans d’engagement de Québécois et Québécoises dans la ligne de la conscientisation de Paulo Freire. Gérald
Excellent! Merci Gérald! Dans ta mémoire, il y a une quantité de luttes et je pense que tu as beaucoup appris de ta vie. Sans plus tarder, je vais donner la parole à Ronald Cameron. Mario
En défense de l’éducation populaire de transformation sociale
Bonjour tout le monde. Je tiens à remercier Gérald Doré pour son intervention qui met la table directement sur tout le processus de réflexion et d’accumulation de connaissances et d’expérience sur les pratiques de Freire en éducation populaire. On peut dire que dans toute l’Amérique du nord, le Québec est un foyer d’expérimentation de Freire assez important et assez original dans l’histoire. J’ai intitulé ma présentation : « En défense de l’éducation populaire de transformation sociale ». J’ai été enseignant au collégial puis j’ai travaillé dans le mouvement syndical à la FNECQ. Avant de prendre ma retraite, j’ai terminé ma carrière à la direction de l’ICEA, l’Institut de coopération pour l’éducation des adultes. C’est l’un des premiers groupes qui a parlé de Freire au Québec, au début des années 1970.
Le Centre de documentation en éducation des adultes et en conditions féminine, CDEACF, www.cdeacf.caexiste depuis au moins 40 ans et collecte, autant en alphabétisation, en éducation des adultes et sur la question du féminisme, une documentation énorme. C’est la convergence d’une série de mouvements et ce sont les artefacts qu’on peut dire du mouvement d’éducation populaire au Québec, il y a beaucoup de documentations qui provient du groupe de conscientisation. Je connais Michel Blondin, j’ai travaillé un peu avec, il est actuellement membre du conseil d’administration du Centre Saint-Pierre à Montréal. Après avoir travaillé en éducation citoyenne, on peut dire populaire, il a travaillé au service d’éducation de la FTQ pendant 25 ans. Ils ont une pratique extrêmement originale à la FTQ sur les méthodes qui s’apparentent à Freire. C’est assez original pour ça dans le mouvement syndical que d’utiliser des réflexes de Freire pour faire l’éducation syndicale parmi les membres de leur mouvement. Je pense que nous allons converger sur bien des choses. Il faut relancer l’éducation populaire de libération et c’est une urgence le titre de la causerie le mentionne, c’est urgent parce que on est dans un contexte qui accumule une confusion extrêmement grande d’abord sur ce que c’est que l’éducation populaire, mais aussi sur toute une série de brouillages qui font en sorte qu’agir devient beaucoup plus difficile, beaucoup plus laborieux. C’est peut être un des enjeux des jeunes intellectuels qui auront à voir dans la prochaine période, essayer de concentrer les perspectives pour qu’on puisse collectivement agir. C’est un gros défi dans le contexte idéologique dans lequel on est.
Pour beaucoup de personnes aujourd’hui, l’éducation populaire c’est tout et rien en même temps. Je veux dire qu’on peut mettre aussi là les universités du 3e âge que toutes les grandes universités mettent en place. Je ne dis pas que c’est Paulo Freire, je dis juste que l’éducation populaire a cette caractéristique de ne pas avoir de sanction à la différence de l’éducation formelle. L’éducation populaire c’est d’abord et c’est pour ça que c’est inclusif de plusieurs façons, c’est d’abord un apprentissage non formel, c’est-à-dire qu’il ne débouche pas sur une sanction et qui en fin de compte se construit sur la collaboration et la coopération et non pas sur la concurrence et la performance comme dans le système scolaire avec un système de diplômes qui contraint les jeunes à un parcours de performance. Je pense que l’éducation populaire, sa relance et sa réactualisation, peut avoir un impact positif sur le système scolaire aussi, mais pas seulement sur la question des adultes. Je pense qu’il y a une réflexion qui est très large au Québec sur la question du système scolaire, mais son angle mort c’est l’éducation populaire. C’est la question que finalement on veut absolument la réussite par la diplômation sans qu’on puisse rendre autonome les individus.
C’est un jeu extrêmement important dans le contexte et sur lequel il faudrait plus travailler. Aujourd’hui, alors qu’il y a 2 millions de personnes qui fréquentent le système scolaire, des jeunes comme des adultes, et il y à peu près 30 000 à 50000 personnes qui sont en éducation populaire non formelle. Pas seulement en conscientisation, mais en général, donc c’est très peu de gens qui sont en éducation populaire au Québec comparativement au système scolaire, mais quand même, l’éducation populaire a toujours fait partie d’une vision progressiste. Ça fait partie d’une forme d’émancipation parce que c’est aussi une façon pour les adultes comme pour toute personne qui n’a pas pu faire un parcours scolaire, de devenir plus autonome et d’agir au bénéfice de son émancipation personnelle, mais aussi collective. Je vais revenir sur cette distinction là, je pense que c’est important. Alors, avant les années 1960, pour se mettre en perspective, c’était à peu près seulement de l’éducation non formelle qui existait au Québec.
Mes parents, ma mère n’a pas fait plus qu’une 2e année et les aînés d’une autre époque n’allaient pas à l’école. Il y avait cette division entre les élites qui avaient suivi un parcours universitaire, mais la grande masse de la population apprenait sur le tas. Cela a duré tout le 19e siècle et on ne parle pas juste du 20e siècle. Finalement, c’était beaucoup des initiatives d’éducation populaire, c’est-à-dire non formelle, des initiatives privées, surtout de l’Église, mais se sont développée depuis un siècle, des initiatives politiques, des initiatives des associations familiales, des initiatives dans les mouvements syndicaux qui faisaient des apprentissages non formels, on peut aussi amalgamer à l’éducation populaire à toutes sortes d’associations. Donc, la tradition de l’éducation populaire au Québec est très profonde et très longue et elle a connu beaucoup de bouleversements avec les années 1960.
C’est là qu’on commence aussi à formaliser l’idée de l’éducation populaire autonome, plus centrée sur la conscientisation on pourrait dire. C’est l’époque de la Révolution tranquille, c’est le développement du système scolaire de sanction avec diplôme de façon massive. Cela ne s’était pas vu auparavant au Québec. C’est un progrès énorme pour une société parce que cela permettait à la grande masse de la population, à ses jeunes, d’accéder à l’éducation, mais c’était un coup très dur sur la place qu’a pu occuper l’éducation populaire. Cela s’est recomposé avec les luttes citoyennes et là Gérald en a fait la démonstration sur la question des pratiques de conscientisation.
Aujourd’hui, on peut dire qu’avec l’inclusion de toute une série d’activités « d’éducation populaire », qui sont tout à fait légitimes pour plusieurs personnes : apprendre une langue, découvrir un pays, aller à l’université du 3e âge, apprendre l’histoire romaine, sans qu’il n’y ait aucune obligation de sanction. Le problème, c’est qu’on ne sait plus trop c’est quoi une éducation populaire pour la transformation sociale parce que ça peut être à peu près n’importe quoi. En plus de ça, c’est quand j’avance le chiffre de 30 000 à 50000 personnes, cela comprend tous ceux et celle qui sont formés par le mouvement syndical. Je les incluais de façon très large parce que n’y a pas de sanction dans le mouvement syndical, mais c’est aussi une forme d’éducation populaire de transformation sociale, c’est de la résistance auquel ils éduquent leurs membres pour pouvoir se mobiliser et développer un rapport de force avec l’employeur. Aujourd’hui, quand on pense à l’éducation populaire, on ne pense pas aux syndicats parce que c’est comme si c’était quelque chose à part. Alors s’il fallait retrancher tous ceux qui sont formés dans les mouvements syndicaux, je vais vous dire qu’on va tomber à un nombre extrêmement réduit en termes de développement de l’éducation populaire.
Gérald nous a parlé du Collectif de conscientisation. Parallèlement à cela, il y a le regroupement des organismes communautaires, le ROC qui était plus centré sur le travail social dans lequel Michel Blondin était partie prenante dans les quartiers du sud-ouest de Montréal en particulier. Il y avait l’alphabétisation, alors ils se sont appelés des groupes volontaires en alphabétisation et ils expérimentaient des pratiques qui sortaient du cadre de la scolarisation parce qu’avec la Révolution tranquille, le Ministère de l’éducation a voulu rapatrier l’alphabétisation à l’intérieur des écoles. C’est à ce moment que se sont développés des groupes volontaires en alphabétisation qui cherchaient à s’enraciner au sein des tissus humains de l’analphabétisme. Cela fait partie de l’histoire des mouvements d’alphabétisation populaire dont le groupe qui incarne ça c’est le Regroupement des groupes en alphabétisation populaire du Québec le RGPAQ. C’est l’autre corridor, à côté du travail social, c’est l’alphabétisation populaire qui se trouve à être les héritiers les plus importants au Québec de la méthode de Paulo Freire.
Ils se sont inspirés directement de ses travaux, en les adaptant parce que la condition des populations brésiliennes dans le Nord-est des années 60, n’était pas celle du Québec même si le Québec avait un énorme retard, en les adaptant pour s’enraciner dans le tissu social. Ces groupes se sont formés dans les années 70, ils se sont développées ensuite en réseau et ils ont été l’une des fondations du mouvement d’éducation populaire et se sont dits autonomes. Au Québec, l’éducation populaire de conscientisation, on pourrait dire que c’est synonyme d’éducation populaire autonome. Le MEPAQ. Le Mouvement d’éducation populaire autonome du Québec, vient un peu de cette logique là.
La question des groupes d’éducation populaire autonome se distingue par le fait qu’ils ne sont pas du tout liés avec l’État, avec les commissions scolaires. Ils voulaient se séparer parce que c’était de l’alphabétisation au départ, ils voulaient se distinguer et s’enraciner dans le milieu social. Ils se disent autonomes dans le sens qu’ils sont indépendants par rapport à l’État, mais aussi autonomes parce que l’éducation populaire pour Freire et pour ces mouvements là, se traduit par une pratique concrète de transformation. Donc, il y a toujours un jeu de va-et-vient entre l’éducation et la pratique. La question de la praxis que Freire utilise beaucoup dans sa littérature est au centre des pratiques d’éducation de conscientisation, d’éducation populaire, alors je voulais juste mettre en relief cette idée que les groupes d’alphabétisation et les mouvements d’éducation populaire autonome seront influencés par les expériences de Freire depuis le début.
Cela fait 50 ans qu’on connaît Freire au Québec, c’est vous dire que la tradition est bien enracinée. Avec tout ce qu’on pourrait dire qu’on pourrait retrouver en éducation populaire, comment voir la place de l’éducation populaire autonome ou de conscientisation, de transformation? C’est ce qu’a voulu clarifier le Conseil supérieur de l’éducation dans un avis paru en 2016 qui était le produit du Comité de l’éducation des adultes et de formation continue. Cet avis est disponible en ligne, (le CAPMO y est mentionné comme exemple). C’est très exhaustif, ils ont fait un inventaire, parce que c’est beaucoup le mandat du Conseil supérieur de l’éducation. En éducation populaire, ils ont concentré leur réflexion sur ce que c’est et ils sont arrivés avec une définition que je trouve généreuse, mais dans laquelle il faut rester critique. « L’éducation populaire autonome permet à des acteurs sociaux, individuel ou collectif, de développer leur capacité à agir de façon autonome, à faire respecter leurs droits, à exercer les rôles qu’ils se donnent, à assurer leur propre développement et à participer à celui de leur milieu de vie. »
Vous avez dans cette définition du Conseil supérieur, la conclusion que l’éducation populaire autonome se démarquait de toutes les formes de conception occupationnelle, culturelle de l’éducation populaire, pour affirmer l’agir citoyen, mais aussi au bénéfice individuel et collectif. Ils mettaient les deux. Pour Freire, l’émancipation individuelle n’est pas le but, si elle peut l’être, c’est en phase avec un collectif, un milieu avec une population qui lutte. Aussi, on peut être critique par rapport à la définition donnée par le Conseil supérieur de l’éducation, mais on doit reconnaître son effort d’être inclusive et de reconnaissance de l’éducation populaire dans sa vraie dimension.
L’un des éléments fondamental de la pédagogie de conscientisation et de l’œuvre de Freire, c’est la critique d’une conception de l’éducation qui se prétend neutre. Autrement dit, avec mon parcours en éducation des adultes, la question c’est que nous avons beau donné des informations, nous pouvons augmenter la quantité d’informations chez un individu et il peut devenir très érudit, mais c’est la conscience des implications et des éléments qui est l’élément fondamental dans l’émancipation. Auparavant on critiquait le Petit catéchisme de l’Église catholique parce que c’était du par cœur, mais en quelque sorte, cette méthode demeure présente dans bien des cours aujourd’hui. On donne aux étudiants une quantité d’informations, on les gave d’informations, mais ils ne savent pas quoi en faire.
C’est pour cela que toute la pédagogie de Freire est centrée sur le milieu concret, sur l’apprentissage en fonction de la réalité concrète qui entoure les gens, dans une perspective d’agir pour aller au-delà du gavage d’informations. Donc, la question de la neutralité en éducation doit être critiquée, et Freire le dit explicitement, les enseignants doivent se prononcer, les éducateurs doivent donner leur opinion politique, ils doivent débattre avec les apprenants des enjeux politiques, ils ne peuvent pas rester neutres devant les situations. Il y a un devoir d’engagement qui va jusqu’à s’exprimer au niveau politique. Avec Bolsonaro au Brésil, la campagne contre l’éducation libératrice de Paulo Freire est très forte. Les partis d’extrême droite veulent en finir avec son influence sur la pédagogie nationale. Il faut sortir Freire des écoles, il faut arrêter de l’enseigner. Cela démontre bien que la pédagogie en soi est un enjeu politique extrêmement important. Je pense que c’est comme cela qu’il faut le comprendre.
Certains disent que Freire, c’est de l’endoctrinement. Il ne fait que de l’éducation politique. Je pense que Gérald a mis un point très clair là-dessus, ce n’est pas un système de propagande et d’inculcation d’une théorie. Avec Freire, nous ne sommes pas dans ce registre. La pédagogie de la conscientisation et de la transformation, est une méthode qui permet de décoder la réalité et de réaliser l’ampleur des mensonges qui nous sont racontés pour que nous demeurions soumis à un ordre établi. C’est une pédagogie qui agit comme un révélateur de l’injustice commise par les dominants et contre un système fondé sur la conquête et la domination, quel qu’il soit. Il s’agit là d’une caractéristique extrêmement importante qu’il faut garder en perspective et qui se démarque de toutes les idéologies plus ou moins totalitaires et aliénantes. C’est important de conserver cette perspective d’indépendance dans la pratique éducative populaire, d’indépendance de l’État comme la tradition québécoise d’éducation populaire autonome a cherché à la faire, mais aussi d’indépendance par rapport aux puissants de ce monde. Que nous soyons au Québec ou en Amérique du Sud, en Afrique, en Europe de l’Est ou en Asie, même avec des régimes qui peuvent être progressistes, il faut garder une indépendance d’esprit et cultiver l’esprit critique chez la population. En conclusion, la pédagogie de la conscientisation trouve sa raison d’être dans son opposition à toutes les formes de domination et d’oppression systémique, à contresens des démarches autoritaires prétendument objectives et neutres. Paulo Freire disait : « Personne ne se libère seul, mais personne ne libère autrui. » Autrement dit, il ne faut pas attendre un sauveur. « Les êtres humains se libèrent ensemble par l’intermédiaire du monde. » Ronald
Les deux présentations étaient très complémentaires. Je vous remercie. Maintenant nous allons passer à une période d’échanges avec les participants. Mario
– J’ai vécu une expérience d’éducation populaire dans le cadre de la lutte pour la syndicalisation des employés du Hilton à Québec. Ce syndicat a été initié dans une démarche d’éducation populaire par deux fondateurs du CAPMO. Ils ont travaillé très fort pour que les travailleurs puissent se prendre en main et créer un syndicat qui avait de l’allure. Pour réussir cela, on a uni des intellectuels avec des gens très humbles, les orphelins de Duplessis, ainsi qu’avec des femmes de chambre d’origine chilienne qui venaient de fuir la dictature et d’autres origines. Les femmes de chambre ont travaillé très fort, et nous avons réussi à monter un syndicat très solide. Cela a entraîné la syndicalisation du secteur de l’hôtellerie et de la restauration partout au Québec. Je pense que Benoit Fortin et Jean-Paul Asselin ont vraiment appliqué les règles de l’éducation populaire. Dans le cadre du Hilton, nous avions de nombreuses sessions de formation selon la méthode de l’éducation populaire. Il y a eu aussi le mouvement des universités populaires qui ont été créées par de nombreux communistes dont plusieurs se sont convertis à l’éducation populaire. Robert
– Je trouve cela épatant ce que nous venons d’entendre à propos de l’éducation populaire par rapport à Paulo Freire. J’ai fait partie du Collectif québécois de conscientisation. J’ai participé à des sessions de formation et j’en ressortais ressourcée, alimentée de toutes sortes de choses parce que c’était fait avec des personnes en situation de pauvreté et des alliés mieux nantis. Cela nous permettait de comprendre les inégalités sociales. Je trouve cela dommage que le Collectif québécois de conscientisation se soit éteint. C’était quelque chose de ressourçant et d’enrichissant.
– Je pourrais vous parler d’un projet que nous vivons actuellement avec un projet de jardin communautaire à Ste-Foy. C’est une expérience que nous réalisons en partenariat avec le Centre culturel islamique, des écologistes de la fabrique catholique, et des citoyens. Ce projet est né après 3 ans de discussion. Nous sommes sur le terrain d’une église catholique et quelqu’un a eu l’idée de mettre un tipi symbolique et un inuksuk au bord du jardin. Il faut que tout le monde soit d’accord, sinon on ne le fait pas. Alors il a fallu parler de l’idée dans nos groupes respectifs pour que cela soit accepté. L’éducation populaire c’est l’apprentissage par la pratique, pas seulement dans nos têtes. Vous viendrez visiter notre jardin.
– J’ai milité à partir de mon adolescence dans les associations étudiantes au secondaire puis au cégep. À l’époque, nous étions capables de lever une grève qui avait duré un mois à la Polyvalente de Lévis. Plusieurs années plus tard, vers l’âge de 25 ans, j’ai lu « Pédagogie des opprimés » de Paulo Freire. L’effet que ce livre a eu sur moi était si puissant que j’étais fâché de ne pas avoir lu ce livre dix ans plus tôt. Freire expliquait fort bien l’éducation bancaire, qui en ses termes signifie remplir l’élève d’informations sans lui donner la capacité de faire des choix, voire de comprendre la pertinence réelle ou fictive de ce qu’il doit apprendre par cœur. Dans sa critique de l’éducation formelle, les apprenants étaient présentés comme des récipients vides qui étaient remplis par les enseignants. Alors que dans la pédagogie des opprimés, les apprenants et l’enseignant se situaient au même niveau. Ce faisant, l’éducateur devait apprendre à se situer dans le rôle d’apprenant en se mettant à l’écoute de l’expérience de vie des apprenants. Dans mon esprit, j’ai opposé conscientisation avec aliénation, qui est le propre selon moi de la société de consommation dans laquelle nous vivons. L’aliénation signifie la dépossession et je pense que les médias ont beaucoup à voir avec cela. De nos jours, la majeure partie de ce que nous savons, nous l’avons appris par les médias et cela influence grandement nos choix de vie, bien plus que l’éducation, nos parents ou la religion. Tant que nous ne devenons pas conscients de cela, nous ne faisons que répéter ce que nous avons appris à travers les médias, la publicité et le cinéma, et nous portons les préjugés que ceux-ci nous ont inculqués. Yves
C’est clair que le rôle des médias est assommant et il n’est pas évident de garder une autonomie de penser. Cela demande un gros travail. C’est pourquoi il y a une urgence de relancer l’éducation populaire. Pour ce qui est de l’éducateur, il doit avoir l’humilité de se mettre sur un pied d’égalité avec les apprenants, mais ce n’est pas vrai qu’ils sont du même statut parce qu’ils n’ont pas le même rôle. L’éducateur et les apprenants ont des rôles différents. Ils sont égaux et il faut que l’éducateur respecte les apprenants et qu’il puisse introduire un dialogue avec les apprenants. L’éducateur est un guide, il est celui qui permet à l’apprenant de découvrir, pas d’inculquer. La relation d’apprentissage est complexe. Cela doit être basé sur une relation de collaboration et non pas selon une relation hiérarchique. En éducation, il y a des théories qui ne jurent que par l’expression de l’apprenant. Alors, cela peut aller dans tous les sens pour ne satisfaire qu’un besoin individuel. L’éducateur doit garder le cap sur le collectif et l’environnement sociopolitique. Il est un acteur de conscientisation. Ronald
C’est vrai qu’il y a des rôles différents entre l’intervenant qui a été socialisé pour faire servir ses connaissances et ses habiletés aux classes dominantes, et qui se retourne pour faire une alliance avec les classes populaires, un groupe opprimé ou discriminé. Il possède donc un ensemble de connaissances qui sont liées au fonctionnement du système, aux lois, etc., qu’il peut apporter. L’apport des intervenants et des intervenantes en conscientisation par rapport aux droits sociaux ont permis à des personnes assistées sociales de s’approprier la loi de l’aide sociale, les mécanismes de fonctionnement de la loi et les rapport de pouvoir reliés à celle-ci. Mais, en même temps, l’intervenant est aussi un apprenant pour moi parce que quand on se met à travailler à la base, avec des personnes qui vivent des situations d’oppression, on est culturellement arraché à notre zone de confort.
J’ai vu des intellectuels qui ont participé à des démarches de formation à la conscientisation, où on utilise des méthodes pédagogiques qui obligent à s’autocritiquer, et ces gens sont partis en courant parce qu’ils ont reçu une critique très négative de la conscientisation. N’oublions que cela s’appelle conscientisation parce qu’il s’agit d’un cheminement de la conscience. Des personnes qui vivent un problème personnel, exclusion du marché du travail, appartenance à une minorité visible, et ainsi de suite, cette personne à intériorisé la vision que la société dominante donne d’elle-même. Cela prend quelqu’un qui par un processus de réflexion à partir du niveau de conscience où se situe la personne, va cheminer. Cela prend beaucoup de patience. C’est cheminement et formation. Ce n’est pas en lançant des slogans sur un groupe que l’on réussit cela. C’est un cheminement qui remet en question aussi celui qui a une fonction d’intervenant dans un milieu donné. Ce n’est pas évident de faire partir quelqu’un d’une conscience soumise qui a intériorisée les raisons que la société donne de sa situation, dont la honte de vivre dans la pauvreté ou infériorisé à cause des ses origines culturelles, c’est tout un cheminement qui doit se faire étape par étape à travers une action liée à une démarche de formation. C’est ce que nous avions développé au Collectif de conscientisation. Gérald
« L’éducation populaire cherche l’humanisation, qui appelle à l’humanité collective, qui considère l’humanité dans son ensemble comme l’objectif de penser l’éducation. Donc il y a deux façons de concevoir l’éducation, une qui cherche à adapter les humains à la société telle qu’on la vit, et une autre qui voit l’éducation comme un moyen de changement, dans le sens d’humaniser, de la rendre consciente du Collectif, ou de la collectivité. Quelle serait donc le rôle de la transformation sociale dans vôtre milieu, dans le sens de l’humanisation? » Paulo Freire Conférences tenues à Santiago en mai 1967 sous le parrainage de l’OEA, du Gouvernement chilien et de l’Université du Chili. Publié à l’origine dans Revista Paz e Terra. São Paulo, N°9, octobre 1969, p.123-132.
Selon vous, est-ce que l’humanisation est importante dans le processus d’éducation ? Mario
– Je donnais des formations dans les écoles secondaires et la dernière que je donnais traitait de la justice migratoire pour que les jeunes constatent que dépendamment d’où nous venons, nous n’avons pas tous et toutes les mêmes chances dans le processus de migration. C’était pour initier des jeunes à cette réflexion, au fait que nous vivons tous et toutes des réalités différentes et qu’il faut vraiment rester ouvert à toutes ces différences. Non seulement ouvert, mais de s’engager et d’essayer d’aider les gens et de leur faire une place. Je crois que les jeunes de ma génération sont conscientisés à ces enjeux parce qu’il y a un travail qui a été fait par les autres générations. Lorsque je me présentais dans les classes, c’était bien reçu et il y avait des questions pertinentes et des commentaires vraiment intéressants qui amenaient la discussion. À cause de l’isolement causé par la pandémie, les jeunes sont conscientisés, mais ils ne sont pas en position d’agir autant que nous l’aimerions.
Je remarque que les jeunes ont vraiment l’esprit ouvert. Mais à l’université nous sommes beaucoup conditionnés à avoir des bonnes notes. Souvent les résultats dépendent de l’interprétation du professeur qui encourage la répétition de sa propre vision ou de celles des experts dans son domaine (sciences humaines). La formulation de la réponse aux questions d’examen doit être conforme à ce que le professeur a dit.
Pourquoi est-ce si difficile que les gens passent à l’action ? Mario
– Nous avons eu cette discussion cet hiver parce que nous avons de la difficulté à amener les jeunes à s’impliquer sur les conseils d’administration et à participer à nos luttes. Ce sont des luttes en lien avec la santé des personnes handicapées, le logement, le revenu, etc. La relève ne vient pas vite, est-ce parce qu’ils ont d’autres activités ? On commence à avoir des jeunes qui sont intéressés à nous succéder parce qu’on n’est pas éternel dans la lutte. Pourtant, lorsque les personnes handicapées se mobilisent pour revendiquer leurs droits sur la place publique, cela a un impact médiatique instantané. Je suis toujours impressionné de les voir. L’été dernier avec Jonathan Marchand, cela a duré plusieurs jours devant l’Assemblée nationale. C’est de la méconnaissance, c’est aussi les médias, le numérique qui prend tout le temps disponible des gens, tout cela rend les gens moins disponibles. Ils cherchent à avoir des solutions individuelles aux problèmes qu’ils rencontrent et ils ne vont pas chercher à revendiquer leurs droits collectivement.
– Par rapport à la participation des jeunes, je pense que cela fait partie des préjugés de croire qu’ils s’impliquent moins que les générations précédentes. C’est un peu la même chose qui se produit avec les groupes populaires qui se demandent pourquoi les personnes racisées ne viennent pas les rencontrer. Est-ce que le groupe est ouvert à les recevoir ? On veut que les autres viennent nous voir et qu’ils fassent exactement pareil comme nous, sans trop se remettre en question. Parfois même les groupes actifs sur les luttes ont de la difficulté à se remettre en question. Pour ce qui est des clashs générationnels, je le vois avec les groupes féministes où une génération d’un certain âge occupe l’endroit. Les jeunes femmes ne sont pas allées vers ces espaces institutionnalisés, mais plutôt vers des espaces plus informels. Cela prend beaucoup plus la forme de collectifs parce que c’est ce qui répond à leur besoin à ce moment. La question de démobilisation se pose dans les deux sens. Il y a de nouvelles formes d’organisation et de préoccupation qui émergent, sans être entendues par les organismes déjà existants. Quand il n’y a pas de communication entre les générations, souvent les plus jeunes ont tendance à démarrer ailleurs ce qui existe peut-être déjà sous une forme plus institutionnelle. C’est un effort d’essayer de dialoguer avec les autres et de rester humbles, de construire des ponts et d’oser réviser ses propres aprioris. Est-ce que ma conception de l’oppression n’est plus à jour pour rejoindre les nouvelles générations ? Est-ce que c’est mon comportement ? Est-ce que c’est ma façon de faire ? Si on ne prend pas pour acquis qu’ils ne viennent pas parce que cela ne les intéresse pas, on n’arrive à rien. Alors que si on est plus dans la posture d’essayer de comprendre, de rentrer en communication, de faire des recherches, si je reprends mon exemple, les jeunes féministes ne sont pas dans les groupes institutionnels, elles fonctionnent davantage par réseaux ou encore des collectifs qui n’ont aucune existence légale. C’est beaucoup des groupes affinitaires qui sont d’autres formes de regroupements. On essaie de comprendre pourquoi ces personnes ont préféré cela. Ensuite on peut essayer d’aller les rencontrer. Il se peut que des gens aient besoin d’être autonomes et c’est correct. L’important, c’est qu’à leur manière, elles continuent leur lutte.
C’est intéressant comme réflexion. Pourquoi est-ce qu’il n’y a pas de dialogue entre les différentes générations ? J’ai une autre question : Quelle est l’horizon que nous envisageons ? Pourquoi est-ce qu’on s’engage ? Dans quel but ? Comment on entrevoit ce monde idéal possible ? L’Horizon utopique, l’idée qu’on a du futur, quelle est l’idée que nous avons sur le futur idéal et qu’est-ce qu’on considère être des obstacles à franchir pour y arriver ? Mario
– Pour moi, un monde idéal, c’est un monde inclusif. L’inclusion sous toutes ses formes, toutes les races, tous les genres, toutes les conditions sociales. Parfois, ce sont les sujets qu’on aborde. Quand on aborde la pauvreté, les personnes handicapées, marginalisées, les Noirs ou les femmes autochtones, on dirait qu’il y a comme un blocage qui se fait. Je ne sais pas à quoi cela c’est dû. Pour moi, l’inclusion représente un monde idéal. Dans les universités et les cégeps, on devrait faire venir des personnes pour témoigner de leur situation particulière. Je suis allé à l’UQAR à Lévis à trois reprises pour parler de mon expérience de militante à l’ADDS et ce que cela apportait dans ma vie. J’ai fait cela pour donner le goût à ces étudiants de venir voir ce qui se passe dans ce milieu.
D’abord, Mario a parlé d’humanisation. Il faut clarifier ce qu’on entend par là parce qu’il y a plein de gens qui prétendent qu’en s’humanisant, en changeant son cœur on va changer le monde. Il y a en qui travaille là dessus jusqu’à leur décès et le monde n’a pas changé. Pour Freire, il faut qu’il y ait un lien entre le cheminement personnel de la conscience et l’engagement collectif. Si t’entends l’humanisation sur ce terrain, je te suis. Deuxièmement, l’agir sur de grands enjeux d’injustice et de discrimination, c’est un processus qu’il faut saisir dans l’action et qui débute souvent par des étincelles. Je veux donner un exemple qui m’a tellement frappé. Quand j’étais engagé dans l’action communautaire, dans l’animation sociale qu’on appelait à l’époque, dans Saint-Roch contre l’administration municipale dans une lutte très conflictuelle, les notables s’étaient sauvés parce qu’on devenait conflictuel, il y a un journaliste qui nous couvrait. Je n’avais aucune idée qu’il d’origine Innue. Quelques années plus tard, on annonce qu’il y avait une négociation sur les droits ancestraux et il était le porte-parole de sa communauté. J’ai eu des étudiantes à l’Université Laval qui étaient d’origines autochtones, mais complètement intégrées à la culture québécoise allochtone. Soudain, à travers leur processus de formation, elles ont découvert leur identité et elles se sont engagées. Parfois, ce sont les paradoxes de l’histoire. On parle beaucoup des pensionnats autochtones. Certains sont passés par ces écoles et qui se sont servis de leurs apprentissages pour défendre les droits de leur communauté. Quand l’étincelle démarre, cela commence à bouger et que des gens commencent à dire par exemple que l’aide sociale ce n’est pas une faveur, mais c’est un droit et que la personne cesse d’avoir honte de sa condition. C’est là qu’un processus de conscientisation peut s’amorcer, qu’un groupe se forme et qu’une formation vient se greffer au fur et à mesure que la personne dit qu’elle veut se défendre pour avoir ce à quoi elle a droit. La montée du mouvement des femmes au Québec, ça a été la même chose. Il y a beaucoup d’intuition là-dedans. Très souvent on réfléchit à la stratégie après coup. Gérald
Mon expérience remonte à ma jeunesse en Colombie. J’appartiens à un mouvement qui s’appelle le CELA, Conseil latino-américain d’éducateurs et d’éducatrices populaires. Le premier élément, c’est la dialectique : action-réflexion-transformation. On agit, on évalue et on apprend par l’évaluation et on répète l’action. Sauf qu’à chaque fois qu’on la refait, on a appris quelque chose de la fois précédente. L’action est fondamentale dans l’engagement et dans l’apprentissage, mais aussi dans la réflexion sur les effets de nos actions. On peut avoir des idées d’apprentissage, mais toujours on recommence. Par exemple, je ne suis pas d’accord avec le mot inclusion. Pour Freire, les mots sont importants. Pour moi, inclusion est un mot imposé. Comment on fait pour utiliser des mots qui expriment la réalité des opprimés ? Le processus d’apprentissage me permet de nommer le monde et la réalité qui m’entoure selon ma perspective. Un élément intéressant de l’éducation populaire féministe aujourd’hui, c’est que le processus passe par le corps. Cela passe par un changement dans la façon que nous avons d’entrer en relation avec les autres. C’est la même chose pour ce qui est des luttes environnementales. Tu ne peux pas changer ta conscience environnementale en te contentant de dire que tu le sais. C’est une question de relation avec les autres et avec la Terre. La lutte que nous menons ne consiste pas à ce que le capitalisme arrive à tout le monde. Ce n’est pas cela l’idée. Que tout le monde ait une voiture électrique ou qu’il aille dans les meilleures universités. L’éducation populaire libératrice met en question l’idéal de développement humain que nous poursuivons. Mettre en question le type de développement capitaliste que nous suivons, c’est commettre un sacrilège. Pourtant, c’est ce modèle qui détruit la planète et nous conduit dans une impasse. La logique du développement consiste à dire : certains sont derrière et d’autres sont en avant. Les peuples autochtones qui ont défendu la terre, les gens qui sont plus pour un mode de vie simple, ce sont des peuples sous-développés. Les gens qui ont d’autres types de relations avec la terre sont sous-développés. Alors, les mots sont importants parce qu’ils déterminent comment nous réfléchissons. Quand on parle d’inclusion, pour moi cela signifie d’inclure les gens dans le marché, dans la société capitaliste de consommation. Certains organismes communautaires réfléchissent comme cela, lorsque les gens sont fonctionnels au système, ils ont terminé leur travail. L’éducation populaire consiste à organiser les gens pour qu’ils comprennent la racine de la contradiction pour prendre la décision de s’y attaquer. Mario
– Dans les années 1970, on disait : « Penser globalement, agir localement. »Il faut toujours avoir cela à l’esprit parce que les luttes particulières que nous menons se retrouvent réunions dans une grande convergence du mouvement social parce que personne ne peut être sur tous les fronts, mais il y en a d’autres qui s’en occupent. Globalement, nous poursuivons le même horizon d’une amélioration des conditions de vie et d’émancipation pour l’être humain, ici et ailleurs. Il ne faut pas perdre de vue l’échelle internationale parce que le Québec peut facilement devenir un cocon confortable, alors que le reste de l’humanité sombre dans le chaos. Dans chacune des luttes particulières, nous contribuons au grand mouvement social qui prétend faire avancer les choses. Yves
Je ne souhaite que nous terminions sur une note optimiste. Ouvrons-nous les yeux, regardons ce qui bouge dans la société, tout le cheminement réalisé depuis 50 ans par le mouvement des Premières Nations, le mouvement des femmes. J’ai vu comment c’était avant et je vois maintenant. Regardez la conscience écologiste aujourd’hui. Quand j’était jeune, on allait à la campagne et on vidait les poubelles dans le milieu de la rivière puisqu’elle avait la capacité de tout purifier selon les gens de l’époque. Heureusement nous n’en sommes plus là. Il y a plein de choses qui bougent. C’est important de garder l’œil sur ce qui bouge et sur ce qui peut bouger. Actuellement, la conscience vis-à-vis le racisme est en train de grandir.
Dans l’action, pour agir, il y a quelque chose de difficile à vivre pour une personne, c’est d’apprendre à vivre dans des rapports conflictuels. Parce que si tu veux remettre en question une situation qui convient très bien à des gens qui en profitent, si tu veux aller jusqu’au bout, – et j’ai vécu cela dans ma première action sur la rénovation urbaine à Québec – , à un moment donné, on entre dans uns stratégie conflictuelle. Alors, il y a des gens à qui cela déplait, ils voudraient qu’on s’aime en société. Il s’agit d’un travers chrétien qui trahit un peu la personne de Jésus, parce qu’il pouvait être très coléreux et dénoncer les oppresseurs. Vous savez l’attitude qui dit qu’il faut aimer tout le monde. Non, ce n’est pas toujours vrai. Freire dit une phrase que je répète souvent : « Les conflits sont les sages-femmes de la conscience. » Autrement dit, pour provoquer un changement de situation, on ne peut pas faire autrement qu’entrer dans des rapports conflictuels. D’ailleurs, c’est ce qui se vit actuellement en Colombie. Parfois, le prix à payer est très élevé. Apprendre à vivre cela, ce n’est pas facile d’être sur la ligne de front, être interviewé, être exposé aux caméras, être pris en images. Il faut se préparer aussi à vivre cela et accepter d’agir avec ses contradictions. Je n’ai jamais nié que j’étais un petit bourgeois. Vivre avec ses contradictions et agir, faire alliance, utiliser en faveur des bases sociales opprimées les connaissances qu’on a acquises pour servir le système. C’est plaisant, cela remplit une vie. À la retraite, je regrette un peu de plus être sur la ligne de front, mais il ne faut pas exagérer non plus. Gérald
– Moi je me dis qu’avec le Collectif TRAAQ, on en fait un peu de la conscientisation en rencontrant les différents candidats à la mairie de Québec pour les conscientiser au fait que le transport en commun c’est quelque chose qui est important pour la société en général. On milite pour que la tarification devienne sociale, pour que tout le monde puisse être capable de prendre le transport en commun selon ses revenus et sa capacité.
Transcription des notes : Valentina Marin et Yves Carrier
Correction : Gérald Doré