#353 – Échanges sur les réalités propres au quartier Saint-Roch à travers nos principes, nos peurs et nos préjugés

Bonjour, je m’appelle Émilie Leclerc et je travaille depuis 5 ans comme agente de mixité pour l’Engrenage Saint-Roch. Ce soir, je suis venue à votre rencontre pour échanger sur vos impressions concernant certaines réalités propre au quartier. J’ai déjà animé cet atelier dans des entreprises et des commerces dans la perspective de mettre en lumière des réalités avec lesquels ils étaient moins familiers. Par exemple des cafés qui accueillent une diversité de personnes, mais qui ne se sentent pas toujours outillés à faire face à des situations et des personnes qui ont des trajectoires de vie différentes de la leur, qui sont atypiques dans leur présentation de soi, dans leurs comportements, dans les usages qu’ils ont de l’espace. Je commence à animer cet atelier dans des organismes communautaires et même auprès de mon équipe parce que parfois, nous avons l’impression qu’il y a des gens qui font subir de l’exclusion que ce sont eux le problème tandis que nous serions plus inclusifs, ouverts et au fait de ce qui se passe. Toutefois, lorsqu’on retourne le miroir vers soi, on réalise que nous avons tous nos zones d’ombres, qu’il nous arrive à nous aussi d’être ignorants par rapport à plein de situations et lorsque quelqu’un vient déranger notre espace privé, on est parfois moins dans l’inclusion et l’ouverture à l’autre. Autrement dit, il y est plus facile d’affirmer de grands principes en théorie que des les appliquer à des situations complexes qui nous impliquent émotionnellement.

Lorsqu’on vit des défis dans notre proximité et notre intimité, c’est parfois là qu’on se fait remettre en pleine face nos propres contradictions et incohérences.

Je commence toujours cet atelier par un tour de table de présentation. Ce soir, il se peut que certaines peurs nous habitent par rapport aux autres, alors il serait bien de les exprimer et si vous avez des appréhensions ou des attentes, je vous inviterais à les nommer. Souvent les gens expriment des charges émotives par rapport à leur vécu dans le quartier. Peut-être que ce n’est pas votre cas? Sauf que quand j’anime cet atelier avec des gens qui vivent de façon récurrente des situations difficiles, avec des personnes aux prises avec des enjeux de santé mentale, de consommation, que l’on profile comme étant en situation d’itinérance, mais ce n’est pas forcément le cas, pour eux, ce sont des défis très personnels et intimes dans leur parcours. Parfois, il est difficile de prendre une distance par rapport à ces réalités vécues. C’est pourquoi, j’aimerais qu’on s’exprime par rapport à ces réalités pour éviter que cela vienne nous chercher dans des inconforts. Émilie

Après le tour de table…

Il est normal qu’il n’y ait pas de réponse à chaque question et ce serait faire des raccourcis trop rapides que de tenter de le faire à propos de l’itinérance et autres questions connexes. C’est facile de dire : « Ce sont des problèmes de santé mentale, c’est parce qu’ils ne veulent pas s’aider, etc. » C’est beaucoup plus compliqué que cela et c’est nous qui essayons de restreindre ces problématiques à ces questions parce que nous avons besoin de faire sens de ces choses qui ne font pas de sens pour nous. Autant c’est très simple ce que les gens vivent parce que nous avons tous les mêmes besoins, dormir, manger, se protéger du froid, de la pluie, se vêtir, etc. On pourrait reprendre la pyramide de Maslow et nous serions tous et toutes d’accord que cela fait du sens. Pourtant, parfois cela se traduit différemment selon nos conditions de vie et l’accessibilité que nous avons à des ressources matérielles, mentales, émotionnelles, humaines. Je vous invite à faire preuve d’ouverture par rapport aux propos d’autrui, mais aussi s’il y avait parmi nous une personne première concernée par les thèmes que nous allons aborder, est-ce que je serais à l’aise de le nommer de cette façon ?

C’est correct que nous n’ayons pas tous les mots parfaits, nous sommes ignorants de plein d’éléments, mais on peut choisir de ne pas être dans le mépris dans les mots qu’on choisit. Je vous fais confiance. Dans le tour de présentation je n’ai aucunement sentie que nous étions dans ce registre. Je le dis quand même parce que nous ne sommes pas non plus tous et toutes au courant des trajectoires de vie des personnes. Il m’est déjà arrivé lors d’un atelier qu’une personne bâchait des réalités et leur ami assis à côté d’elle était passée par là. Cela nous ramène aussi à nous demander : « Si quelqu’un à qui je tiens passait par un moment difficile et se retrouvait à la rue, comment je voudrais qu’il soit traité ou qu’on en prenne soin? » Parfois, quand on est très loin des phénomènes dont on parle, on a l’impression que cela arrive ailleurs et à d’autres personnes, mais quand on aborde le thème de l’itinérance, de la désaffiliation sociale et de la stabilité résidentielle, je pense qu’on peut tous s’imaginer des gens proches de nous qui ont déjà vécu des trucs de ce genre ou qui sont à risque de le vivre dans le contexte actuel. Quand on y pense, si on perd son loyer demain pour n’importe quelle raison, je suis curieuse de savoir où on se relocaliserait tous et toutes. Émilie

* Tu parles des loyers et l’autre jour aux informations, ils ont montré une dame qui se cherchait un appartement parce qu’elle s’est fait mettre dehors. Présentement, elle dort dans sa voiture. Parfois, il se produit des circonstances ou des événements qui font en sorte que la personne se retrouve à la rue malgré elle. Avec les chèques d’aide sociale, 800$ par mois, ce n’est pas avec cela qu’on peut se payer un château en Espagne et avec la hausse des loyers à plus de 1 000$, tu ne peux plus de loger.

* J’aimerais que tu expliques le phénomène de l’itinérance parce que les gens ne sont pas tous sur l’aide sociale. Il existe toute sorte de parcours de vie qui les ont conduits là. Sont-ils vraiment tous pauvres ? Cela me questionne. Même s’ils n’ont pas d’argent, leurs parents auraient les moyens de les aider. Il y a aussi l’enquête de crédit qui est faite avant de pouvoir louer un appartement. Plusieurs ne sont pas acceptés. Par ailleurs, c’est bien de leur fournir un loyer subventionné, mais certains ont besoin d’avoir de l’encadrement, sinon ils n’y arrivent pas et ils se désorganisent.

Tout à fait, ce ne sont pas seulement des personnes à l’aide sociale qui sont en situation d’itinérance. Certains d’ailleurs ne reçoivent aucun chèque d’aide sociale. Il y a des gens qui ont accès à une famille, dont certaines sont fortunées, ce sont des situations qui existent, mais en même temps on pourrait se poser la question : Si l’accès est là, pourquoi la personne ne tend pas la main ? Nécessairement, cela veut dire qu’il y a des éléments dont nous n’avons pas l’information, mais qui sont en cause. Combien d’entre vous ici pensent qu’il existe des personnes en situation d’itinérance par choix ? Émilie

* Ça existe.

Est-ce que c’est un choix s’il s’agit d’une résistance à un système dans lequel on ne se sent pas accueilli ? La notion de choix, on pourrait penser que quelqu’un est à la rue parce qu’il ne veut pas avoir de logement, parce qu’il veut vivre en marge de la sphère normée de notre société. Émilie

* Il y a une quarantaine d’années, j’ai choisi de vivre dans la rue à Vancouver. J’avais le choix d’embarquer dans la société et son système économique, ou de ne pas le faire. Le choix c’est un refus, pas une option délibérée. Je viens d’une famille relativement aisée, c’était mon bagage de départ dans la vie. Quand j’ai décidé de revenir au Québec et d’abandonner ce mode de vie, je me suis aperçu que j’avais eu une enfance heureuse et c’est ce qui m’avait sauvé. J’ai une enfance qui est structurante, qui est potable, c’est ce qui fait que je peux m’en sortir. Si tu arrives dans la rue sans avoir les bases dans la vie, tu as toujours connu la misère et il n’y a jamais rien eu de bon pour toi. Je pense que notre antériorité agit comme un facteur de protection pour une sortie de rue.

Je n’ai jamais rencontré quelqu’un qui après plusieurs conversations à travers lesquelles j’ai pu établir une relation de confiance, où j’en suis venue à la conclusion qu’il ou elle était là par choix, même si lors des premières interactions, il m’affirmait le contraire. Émilie

Cela peut arriver qu’au début de l’été, lors d’une première expérience, quelqu’un dise qu’il aime vivre à l’extérieur, mais après six mois, un an, ce n’est plus le cas. Le fait d’affirmer que l’itinérance est voulue, peut être une façon de se protéger soi-même puisqu’on a beaucoup plus de pouvoir sur sa situation si on se positionne comme une personne qui a décidé d’être à la rue. C’est aussi un bouclier dont on se dote parce que toute notre vie on nous a appris que : « Quand on veut on peut !», « Aide toi et le ciel t’aidera! » À quelque part, on mérite ce qui nous arrive. Nous avons tous et toutes intériorisé cela et même lorsqu’on vit des phases extrêmement difficiles. Alors, je remets vraiment en question la notion de choix parce que dans mon expérience auprès de gens que je côtoie qui vivent des situations d’itinérance, souvent en bout de ligne, il s’agit d’une alternative par absence de choix qui convenait aux valeurs et aux attentes de la personne par rapport à un milieu ou à une communauté. Elle a décidé cela parce qu’aucun des choix proposés ne lui convenait. Émilie

* Quand tu es rendue là et que tu acceptes la situation, certains passent à travers toute leur vie dans cette condition et ils témoignent de cela, mais cela demeure des exceptions.

* Moi, la notion de choix m’interpelle dans le cas des jeunes qui décident de vivre une expérience cool et hot alors qu’au bout de quelques mois, cela suffit. Cela existe aussi des jeunes qui vont vivre une expérience pendant un été.

Je vous propose une définition de l’itinérance. L’itinérance ce n’est pas ne pas avoir de logement, c’est un processus de désaffiliation sociale. Pour moi, un jeune qui part en voyage sur le pouce, ce n’est pas une personne en situation d’itinérance, c’est une personne qui vit une aventure. On associe l’itinérance au fait d’avoir ou pas de logement, moi je l’associe davantage à avoir ou pas de chez-soi, un endroit où l’on se sent en sécurité, où l’on se sent à l’aise, où l’on se sent accueilli. Le processus de désaffiliation qui fait qu’on n’a plus accès à un chez-soi, peu importe la forme que cela prend, puisque c’est davantage le rapport que l’on a avec un lieu, où l’on se sent en sécurité et où on a le droit d’être qui on est. Il y a même de plus en plus de personnes du milieu qui souhaiteraient qu’on délaisse le terme itinérance qui appartient aux années 1980’. Ce qui définit réellement ce que nous observons, c’est le processus de désaffiliation, c’est-à-dire que les mailles qui nous associent à un réseau pour nous épauler et nous offrir une présence, un accueil, une sécurité, tranquillement, s’effritent. Émilie

Cela ne se produit pas du jour au lendemain. C’est possible que mon logement brûle aujourd’hui, et que je me retrouve à la rue, mais si je ne vis pas le processus de désaffiliation sociale et que je suis une personne réseautée dans un milieu, on va m’offrir du support et cela ne veut pas dire nécessairement ma famille, cela peut être des amis, donc avoir accès à un filet social. Alors, se retrouver à la rue à cause d’un sinistre, ce n’est pas cela l’itinérance. L’itinérance est un terme qui devient de plus en plus désuet pour décrire de façon précise ce que vivent les gens qu’on voit dans la rue. Quelqu’un qui crie après le frigo et qui se parle à lui-même, on a tous le réflexe de se dire qu’il s’agit de quelqu’un en situation d’itinérance, quelqu’un qui crie au coin de la rue, même affaire, quelqu’un qui se désorganise dans l’espace public, c’est une personne en situation d’itinérance. Il faut déconstruire ces idées là parce que c’est totalement faux. Émilie

Comme cela fait longtemps que j’œuvre dans ce milieu, quand j’entre dans un commerce et qu’on me dit : « Telle personne est en situation d’itinérance », dans la majorité des cas ce n’est pas le cas. Souvent, je peux dire que je connais cette personne, qu’elle a un réseau et qu’elle a un logement, c’est juste qu’elle est désagréable. C’est quelque chose qui peut arriver à tout le monde, peu importe notre situation résidentielle. Mais aussi il y a des personnes en situation d’itinérance qui crient et qui peuvent être désorganisées, qui vivent des enjeux de consommation et de santé mentale. Le problème, c’est qu’on en fait toujours l’amalgame, alors que moi si j’observe mon réseau, qui est consommateur de drogue ? Qui est dépendant ? De fait, cela ressemble davantage à un spectre dans lequel l’ensemble de la population se situe à différents degrés. La santé mentale est un continuum sur lequel nous sommes tous situés. Peut-être que nous vivons parfois des épisodes plus intenses de fragilité en ce qui concerne notre santé mentale. Parfois, elle semble très saine et enlignée selon les normes, mais personne ne se situe en dehors de son continuum. Aujourd’hui, on utilise même le terme : « Il est santé mentale. » Émilie

* Je connais des gens qui ont choisi de ne pas avoir de maison. J’ai vécu deux ans à Hawaï où l’on peut vivre en pleine forêt sans problème. C’est un choix de vie à l’extérieur de la civilisation. Ici, à Québec, le calcul est fort différent. L’hiver, on ne peut pas dormir dehors.

* Notre société est comme un sac de billes où on se frotte les uns sur les autres. J’aime l’image de la mosaïque où il y a un ciment social qui tient les morceaux ensemble. Je crois que la contre-culture a été un signal d’une civilisation, qu’ici en Occident nous avions les moyens de nous permettre, de vivre une adolescence prolongée. Ce luxe n’est pas permis à tous les peuples de pouvoir vivre un moment d’adolescence, d’intériorisation et de révolte. Ce signal, que nous avons eu au cours des années 1960-1970, nous subissons actuellement les conséquences de cela. Notre manière d’être au monde, on existe, mais on ne vit pas. Nous sommes formatés, mais il y a des résistances intérieures chez certains. Nous avons coupé les liens avec l’intériorité. Aujourd’hui, ce que nous appelons la psychologie, c’est la psychologie de l’ego, mais nous sommes davantage que cela. Peu importe nos croyances, il y a un esprit qui nous habite, mais nous n’avons pas appris à vivre avec cela ce qui provoque un manque. En quelque sorte, nous sommes exclus de nous-mêmes. Certains se sentent étrangers à ce monde parce que c’est une société superficielle qui se satisfait des apparences. Nous n’avons qu’à observer la télévision pour constater que c’est devenu du rire en boite. Les émissions de télé qu’on nous propose sont abrutissantes. Quelle est cette débilité que nous sommes en train de vivre? Je peux comprendre les gens qui sont dans la rue et qui ne veulent pas participer à cela. C’est comme cela que je me sentais lorsque j’étais plus jeune. Être capable de se reconstruire dans cela, c’est difficile. En lisant les différentes traditions religieuses de l’humanité, j’ai fini par comprendre que je suis un humain inscrit dans la trame humaine, alors que ce qu’on nous propose n’est que segmentation. J’ai l’impression d’assister à l’effondrement de la civilisation. Nous sommes une société qui ne se préoccupe que de ce qui ne fonctionne pas, tournée vers l’extérieur, incapable de se remettre en cause par un effort d’intériorisation, tant que cela rapporte. Les universitaires fonctionnent souvent en silo, en s’adressant aux bobos, aux symptômes de ce que nous refusons de voir. N’est-ce pas ce qu’on fait avec l’itinérance? La société est la résultante de tous les humains qui en font partie. Il faut se poser des questions à ce niveau. Michel

Il y a plusieurs éléments philosophiques dans ce que tu apportes. Tu as dit que tu pouvais comprendre pourquoi certains choisissaient de vivre à l’extérieur du système. La majorité des gens que je côtoie qui se trouvent en situation d’itinérance, si je pouvais leur offrir ce qu’ils et elles me demandent, ils me répondraient qu’ils souhaitent retourner dans le système et de façon très consentante. J’ai l’impression qu’au cinéma on nous présente l’itinérance d’une certaine façon, mais en 2024, ce n’est plus cette représentation qui est à jour. Émilie

Si je vous demande: Quelle est la première image qui vous vient en tête quand je vous parle d’itinérance ? C’est un homme de 65 ans, avec les cheveux gris, une barbe, et les doigts jaunis, qui vous viendrait en tête. C’est l’image que le cinéma d’Hollywood véhicule par rapport à ce phénomène. Si je vous dis que vos références en matière d’itinérance ont rapport avec de l’itinérance visible, ce que l’on voit jour après jour. Alors, on se construit une image selon nos propres expériences d’observation du phénomène, sauf qu’on oublie qu’en fait on ne fait que renforcer une image préalable que nous avons parce que cela correspond à ce que nous observons le plus fréquemment. Par exemple, la femme qui vit une situation d’itinérance dans sa voiture, on ne la voit pas. Comme elle s’est invisibilisées, cela ne fait pas partie du construit qu’on se fait autour de la question de l’itinérance. Saviez-vous que la majorité des gens qui vivent une situation d’itinérance c’est de façon épisodique. Nous pensons tous qu’il s’agit d’une situation permanente, mais ce n’est pas le cas. L’itinérance chronique n’est pas la norme. Des personnes qui depuis 5, 10 ou 15 ans, sont dans la rue, c’est l’exception, c’est la minorité des personnes qui vivent de l’instabilité résidentielle, de la désaffiliation sociale. Comme on les voit depuis des années, notre cerveau induit que ces gens représentent l’itinérance, alors qu’ils ne représentent qu’un fragment du phénomène. Cela ne joue pas en notre faveur parce que les services et les ressources sont créées en fonction de comment se vivait l’itinérance dans les années 1980’. Émilie

Nous ne sommes plus du tout à jour concernant le profil des personnes qui vivent cette problématique, comme celles issues de l’immigration qui vont se présenter à l’Auberivière où les intervenants ne parlent que français ou anglais. Il n’existe pas de chambre familiale pour les gens, donc on se retrouve à mal les accueillir. Nous n’avons jamais réfléchi à ces paramètres. Le phénomène de la désaffiliation sociale évolue énormément. On dit que dans le quartier, à chaque trois an, les dynamiques sociales ont complètement évoluées. Souvent dans le même sens que ce qu’elles portaient, mais à chaque trois an, les praticiennes de terrain doivent renouveler leurs contacts et leurs réseaux parce que les gens ont complètement changé. Mais la personne que je connais depuis 2019, je le connais encore. Alors je me fais aussi une idée sur la personne que j’ai rencontrée une semaine quand elle a vécu sa période d’instabilité résidentielle. Émilie

Même si je ne me souviens plus de son visage ou de son nom, je continue à construire un portrait en cohérence avec les situations avec lesquelles je suis constamment en interaction. Or, cela biaise complètement ma compréhension du phénomène de l’itinérance, mais aussi comment globalement on met de la pression pour que la ville réponde d’une certaine façon, pour que le CIUSSS se mette en action et offre des services, mais on est rarement connectée aux personnes elles-mêmes qui vivent la situation. Quand on leur tend la main et qu’on leur offre un logement ou une maison de thérapie, parfois ils refusent. On leur offre beaucoup de choses, mais rarement on leur demande si c’est approprié à leur situation, selon leur trajectoire et leurs besoins.  Souvent, c’est en fonction de ce qu’on a de disponible sous la main et ce que nous croyons qui est bon pour eux. Nous pensons que nous devons les réaligner dans le bon chemin, mais ceci correspond davantage à nos orientations qu’à celles que la personne pourrait avoir déterminées. Est-ce que ces gens ont droit à l’autodétermination, à l’agentivité ? Ou bien, parce qu’ils sont à la rue, ils ont perdu le droit de faire leurs propres choix. « Je l’ai vu crier hier », donc c’est juste un crieur, peu importe comment il est aujourd’hui. Sur quoi je me base ? Sur la fois où il était en crise pour me faire un portrait de cette personne ? Souvent nous sommes porteurs de ces raccourcis cognitifs. On les connait peu intimement. Si j’assiste à une situation où une personne est en crise, est-ce que le lendemain je vais lui donner la chance de me démontrer qu’il n’est pas ce que j’ai observé la veille ? Est-elle pluridimensionnelle, ou ne devient-elle que cet épisode où elle était dans une mauvaise disposition ? Émilie

* Est-ce qu’il y a des personnes handicapées qui vivent en situation d’itinérance à Québec ? Est-ce que les refuges sont accessibles aux personnes handicapées ? Pour ce qui est de la pandémie, pourquoi le phénomène a autant augmenté depuis ? Il y a aussi ceux ou celles qui ne sont pas nécessairement à la rue, qui vivent chez les uns et les autres sans avoir de lieu fixe. Il y a aussi les chambreurs qui vivent une forme d’itinérance.

Selon le gouvernement, une personne qui vit en chambre est en situation d’itinérance. Selon mon expérience, j’ai toujours côtoyé des personnes à mobilité réduite, avec des enjeux de vision ou d’audition. La majorité des gens que je connais qui vivent de l’itinérance, cela a eu des impacts sur leur condition physique de façon extrêmement importante.  Ces personnes à mobilité réduite vivent sans aucun soutien externe avec des enjeux de santé extrêmement importants, sans accès à des services. Si on prend l’exemple de personnes en fauteuil roulant, j’en ai connu quelques-unes en situation d’itinérance, mais c’est extrêmement difficile d’avoir accès à des services dans des ressources qui ne sont pas adaptées. C’est mieux maintenant à l’Auberivière depuis qu’ils ont déménagé dans leur nouvel édifice. Cet endroit est toujours à pleine capacité. Récemment, ils ont reçu tellement de demandes, qu’ils ont décidé de prioriser les personnes pour qui c’était la première fois. Faisant cela, ils ont délaissé les habitués qui fréquentent l’Auberivière depuis de nombreuses années. Pour plein de gens, c’était leur port d’attache habituel. Il y avait aussi un peu de résidence sur une plus longue période à L’Auberivière, mais maintenant ils ne peuvent plus y aller plus d’une fois. Émilie

Concernant ceux ou celles qui dorment chez les uns et chez les autres, ils vivent quand même un processus de désaffiliation qui fait en sorte qu’ils n’ont pas accès à la stabilité. Qu’est-ce qui fait en sorte que tu n’as pas accès à un chez-soi, où tu peux aller de façon récurrente pour te sentir en sécurité et accueilli ? Généralement, ce n’est pas pendant dix ans que ton ami t’accueille sur un sofa. Ce sont des possibilités qui sont temporaires qui poussent ces gens à changer souvent d’endroit.

Le processus de désaffiliation est autant motivé par des facteurs sociaux, comme le fait de ne pas avoir de revenus stables qui nous permettent de survivre, le fait que nous sommes tous et toutes porteurs d’une histoire de vie. Par exemple, le fait d’avoir grandi dans un foyer aimant et soutenant, cela structure toute une vie. Sauf qu’il y en a qui ne sont pas nés dans des familles aimantes et soutenantes dans lesquelles les besoins de base étaient satisfaits. Certains ont grandi dans des familles qui n’étaient pas la leur parce que la DPJ les a retirés. Avoir grandi dans des familles d’accueil, dans des centres jeunesses, cela constitue souvent un mauvais départ dans la vie. Cela ne mène pas nécessairement à l’itinérance et à la désaffiliation, mais c’est un facteur qui augmente le risque. Une personne sur trois qui sort des centres jeunesses va connaitre un épisode d’itinérance. Émilie

Il existe aussi des facteurs individuels. On ne peut pas nier que la personne joue un rôle dans sa vie. Mais n’oublions jamais que nous sommes d’abord le construit de l’environnement dans lequel nous sommes et nous avons grandi. De fait, même les facteurs propres à l’individu qui sont des facteurs de risque, sont nécessairement motivés par la sphère du social et l’environnement.  Émilie

* Nous savons que le système capitaliste se nourrit de ses propres mythes. Cela induit des biais comme de dire: « Je ne suis pas sûr qu’il est vraiment pauvre le mendiant sur le coin de la rue? » J’ai réalisé que c’était un mythe parce que je l’ai entendu répéter dans différents pays où j’ai séjournés. Pour moi, c’est clair que c’est une légende. Et même si c’était le cas pour un mendiant sur mille, il faudrait quand même s’occuper de la question. Ce n’est pas une raison pour ne pas adresser le problème. S’il y a des gens qui sont réguliers comme cela à l’Auberivière, je ne comprends qu’il n’y ait pas uns structure en place pour les sortir de la rue lorsqu’ils finissent le processus de réinsertion sociale. Il manque de logements sociaux. L’égoïsme ou l’aveuglement bourgeois ne veut pas adresser ses problèmes, il va plutôt l’individualiser en responsabilisant la personne itinérante pour la condition dans laquelle elle vit. Si la société ne s’occupe pas de ceux ou celles qui ne peuvent pas y arriver seuls, à long terme cela nous coûte collectivement beaucoup plus cher. Pourquoi les gouvernements continuent de faire l’autruche ?

En grande majorité, les personnes qui vivent de l’itinérance chronique, ce sont des personnes ainées avancées en âge. De fait, leur espérance de vie est hypothéqué parce qu’ils vieillissent beaucoup plus vite que la normale. Parfois, on pense qu’ils ont 70 ans, mais ils en ont 50. C’est dû au vieillissement prématuré. Je parle à des gens qui ont le même âge que moi, mais qui paraissent 20 ans de plus. Être au soleil à la journée longue, dormir dehors à l’humidité et au froid, être mal nourri, ne pas choisir sa nourriture. Quand tu es en situation d’itinérance, il n’y a aucun choix qui t’appartient, il n’y a aucune liberté. L’heure à laquelle tu te réveille est déterminée par l’organisme où tu résides et si tu dors dans la rue, ce sont les employés des travaux publics qui te réveillent ou la police pour faire le ménage. Collectivement, on a choisi qu’on faisait le ménage des espaces publics pour tasser les gens et assurer que le visuel soit attractif pour les gens qui viennent travailler ou passer du temps au centre-ville et dépenser dans les commerces. Émilie

* Je me fais cette réflexion : Les êtres humains, comme tous êtres vivants, veulent être libres. Comment on peut être libre, c’est en faisant des choix.  C’est ce qui accroit ton sentiment de liberté et de pouvoir sur ta vie. Dire que c’est leur choix, c’est un mythe que j’ai envi qu’on déconstruise ensemble. Faire des choix dans la vie, c’est vraiment important. Ils ont le droit de choisir ce qu’ils veulent manger. Parfois, on voit des préjugés parce que le public offre de la nourriture à une personne sur la rue et celle-ci refuse, mais elle a le droit de ne pas aimer cela ou de ne pas vouloir manger cela en ce moment. C’est comme si elle n’avait pas le droit de ne pas aimer ça. « Tu es dans la rue, tu as faim, mange ce que je te donne. » Ou encore, je ne te donne pas de l’argent parce que je ne sais pas ce que tu vas faire avec. On est dans la logique : « Comme tu es incapable de choisir, je vais choisir pour toi. » Ce n’est pas la bonne manière d’aider. Sans rien offrir, il faut prendre le temps de leur demander ce qu’ils veulent. C’est correct de vouloir vivre en marge de la société, mais personne ne veut crever de faim ou avoir froid, être humilié et perdre sa dignité. Quand je travaillais en itinérance, les moindres micros choix que les gens peuvent faire, c’est tant mieux. Par exemple, lorsqu’on donnait des vêtements, c’est important de les laisser choisir. Cela peut sembler bizarre, mais le simple fait de choisir une paire de bas, c’est lui permettre de s’exprimer. Sophie Tremblay

Souvent de n’avoir aucun choix dans toutes les libertés acquises et les droits fondamentaux dont nous devrions tous et toutes bénéficier, ça épuise quelqu’un. Quand je croise une personne qui se désorganise et qui est en crise, et que je sais ce qu’il a vécu dans les jours précédents, parfois je me dis que moi aussi je me désorganiserais si j’avais vécu la même chose. Par exemple, recevoir une contravention de 223$ après avoir dormi sous la pluie. Trop peu de personnes sont au courant des règlements municipaux, ils sont particuliers et ciblent clairement des populations et des groupes. Comme société, on accepte aussi cela. En ce moment, je suis sur une table de concertation où l’on réfléchit aux règlements municipaux avec l’organisme Droit de cité. C’est inconcevable pour moi, que depuis plusieurs décennies, on applique des règlements qui endettent de plusieurs dizaines de milliers de dollars des gens qui vivent en situation d’itinérance. Avec les impayés, les amendes augmentent de manière exponentielle pour des gens incapables de les payer. Alors à quoi bon ? Par exemple, il y a un règlement qui interdit de mettre un sac à dos sur un banc de parc à côté de soi. Moi, je fais cela constamment, jamais un policier n’est venu me parler de cela. C’est clair que certaines personnes sont visées par ces règlements. Émilie

* Je sais qu’il y a des personnes qui campent au Parc de l’université.

* Ça a été démantelé hier.

* Est-ce que cela arrive que ces gens s’entraident en formant des petits groupes ?

Oui, j’appelle ça des réseaux de solidarité.

* Cela se forme naturellement.

* Si nous étions toutes les deux à la rue, on essaierait de se mettre ensemble. C’est d’autant plus vrai quand on vit quelque chose de difficile. L’inverse aussi existe et il peut y avoir de super gros conflits entre eux. Ils vivent tellement proche les uns des autres. Sophie

Avant tous les besoins utilitaires que chaque être humain éprouve, il faut établir un lien basé sur la reconnaissance de l’autre. Les gens qui vivent dans la rue sont peu considérés et ils ont une faible estime d’eux-mêmes. Alors le simple fait d’aller à leur rencontre pour leur demander s’ils ont besoin d’aide, sous quelle forme, aujourd’hui, c’est déjà ouvrir la porte à : « Je ne crois pas que tu es seulement un être avec des besoins primaires, mais aussi une personne que je reconnais avec une humanité et une tête sur les épaules, avec des besoins de reconnaissance, d’affection et de chaleur humaine. » Après, je crois que l’ouverture va se faire et on pourra demander à la personne ce qu’elle souhaite. Parfois, il se peut qu’ils refusent des vêtements alors qu’il fait très froid, c’est à nous de faire le bout de chemin mental et se dire, je ne comprends pas tel ou tel comportement, mais j’accepte que je ne suis pas obligée de tout comprendre. Ce sont des gens avec autant de complexités et de nuances que quiconque. Je pense qu’on peut toujours s’introduire, initier un contact, un regard, un « Comment ça va ? Moi, je m’appelle Émilie. » Prendre la peine de se présenter aussi. Émilie

Personnellement, je trouve que tout le système d’offre de services et de ressources tend à nous désolidariser dans son mode de fonctionnement. Avoir des amis n’est pas encouragé dans aucune ressource, rassembler les gens n’est pas encouragé dans aucun espace public. Bien au contraire, on tente de diviser les gens parce que cela fait peur. Parfois, c’est nous-mêmes qui avons cette réaction. Par exemple, j’allais entrer chez-nous et il y avait quatre personnes devant la porte. Si ce sont quatre personnes avec une apparence différente, je me braque, mais c’est humain, c’est normal de ressentir de la peur devant l’inconnu.  Une image avec laquelle nous ne sommes pas habitués et qu’on nous a conditionnés à appréhender comme un danger imminent. Aussi, les règlements qui existent à l’intérieur des ressources. Savez vous qu’on ne peut pas être en couple dans une ressource d’hébergement. Jamais on ne vous offrira une chambre pour deux. Ne pensez même pas à la colocation pour avoir accès à des logements subventionnés.  Ce sont des choses qui n’existent pas. Tout a été conçu pour les individus, dans des besoins systémiques de contrôle et de restriction. Imaginez quelqu’un qui a 45 ans et on lui dit à quelle heure il doit se lever et se coucher. S’il ne respecte pas le 20 h 30 du couvre-feu, il ne peut plus dormir dans cette ressource. Émilie

Il doit refaire tout le processus pour avoir accès à son lit. Le matin, tu manges tes toasts et tu bois ton café, le midi, tu manges ce qui est inscrit au menu. Je comprends pourquoi les organismes fonctionnent comme cela parce qu’ils gèrent des masses de personnes, mais cela ne vise pas à te faire atteindre un mieux-être et une qualité de vie intéressante qui pourrait te propulser ailleurs dans une reprise en main, à te faire réfléchir autrement à tes aspirations. Au lieu de cela, on épuise les gens, on les contraint, donc nous avons des personnes qui vivent leurs émotions dans l’espace public. Comme la plupart d’entre nous, nous pouvons vivre nos émotions: chanter, crier et pleurer, dans notre appartement. On ne va pas m’envoyer la police, ou on n’aura pas peur de moi à cause que je pleure. Mais quelqu’un assis sur un banc qui crie et qui pleure,  cela ne suscite pas la même réaction que quelqu’un qui le ferait chez lui. Alors, il y a des chose qu’on n’accepte pas socialement dans l’espace public et pour lesquelles on met de la pression à la municipalité et à l’État pour qu’ils soient répressifs dans la façon dont ils doivent répondre aux personnes qui dévient de nos conventions et de notre contrat social. Émilie

* Tout à l’heure, tu parlais de peur face à ces gens, je suis une personne handicapée alors comme je ne les connais pas, je ne sais pas s’ils peuvent avoir un comportement agressif envers moi. C’est pourquoi on peut être hésitant à leur demander ce qu’ils font là ? Nous avons eu une personne itinérante qui s’est installé clandestinement dans notre résidence. Nous avons dû appeler la police pour lui demander de partir.  Elle est restée là plusieurs jours avant qu’on ne constate sa présence. Il y a toute sorte de situation qui fait en sorte que ce n’est pas toujours facile de bien gérer et d’être dans l’ouverture. Éric Lapointe

Tu as raison, ce n’est pas toujours l’option la plus évidente. Pour ce qui est des amendes impayées, cela donne un mauvais rapport de crédit pour ceux ou celles qui voudraient se louer un appartement. Pourquoi ils ne trouvent pas un travail ?, mais avant il doit avoir une adresse. Qui plus est, il faut que les appartements correspondent aux besoins de personnes qui ont peut-être vécues des années dans la rue et qui ont développé des problèmes de claustrophobie lorsqu’elles sont enfermées dans un petit appartement. Cela nécessite un accompagnement pour certaines personnes avant de pouvoir réintégrer la sphère du social. Certains dorment sur le balcon pendant plusieurs mois. C’est tout un réapprentissage pour les personnes qui ont vécu plusieurs années dans la rue. Changer des habitudes de vie, cela ne se fait pas du jour au lendemain. Aussi, lorsqu’on ne se sent pas bien, est-ce qu’on demande aussitôt de l’aide ? Souvent, on le garde pour soi jusqu’à ce que cela nous explose au visage. Quand je me sens mal, mon réflexe ce n’est pas d’aller demander du soutien à quelqu’un. Ce n’est pas non plus ce qui est encouragé dans notre société, d’aller chercher du soutien lorsqu’on vit une difficulté. Ben non, on est sensé se débrouiller tout seul. Dans ce que nous disons, il y a des éléments qui démontrent que nous n’avons pas tous les mêmes seuils de tolérance. Ceci pour des raisons souvent très personnelles, hommes ou femmes, âge, handicap, condition physique, etc.  Émilie

On revient à la notion sur l’affiche de la soirée sur les principes, les peurs et les préjugés, souvent la façon dont on agit par rapport à une situation est beaucoup plus révélatrice par rapport à nous-mêmes, à nos besoins, à nos modes de fonctionnement et à nos motivations. Parce que quelqu’un qui souhaite ardemment aider une personne, qu’elle soit ou pas dans le besoin ou la précarité, c’est plus révélateur sur son besoin d’être mise à contribution et d’avoir fait une différence dans la vie de quelqu’un et ce n’est pas mal. Ce qui est important, c’est de ne pas penser qu’on ne fait pas partie de l’équation et que nos motivations n’ont rien à voir dans celle-ci. Au contraire, souvent les façons dont on réagit sont intimement basées sur nos propres trajectoires de vie, notre propre bagage, nos propres valeurs et ce qui nous constitue comme personne. C’est pour cela que parfois, une personne peut arriver devant une porte où cinq personnes sont rassemblées et que son réflexe soit d’appeler le 911. Cela correspond peut-être à un sentiment d’insécurité. Est-ce que ces appréhensions sont fondées ? Mais cela ne veut pas dire qu’il ne faille pas tenir compte des facteurs liés à nos émotions ou à nos expériences antérieures. Si je vous parle de consommation et d’enjeux de santé mentale, la majorité des gens vont considérer que ce sont des gens plus dangereux. Est-ce que vous croyez que c’est factuellement supporté ?  Émilie

* Moi, j’ai lu que des personnes psychotiques sont plus à risque de subir de la violence. Dans la rue, il y a une culture de rue qu’on ne connait pas nécessairement. Certains se font remettre à leur place parce qu’ils dérangent même les autres personnes qui vivent dans la rue. Ce sont souvent les gens plus vulnérables qui vivent de la violence. Ce n’est pas parce que quelqu’un crie dans la rue qu’il est dangereux et qu’il va m’attaquer. Sophie

Selon un rapport de l’Observatoire des profilages sur la judiciarisation des personnes en situation d’itinérance, les personnes en situation d’itinérance qui ne représentent que moins de 1% de la population, reçoivent plus de 30% des constats d’infraction. Émilie

https://www.observatoiredesprofilages.ca/judiciarisation-de-litinerance-a-quebec/

* Est-ce que les personnes en situation d’itinérance fréquentent les commerces ?

Tout à fait, les commerçants sont d’abord venus nous voir pour éloigner ces personnes, mais je leur ai fait comprendre que ce sont de très bons clients réguliers qui viennent prendre leur café à chaque jour. J’encourage les commerçants à les référer vers les ressources disponibles dans le quartier s’ils veulent se réchauffer. Il n’y a personne qui vient dans un commerce en pensant que c’est correct de ne pas consommer. Tous les gens que je connais qui vont se réfugier dans les commerces, savent très bien que malheureusement ils ne sont pas les bienvenus. C’est vraiment une stratégie de survie en l’absence de tout autre espace accessible pour être accueilli. Les gens n’ont pas tous accès aux espaces publics intérieurs de par le fait que, tout dépendant du seuil d’accessibilité, ce n’est pas pareil d’un endroit à l’autre. Si tu as un animal par exemple, tu ne peux pas entrer partout. Émilie

Si tu te promènes avec une tonne de bagage, tu ne peux pas entrer partout, si tu es désorganisé, tu n’es pas bienvenu partout, si ton pire ennemi est dans cette place, tu n’es pas bienvenu non plus. Il y a plein de notions qui font que des gens se retrouvent dans des lieux  qui devraient être ouverts à tout le monde, mais qui ne le sont pas nécessairement. Ce qui est intéressant, c’est pourquoi les personnes en situation d’itinérance suscite une réaction si forte lorsqu’elles sont dans l’espace public ? Pourquoi ne peuvent-elles pas y être comme quiconque? C’est comme si on associe les personnes en situation de difficulté comme des problèmes qu’il faut diriger à quelque part, comme si on avait un diagramme Excel pour caser les personnes, comme si les gens n’étaient que le cumul de leurs diagnostics de santé mentale ou de leur situation résidentielle. On ne considère plus les gens comme des êtres pluridimensionnels avec une opinion, des besoins propres, des spécificités, des singularités. Quelqu’un qui souffre, s’il se retrouve à la brûlerie plutôt qu’au centre de jour de l’Auberivière, je pense que c’est choix soit dans l’absence d’alternatives, ou parce que cela ne lui tente pas nécessairement de se faire intervenir. Ce n’est pas tout le monde qui vit des enjeux psychosociaux, pour qui le besoin dans le ici maintenant est qu’un intervenant formé aille lui dire : Est-ce que je peux t’offrir de l’écoute ? (rire)

Pour moi, la richesse du quartier, c’est que tous les espaces peuvent être des lieux où on laisse les gens vivre. À la bibliothèque, il y a de plus en plus de personnes désaffiliées, alors cela prend un intervenant pour intervenir sur eux. Émilie

* Mais encore là, c’est aussi pour appliquer un règlement.

Absolument, pour moi, la solution c’est de respecter le rythme des gens et d’avoir des personnes avec des compétences  et de bonnes capacités relationnelles qui tissent des liens sur le long terme avec ceux-ci. Je ne suis pas travailleuse de rue, mais j’applique une éthique de travail similaire dans la façon dont je m’introduis dans le milieu. Dans le « ici maintenant », je crois qu’il n’existe aucune bonne intervention et bonne solution parce que l’enjeu n’est pas dans le « ici maintenant », à moins d’être dans une notion de : « Il dérange, on réagit. » « Il m’irrite, donc on doit l’exclure. »  « On doit le chasser puisque ce n’est pas comme cela qu’on se comporte dans tel lieu. »

Si ce sont des causes structurelles qui font en sorte que des gens perdent pied et vivent de la désaffiliation sociale, pourquoi on réagirait sur les stratégies de survie qu’elles déploient pour se préserver? L’intervention, cela devrait être des logements abordables, des logements sociaux, un revenu minimum garanti, dès la maternelle, être sensibilisé à la présence de personnes différentes de nous dans la société. En fait, s’il y a des cas qui sont plus graves que cela, il ne faut pas oublier que c’est nous comme société qui les avons créés. Je pense que si quelqu’un crie à l’aide, nous devons lui tendre la main. S’il ne crie pas à l’aide et que c’est nous qui lui faisons porter le poids de nos intentions, c’est une potentielle dérive. Il y a des intervenants dont c’est le travail de recadrer le monde qui n’entre pas dans le moule. Ceux et celles dont le mandat est d’accompagner les gens vers un mode de vie plus normé, vivent énormément d’échecs parce que ce n’est pas possible d’accompagner quelqu’un qui n’est pas volontaire pour entamer des démarches.

* À ce moment, il y a une coercition qui s’exerce ?

Exacte, parce qu’on s’oblige souvent à vivre à l’intérieur d’un dilemme: « Soit l’intervenant intervient et il gère la personne, sinon on est obligé d’appeler la police. » Moi, je ne crois pas que nous soyons obligés de vivre à l’intérieur de tels paramètres. Je pense qu’il existe une porte de sortie qui consiste à travailler notre patience et à accepter que la passivité n’est pas de l’inaction, mais d’apprendre à respecter le rythme des gens. C’est gagnant pour toutes les parties concernées, prendre soin des personnes les plus vulnérables bénéficie même aux plus riches. C’est en quelque sorte réapprendre ce que signifie réellement le vivre ensemble et cohabiter les uns avec les autres. Il faut sortir du schéma : Action-réaction afin de mettre fin à tous les comportements qui me rendent potentiellement inconfortables. C’est dure! Ce n’est pas facile et ce n’est pas naturel, ce n’est pas un réflexe pour personne. C’est à la fois un travail individuel et collectif.

* Est-ce qu’il arrive que tu te retrouves devant des personnes pour lesquelles il n’y a pas de solution ? Des situations où vos ressources ne sont pas adéquates pour les aider ?

Moi je n’offre aucun service aux gens que je côtoie, donc je ne peux pas exclure personne parce qu’il n’y a pas de critères d’admissibilité pour être en lien avec moi. Je mets mes limites par rapport à ce que j’accepte comme commentaires, mais les ressources d’aide ont énormément de critères d’admissibilité. Beaucoup de personnes n’y correspondent pas et vivent une interruption de service. Est-ce que notre perspective est de s’adapter aux réalités des personnes que l’on tente d’aider ou bien ce sont elles qui doivent se conformer aux règlements pour accéder à nos services ? Il y a toujours cette tension qui existe.

* Tu as une excellente analyse et cela parait que tu réfléchis beaucoup sur tes pratiques et tes rencontres.

C’est possible parce que les gens me laissent entrer dans leur intimité et leur réalité. Cela me permet de comprendre le pourquoi du comment. Je dis les gens, mais je parle de tout le monde: les commerçants, les familles, même les gens qui sont moins dans l’ouverture et l’accueil. Avoir l’opportunité de les côtoyer me fait comprendre où résident les zones d’ombre et de tension pour y inscrire les réalités des personnes désaffiliées que je côtoie. Je vois exactement où le nœud est, où ça chauffe et souvent ce n’est pas vraiment en lien avec l’itinérance. C’est comme si nous avions une lecture très superficielle des choses, mais le vrai bobo se situe deux kilomètres en-dessous de la surface. Il faut creuser individuellement pour être dans l’accueil et l’ouverture tout en identifiant les causes structurelles qui nourrissent ou mettent en place les mécanismes d’exclusion.

* Il y a deux pièges à éviter, la condescendance et la complaisance. La condescendance c’est prendre les gens de haut et l’humiliation est la pire chose qu’on peut infliger à quelqu’un. Tout le monde a envie d’être reconnu comme un être humain et l’humiliation amène beaucoup de désordre et de violence.  Pour faire ton métier, cela prend beaucoup d’amour.

Souvent, on se met des attentes tellement élevées qu’on doit devenir des intervenants parfaits. À la base, il s’agit de reconnaître l’autre comme personne qui est aussi porteuse de droits et de responsabilités. Il ne faut pas se situer au-dessus d’elle, ni en-dessous non plus. Émilie

Une rencontre comme ce soir ne pourrait pas se faire avec n’importe quel groupe de citoyens du quartier. Plusieurs sont usés et sont dans l’armement de leur personne pour répondre à leur sentiment d’insécurité. Dans plusieurs édifices, certains se procurent des armes parce qu’ils ont peur en raison des personnes en situation d’itinérance qui dorment dans les corridors. C’est leur façon de réagir. Il n’y a pas encore eu de drame, mais cela augure mal. J’entends des histoires très préoccupantes qui m’annoncent un avenir difficile. Je ne suis pas dans l’espoir même si je trouve qu’il y a une beauté dans la diversité et dans le fait que nous soyons dans un quartier mixte. Pour moi, c’est une richesse, mais je vois que les enjeux vont en s’intensifiant et que les défis s’accroissent parce que nous ne sommes pas en mesure de nous situer à la même hauteur que les défis sociaux qui auront toujours cinq ans d’avance sur nous, nos services et nos ressources et notre accueil. Émilie

* À mes yeux, c’est important d’avoir des thèmes lors de nos soirées mensuelles en lien avec ce qui se passe à Québec dans les quartiers centraux. Aussi l’itinérance est plus présente que jamais dans de nombreuses villes au Québec qui ne connaissaient pas ce phénomène auparavant.

Cela devient un thème important parce que l’itinérance est visible dans l’espace public. Émilie

Nous te remercions infiniment Émilie Leclerc, agente de mixité à Engrenage, pour cette leçon sur les réalités propres au quartier St-Roch. Yves

Propos reportés par Yves Carrier

Nuit des sans-abris, octobre 2019

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