Bonjour, je m’appelle Vanessa Irakiza et je suis responsable du projet Femmes immigrantes solidaires du CAPMO avec Carole Babet et Hou Mou Guiro. Nous avons une page Facebook.
Mes pronoms sont : elle/she/ella. C’est une pratique courante maintenant de dire les pronoms auxquels on s’identifie. C’est plus facile pour des personnes qui, par exemple, ne s’identifient pas comme cis-genre de pouvoir partager leur pronom.
Qu’est-ce que cela veut dire cis-genre?
Le genre qui m’a été assigné à la naissance correspond au genre auquel je m’identifie en ce moment. Certains, en grandissant, dès qu’ils sont capables de comprendre le genre, ressentent qu’ils ne s’identifient pas au sexe qui leur a été attribué. Cis-genre serait le contraire de transgenre.
Je vais commencer par une reconnaissance territoriale et un appel à la mobilisation. Après cela, je vais vous parler de la positionnalité et du contexte de la présentation. Puis je vais faire une brève mise en contexte avec les courants de pensée traditionnelle du féminisme noire. Ensuite, je vais aborder la question de savoir : Est-ce que la pensée féministe noire est forcément radicale? Et je vous parlerai de la déclaration de Combahee River Collective. Je vais terminer avec les éléments clés du féminisme noir.
Le lieu où nous sommes réunis ce soir, le Carrefour Cardijn, se situe sur les territoires ancestraux des nations huronne-wendat, Innue, Atikamekw et Abénakis. C’est la déclaration de reconnaissance territoriale de Michèle Audette, sur le site de l’Université Laval. Je reconnais, qu’en étant sur ce territoire, je bénéficie du legs colonial du Québec et du Canada.
Et je reconnais que même en tant qu’immigrante, j’ai la responsabilité d’appuyer tous les peuples qui résistent au colonialisme et à leurs conséquences. Je vous encourage à essayer d’en apprendre plus sur l’histoire de ces territoires en relation avec la présence des peuples autochtones et à les soutenir ici comme ailleurs.
Ce dernier paragraphe est inspiré de la déclaration du Forum jeunesse Afro-québécois, un organisme pour lequel je travaille, dans le cadre du Festival d’arts afro-québécois. Souvent il ne suffit pas de mentionner la reconnaissance territoriale, il est aussi important de se mettre en action. En ce sens, je me suis engagée dans le cadre du projet Femmes immigrantes solidaires à réaliser une activité éducative pour aller à la rencontre des Premières Nations, d’ici ou d’ailleurs. Alors, la reconnaissance ne suffit pas, il faut aussi faire quelque chose, toujours dans une perspective de conscientisation et d’éducation populaire.
Positionnalité
La positionnalité ou le point de vue situé est une pratique que j’ai commencée à appliquer dans le cadre de mes études féministes et quand je navigue dans des endroits féministes. Le point de vue situé consiste à dire d’où est-ce que nous parlons parce que notre position sociale ou nos idéaux politiques, notre intérêt ou désintérêt pour une cause, vont influencer notre regard sur les choses et comment on les interprète. Cela permet aussi de prendre en compte les relations de pouvoir dans un espace. C’est vraiment important à mes yeux de parler en reconnaissant où je me situe par rapport à un sujet ou à un enjeu. Ceci ne couvre pas tous les aspects de mon identité, mais ceux que je trouve pertinents et que je me sens à l’aise de partager avec vous.
Donc, je m’identifie comme une femme noire cis-genre, issue de l’Afrique de l’Est et centrale, immigrante avec un point d’interrogation parce que je suis arrivée ici à l’âge de 8 ou 9 ans. J’ai 29 ans, et il m’est très difficile de m’imaginer que je vais toujours être considérée comme immigrante. Ce n’est pas la définition avec laquelle j’ai le goût de m’identifier puisque cela fait 20 ans que j’habite à Québec. Je me définis davantage comme Afro-québécoise que comme immigrante dans la mesure que je reconnais que dans mon identité et mes valeurs, j’ai un héritage culturel qui provient d’Afrique, de ma famille et de ma culture burundaise, mais aussi de la culture québécoise. Je réclame aussi que je suis une personne de la Basse-Ville, j’adore particulièrement le quartier Limoilou. J’ai grandi dans une classe sociale basse ou moyenne, maintenant je suis de classe moyenne. Pour ce qui est de mon parcours professionnel, je travaille dans le communautaire, dans des projets en lien avec l’engagement des jeunes, particulièrement issus de l’immigration et afro-descendants. Je suis aussi animatrice pour le projet Femmes immigrantes solidaires depuis septembre 2023.
Nous sommes en février, le Mois de l’histoire des Noir.e.s, c’est un mois de commémoration de l’histoire et de l’expérience des personnes noires. C’est aussi pourquoi j’ai adopté une perspective historique dans la présentation qui suit. Je pense aussi qu’il est important d’inviter des personnes noires à faire des présentations en-dehors du Mois de l’Histoire des Noir.e.s.
Dans cette présentation, je vais beaucoup utiliser une perspective afro-américaine centrée. J’ai fait un baccalauréat en relations internationales et droit international, avec une concentration en Études féministes. Dans ce cadre, j’ai suivi un cours sur la pensée féministe noire. En général, dans le contexte académique, les textes théoriques auxquels nous avons accès sont principalement issus des États-Unis. Je pense qu’en tant que personne noire qui a grandi en Occident, je m’identifie beaucoup aux analyses et aux théories des femmes afro-américaines en général. En ce moment, je complète une maitrise en travail sociale à l’Université Laval.
Mise en contexte : les courants de pensées féministes traditionnels
Je voudrais aborder la question de la radicalité dans le titre de ma présentation. Les trois principaux courants que je vous présente ici ne sont pas les seuls courants qui existent.
– le féminisme libéral égalitaire
Il identifie les causes de l’oppression des femmes dans les lois, les politiques, les pratiques, les préjugés et les stéréotypes sexistes.
Ces causes peuvent être corrigées à l’intérieur du système actuel par des réformes juridiques, politiques, par une éducation non sexiste qui promeut l’égalité des droits (calqué sur les droits des hommes).
– le féminisme de tradition marxiste et socialiste
La principale cause de l’oppression est le système capitaliste.
La raison est qu’avec l’apparition de la propriété privée, la question de la transmission de l’héritage par la descendance a imposé la monogamie et a soumis les femmes au contrôle de leur mari et elles ont été reléguées aux travaux domestiques non rémunérés.
Il existe tout de même des traditions féministes marxistes qui ont essayé d’articuler l’oppression patriarcale avec celle du capitalisme.
– le féminisme radical
La cause de l’oppression se trouve dans le patriarcat.
On la dit radicale parce qu’elle s’intéresse à la racine de la subordination des femmes, soit le système patriarcal qui est un système de pouvoir, de domination et de contrôle (social, politique, culturel…).
Le féminisme radical cherche une transformation radicale de la société… le patriarcat étant présent dans toutes les structures de la société, les réformes ne suffisent pas.
Est-ce que la pensée féminisme noire est forcément radicale?
Cette question a émergé dans le cadre d’un de mes cours où nous devions identifier à quel courant de pensée féminisme on s’identifiait le plus et j’ai mentionné le féminisme noir radical.
La réponse de ma professeure a été : « Est-ce que tu dis cela parce que tu penses que le féminisme noir n’est pas radical ? » Cela m’a vraiment fait réfléchir. Cela m’a permis de retourner lire les textes qui parlent de la naissance du féminisme noir radical et aux femmes qui en sont à l’origine. On peut voir cela comme un mouvement d’intellectuelles de théories, voire de pratiques, qui est centré sur les droits des femmes noires. Mais cela peut rejoindre les mêmes manières de pensée du féminisme libéral si on ne s’intéresse pas vraiment aux causes et aux systèmes et qu’on ne s’intéresse qu’aux réformes.
Dans cette perspective, on va s’intéresser aux droits politiques ou juridiques des femmes noires. On va promouvoir une vision du féminisme qui va lutter contre le racisme ou le sexisme, mais d’une manière qui est libérale. Par exemple, les luttes pour les droits civiques aux États-Unis n’avaient rien de radicales. Ce sont des luttes qui visent l’égalité des droits à l’intérieur du système actuel qu’elles ne remettent pas en question. D’après ce que j’en sais, la pensée féministe noire est traditionnellement radicale au sens où elle va adopter une approche d’analyse structurelle du pouvoir et de la domination en s’intéressant à la racine même des structures d’oppression comme le fait le féminisme radicale, sauf qu’elle y ajoute tous les systèmes d’oppression présents dans la société.
Tout comme le féministe radical, le féminisme noir va adopter une approche d’analyse structurelle du pouvoir et de la domination… en s’intéressant à la racine même des sources d’oppression. Cependant, contrairement au féminisme radical, la source de l’oppression n’est pas le seul système patriarcal ou même le système capitaliste à l’instar des féministes marxistes, mais bien tous les systèmes d’oppression présents dans nos sociétés.
Naissance du féminisme noir
Il nait dans les années 1970 aux États-Unis. Il est centré sur l’expérience des femmes noires américaines qui vivent à l’intersection de plusieurs systèmes d’oppression. Il part du constat de l’existence du racisme et du sexisme au sein des mouvements féministes populaires (majoritairement blanc) et des mouvements de libération des personnes noires (droits civiques). Cette reconnaissance particulière du vécu des femmes noires à l’intersection de la race et du genre, n’est pas apparue dans les années 1970, d’autres femmes noires avaient déjà abordée cette question par le passé, notamment Sojourner Truth lors d’une convention des femmes états-uniennes en Ohio en 1851 où elle avait prononcé son célèbre discours: « Ne suis-je pas une femme? » qui pose la question de la place des femmes noires dans le mouvement féministe blanc.
Acte de naissance du féminisme noire : Déclaration de Combahee River Collective (avril 1977)
Six membres clés : Barbara Smith, Sharon Page Ritchie, Cheryl Clarke, Margo Okizawa Rey, Gloria Akasha Hull et Demita Frazie. Ce sont majoritairement des femmes noires lesbiennes afro-américaines issues des classes moyennes ou populaires.
Combahee River : Fait référence à une bataille qui a eu lieu au cours de la Guerre de sécession qui a permis de libérer 700 esclaves. Cette bataille a été conduite par une femme noire, Harriet Truman, en 1863.
Ce mouvement a d’abord été fondé comme une branche locale du National Black Feminist Organisation, puis il devient un collectif indépendant, notamment parce que les membres du Combahee River Collectif étaient critiques de la position féministe bourgeoise et du manque de position politique claire de la National Black Feminist Organization. Le Combahee River Collectif est actif de 1974 jusqu’à la fin des années 1970.
Déclaration de Combahee River
« Initialement, c’est une position combinant l’antiracisme et l’anti-sexisme qui nous a rassemblées, puis au fur et à mesure de notre développement politique, nous nous sommes attaquées à l’hétéro-sexisme et à l’oppression économique capitaliste. » (…)
« Nous avons conscience que la libération de tou.te.s les opprimé.e.s requiert la destruction des systèmes politico-économique capitalistes et impérialistes, aussi bien que du patriarcat. Nous sommes socialistes parce que nous pensons que le travail doit être organisé pour le bénéfice collectif des personnes qui réalisent le travail et créent les produits — et non pas pour les profits des patron.ne.s. Les ressources matérielles doivent être distribuées également entre les personnes qui créent ces ressources. Pourtant nous ne sommes pas convaincues qu’une révolution socialiste qui ne soit pas en même temps féministe et antiraciste, garantisse notre libération. » (…)
« La principale difficulté de notre travail politique, c’est que nous n’essayons pas seulement de combattre l’oppression sur un front ou même deux, mais au contraire que nous devons nous attaquer à un ensemble d’oppression. Nous n’avons pas de privilèges de race, de sexe, hétérosexuel, ou de classe, sur lesquels nous appuyer, ni le moindre accès aux ressources et au pouvoir qu’ont les groupes qui possèdent n’importe lequel de ces privilèges. »
Le collectif, formé de femmes lesbiennes, est contre l’idéologie du séparatisme lesbien. La raison pour laquelle elles trouvent cela important de le mentionner, c’est parce que cette pensée est réductrice en ce qui a trait aux différentes formes d’oppression qui ne sont pas que sexistes et patriarcales. Il existe aussi des oppressions entre femmes et comme femmes noires, il est important pour elles d’être solidaires avec d’autres groupes de la société qui vivent des formes d’oppression dont les hommes, les femmes et les enfants noirs, par exemple. Elles visent aussi l’abolition du système hétéro-sexiste.
Si on parle beaucoup d’identité dans le féminisme noire, on est toujours dans la construction sociale des identités. Donc, le fait d’être noir n’est pas une identité biologique, mais une construction sociale qui va impacter les relations sociales en général et comment je me situe ou je suis située par rapport aux autres dans la société. La race, le genre sont des constructions sociales et non pas des réalités biologiques.
Pour ce qui est des actions, elles ne sont pas nécessairement nommées, mais elles ne croient pas que la fin justifie les moyens. Elles reconnaissent que des moyens violents puissent avoir été utilisés pour atteindre des objectifs politiques corrects, mais ce n’est pas de cette manière qu’elles souhaitent lutter. Je tiens à dire qu’à cette époque, aux États-Unis, il y avait beaucoup de répression contre les militants et les militantes radicales, particulièrement celles provenant des communautés noires. Il est logique que dans un manifeste public, elles ne vont pas dire qu’elles veulent commettre des actes destructeurs envers les symboles du capitalisme et la propriété privée. En même temps, dans la société qu’elles rêvent de voir advenir, il est important pour elles de penser à des relations non hiérarchiques de pouvoir au sein des mouvements et des groupes, ainsi que de demeurer toujours critique à l’intérieur de leur mouvement sur la manière dont les relations de pouvoir se développent. Je pense que ce point d’autocritique provient du fait que c’est un féminisme qui vise une solidarité très large et ce n’est pas parce que tu subis des formes d’oppression que tu ne vas pas opprimer d’autres personnes, donc il faut toujours être autocritique par rapport à sa pratique et à celles de sa communauté.
« Nous savons que nous avons une tâche révolutionnaire bien précise à accomplir et nous sommes prêtes pour la vie entière au travail de lutte que nous avons devant nous. »
C’est très beau, mais en termes d’action, je ne sais pas cela que cela signifie ?
« La principale difficulté de notre travail politique, c’est que nous n’essayons pas de combattre l’oppression sur un front ou même deux, mais que nous devons nous attaquer à un ensemble d’oppression. »
C’est vraiment gros. Par exemple, si je ne suis pas une personne en situation de handicap, je dois quand même m’intéresser à cet enjeu et être solidaire de cette lutte. Même si je ne me sens pas concerné par un système qui défavorise les personnes en situation de handicap dans la société, c’est ma responsabilité de lutter contre les systèmes qui empêchent l’exercice des droits des personnes en situation de handicap. C’est un féminisme qui tend vers un universalisme, non pas selon le modèle français qui élimine les différences, mais un universalisme qui tente de travailler sur les différences afin que chaque personne puisse être libérée dans leur société peu importe où elles se situent ou les oppressions qu’elles subissent.
Les luttes qu’elles mènent comme collectif sont très liées à la survie. Pour le féminisme noir, il y a des luttes qui s’adressent à transformer les liens structuraux et d’autres qui concernent la survie. Elles sont engagées contre la stérilisation abusive des femmes noires aux États-Unis, pour le droit à l’avortement, pour les femmes victimes de violence conjugale, des campagnes contre le viol en général, toujours en tenant compte de l’expérience particulière des femmes noires. Elles vont organiser des ateliers sur le féminisme noir en général. Elles ont aussi organisé quelques occupations en lien avec la violence faite aux femmes. Leurs actions étaient bien reçues dans les communautés dans lesquelles elles s’engageaient.
Exemple, elles ont distribué des tracts d’autodéfense après qu’il y ait eu plusieurs meurtres de femmes noires dans une communauté à Boston. Même si c’était des femmes ouvertement lesbiennes, elles étaient quand même bien reçues dans les communautés parce qu’elles démontraient leur solidarité de manière effective par des actions qui concernaient la survie. C’étaient aussi des intellectuelles, la plupart ont complété par la suite un doctorat et elles ont vécu une ascension sociale suite à leurs années de militance.
Élément clé : l’Intersectionnalité
Théorie formalisée en 1989 par la juriste Kimberlé William Crenshaw.
C’est une analyse des enchevêtrements des systèmes d’oppression qui indique une non hiérarchisation de ceux-ci. La race, le genre, la classe : dominants dans les premières réflexions théoriques, mais désormais élargi à tous les systèmes de domination.
Cette analyse était présente depuis au moins un siècle avant d’être systématisée par Crenshaw. C’est à la fois une théorie et un système d’analyse. En tant qu’universitaire, j’aime bien voir l’Intersectionnalité comme un système d’analyse qui vise à mettre de l’avant les différentes formes d’oppression qui se renforcent à l’intersection. C’est souvent ce que vivent les personnes qui se trouvent à l’intersection de plusieurs formes d’oppression. Si je prends le problème du racisme et du sexisme, il y a des choses particulières que je vis en tant que femme noire qu’une femme blanche ne vivra pas ou qu’un homme noir ne vivra pas. C’est comme si en fait, deux systèmes d’oppression se superposent ou s’enchevêtrent. C’est une théorie qui vise à ne pas hiérarchiser les systèmes d’oppression. Pour cette théorie, le capitalisme ne constitue pas un système d’oppression plus important que le racisme ou le patriarcat.
Le validisme est lié à un handicap qui peut mener à certaines formes d’exclusion. On peut considérer qu’il est construit puisque nous vivons dans des sociétés qui exigent de fonctionner sans handicap. Il faut être valide pour y fonctionner et y occuper un emploi. Aussi appeler capacitisme, c’est un équivalent pour parler du système d’oppression des personnes vivant avec un handicap.
Éléments clés : centrer les marges
* Théorisé par bell hooks (1984) : De la marge au centre : Théorie féministe
* Centrer les personnes les plus à la marge (moins de pouvoir dans la société, souvent traversées par plusieurs systèmes d’oppression) dans nos mouvements de libération.
* Marge : perspective unique sur les systèmes d’oppression et les moyens de les défier.
Le féminisme noir radical a continué à se développer théoriquement au cours des années 1980 et 1990, jusqu’à maintenant.
Cette théorie consiste à recentrer les personnes à la marge de la société (exclues), au centre des préoccupations des mobilisations sociales. Ce sont souvent les personnes ayant le moins de pouvoir qui subissent plusieurs systèmes d’oppression. Il s’agit d’identifier quelles sont les personnes les plus marginalisées et comment elles pourraient être plus au centre de nos mouvements.
Pourquoi est-ce que c’est important ? Parce qu’elles ont une perspective unique sur les systèmes d’oppression et les moyens de les défier. Donc, il ne s’agit pas d’un militantisme d’élite, mais d’un militantisme qui essaie de recentrer les personnes à la marge. Je pense que c’est très courant dans la plupart des mouvements marxistes. Il s’agit de repenser nos modes d’organisation et de travail pour transformer nos outils de travail. Le fait de recentrer la marge signifie que celles et ceux qui occupent l’espace centrale doivent laisser la place. Il ne s’agit pas non plus d’être paternaliste. En tant que personnes qui bénéficient de certains privilèges et de certains rapports d’oppression dans la société, il faut laisser l’espace aux autres.
* Comme l’on fait les mouvements d’éducation populaire au Québec.
Oui, c’est cela.
Éléments clés : une révolution qui doit partir de la base
* Autonomisation et organisation des communautés marginalisées.
* Directement impliquées et en charge des luttes de libération et d’émancipation.
* Pas de dépendance aux structures qui maintiennent la domination et les hiérarchies de pouvoir: « Les outils du maitre ne démantèleront jamais la maison du maître. » (AudreLorde 1984).
Ces points soulignent que les communautés marginalisées doivent être autonomes pour qu’elles puissent se construire en tant qu’organisation capable de mener des luttes. Ce sont des processus du bas vers le haut.
Je travaille dans le secteur communautaire et je trouve que nous sommes très dépendants des sources de financement qui proviennent des gouvernements. Nous devons prendre garde à ce que cela ne nuise pas à notre capacité de nous organiser de manière autonome. Je suis d’avis que les gouvernements actuels dans les sociétés occidentales s’insèrent très bien dans les structures de pouvoir capitalistes, néolibérales, dans le racisme, le patriarcat et autres. Je ne sais pas jusqu’à quel point la dépendance que les organismes communautaires ont envers l’État ne nous nuit pas quant à notre capacité de créer des organisations et des structures, des communautés capables de s’organiser et de mener des luttes d’émancipation qui partent d’en bas?
* Il y a toujours l’obligation de tenir compte de ceux qui nous fournissent l’argent.
Donc, il faut faire attention de ne pas dépendre des structures qui maintiennent la domination et les hiérarchies de pouvoir.
* J’ai eu l’occasion de discuter avec des députés, mais ils sont aussi dépendants de nous parce que nous colmatons un trou béant dans la société qui existerait si nous n’étions pas là. Nous l’avons vu pendant la pandémie, c’est grâce aux organismes communautaires que bien des personnes en situation de détresse ont eu du support.
Mais est-ce qu’en colmatant les brèches, on n’empêche pas qu’émergent les problèmes à la surface pour que nous puissions les adresser de manière structurelle?
* Tous les financements de nos organismes proviennent d’une perception linéaire qui ne tient pas compte du terrain. Il y a des bobos, il faut les soigner, mais jamais en s’adressant aux causes des problèmes. Nos systèmes de santé et de services sociaux qui gèrent la pauvreté et le manque de logements, pallient à des problématiques, mais cela a pour effet de nous empêcher de percevoir l’ensemble et de voir comment le terrain est déséquilibré. Anciennement l’environnement s’appelait le traité des nuisances. Quand il était une cause de problèmes de santé publique ou qu’il n’était pas exploitable, l’environnement était perçu comme une nuisance. Je pense que cela provient d’une vision linéaire et causale, de cause à effet, parce qu’il faut savoir qu’avant la cause, il y a un déséquilibre dans le terrain. C’est là qu’il faut percevoir ce déséquilibre parce que la cause vient après. On veut traiter cette dernière sans percevoir l’ensemble du déséquilibre qu’il y a.
Éléments clés : libération collective et coalitions
* Audre Lorde : « Je ne suis pas libre tant qu’une seule femme est privée de liberté, même lorsque ses chaînes sont très différentes des miennes. Et je ne suis pas libre tant qu’une personne de couleur reste enchaînée. Ni aucun d’entre vous. » Audre Lorde, (1981) Audre Lorde, « The Uses of Anger: Women Responding to Racism ».
* Interconnexion des luttes, solidarité entre différents mouvement par des coalitions.
* « Les questions des femmes sont étroites, apolitiques. Les personnes (racisées) doivent affronter des « luttes plus larges » (Or), un mouvement engagé contre l’oppression sexuelle, raciale, économique et hétérosexuelle, opposé à l’impérialisme, à l’antisémitisme, à l’oppression qui frappe les personnes handicapées physiques, les personnes âgées, et les jeunes, et qui, en même temps, remet en question le militarisme et la destruction nucléaire imminente, est le contraire d’un mouvement étroit. (Barbara Smith, 2000 (1983): xxxii.)
C’est un féminisme qui veut être solidaire avec d’autres luttes qui ne sont pas issues des oppressions qu’elles subissent. S’il y a encore une personne opprimée dans la société, c’est que nous ne sommes pas encore dans une société révolutionnaire.
Pour aller plus loin
Barbara Smith: Combahee River Collective, Kitchen Table Press;
Angela Davis : Femmes, race et classe, Freedom is a constant struggle: Fergusson, Palestine, and the Foundations of a Movement;
bell hooks: Ne suis-je pas une femme: femmes noires et féminisme, De la marge au centre;
Audre Lorde, Patricia Hill Collins, Kimberlé Williams Crenshaw, Alice Walker…
Féministes chicanas : Gloria Anzaldua, Cherrie Moraga
Perspective féministe centrée sur la colonialité: Chandra Talpade Mohanty, Gavatri Chakravorty Spivak.
Discussion
* Je réfléchis beaucoup sur l’affirmation : « On ne détruira pas la maison du maître avec les outils du maitre. » Il y a quelques années, j’avais une certaine compréhension de cela qui, aujourd’hui, est complètement différente. Tu parlais de la pensée suprémaciste blanche, et on faisait le lien avec le gouvernement, moi je fais plutôt le lien avec nos pratiques organisationnelles dans le communautaire. Je me demandais si dans les outils que nous utilisons et nos façons de faire, est-ce que nous reproduisons des aspects de la pensée suprémaciste blanche ? Parce qu’en tant que majorité blanche nous sommes un groupe en position de domination.
C’est intéressant comme question. Moi, pour avoir travaillé dans le communautaire, j’ai de la misère à voir comment le communautaire s’adapte à l’intégration des personnes racisées en général ou des femmes racisées. Il y a un organisme à Montréal qui a créé un genre de scénario pour observer comment les femmes noires naviguent dans les organisations communautaires d’orientation féministe. Quand elles arrivent comme travailleuses dans l’organisation, les gens de l’organisation sont très contentes, parce qu’elles se disent qu’elles ont enfin quelqu’un qui va pouvoir les aider à démanteler nos pratiques racistes ou autres, mais cela finit par rencontrer une rigidité dans l’organisme par rapport à ce qui est proposé. Après cela, on reproche à la femme noire de nuire à l’ambiance de travail, il y a souvent des plaintes de harcèlement, puis elles finissent par partir en signant un accord de confidentialité. Cette organisation a réalisé que cela arrivait tellement aux femmes noires, qu’elle a réussi à le schématiser.
Si j’ai espoir qu’il y ait du changement, cela va d’abord commencer par le secteur communautaire parce qu’il y a une ouverture par rapport à la justice sociale et à des enjeux assez complexes et divers. Souvent, nous avons peur d’être inconfortables quand nous sommes dans des positions de pouvoir et même moi, cela m’arrive, et il faut accepter d’être inconfortables tout en étant à l’écoute. C’est pour cela que j’allais souligner qu’il faut être autocritique et réaliser que les relations de pouvoir changent d’un espace à l’autre. C’est important de s’y adapter et de s’entraider. En termes d’outils, je ne sais pas. Ici, au Carrefour Cardijn, je me suis dit que j’allais m’efforcer de rendre cet espace accessible au plus grand nombre de personnes immigrantes et racisées. Le CAPMO est un endroit incroyable parce que souvent des espaces comme ici, il n’est pas facile d’en trouver. Rendre certains espaces communautaires à certaines personnes qui ont moins les moyens, c’est une pratique qui est possible de mettre en place, mais c’est sûr qu’il faut avoir accès à une clé.
* J’ai l’impression que le fait de structurer ce qui se passe, de l’enseigner, de l’analyser, de le compartimenter, de le systématiser, au niveau universitaire, cela créé une stagnation. Les universitaires se parlent entre eux, mais fondamentalement, cela ne change pas grand-chose. Je ressens cela depuis le début de mon adolescence. J’ai été longtemps en dehors de la société, je ne voulais pas y embarquer, j’ai même refusé de faire des études universitaires à cause de cela. Par contre, quand j’ai découvert le secteur communautaire, j’ai réalisé qu’il y avait place pour la fête après les discussions. Le plaisir avait une place fondamentale pour que les gens se sentent partie prenante du processus et qu’ils passent à l’action.
L’idée des repas communautaires accessibles à tous et à toutes, des espaces de rencontre gratuits, c’est vraiment important aussi pour créer des solidarités. Après la pandémie, je trouve que cela manque des espaces de rencontre en dehors des maisons privés ou des lieux comme des bars ou des restaurants.
* Pourquoi est-ce que les personnes racisées ne fréquentent pas les organismes communautaires et que nous en voyons si peu dans nos groupes?
Je pense que cela dépend de plusieurs facteurs. Personnellement, je me sens plus à l’aise en général quand je suis en présence d’autres personnes noires dans la mesure que mon corps est moins alerte par rapport aux micro-agressions racistes qui peuvent se produire, même si parfois les gens ne s’aperçoivent même pas de la portée de ce qu’ils disent. Selon mon expérience, cela peut être raciste. Le racisme produit des conséquences psychologiques sur les individus, voire de génération en génération. C’est souvent imprimé en nous. Personnellement, je ne descends pas d’esclaves, ce qui est un héritage difficile à porter. Lorsque nous sommes plusieurs, je me dis que si je suis victime d’une parole raciste, au moins il y aura une autre personne qui va pouvoir comprendre ce que je vis, et peut-être qu’à deux ou à trois, nous aurons la force d’expliquer à la personne que ce qu’elle vient de dire est raciste et que cela nous fait sentir mal. Lorsque je suis seule, surtout lorsqu’il y a de grandes relations de pouvoir avec l’organisme ou la personne qui me fait subir du racisme, je vais avoir moins tendance à le dénoncer. C’est comme lorsqu’une femme se retrouve seule dans une salle remplie d’hommes, comment vous vous sentez ?
Je crois toujours qu’il est tout de même important de travailler sur la collectivité en général, une collectivité qui est pluriel et c’est pour cela que je suis là et que je continue de m’impliquer dans plein de choses parce que je crois qu’il est important d’être solidaire avec toutes les luttes. Donc, il se peut que j’assiste à des rencontres où je suis la seule personne noire. Comme j’ai grandi ici, c’est peut-être plus facile pour moi. Je me situe dans une perspective où j’ai envie d’investir des lieux, même si parfois je m’y retrouve seule.
* Au Brésil, la couleur de la peau correspond souvent à une classe sociale. Plus on est pauvre, plus on a le teint foncé et chez les classes dominantes, il y a très peu de personnes racisées.
* Ici c’est pareil, quand tu vas dans les centres pour les personnes âgées, tu t’aperçois que ceux et celles qui travaillent à la cuisine, qui font le ménage ou prodiguent les soins d’hygiène corporel, sont des personnes noires.
* C’est une réalité nouvelle.
Il faut aussi penser que ces types de rapports surviennent dans notre société sans qu’on s’en rende compte. Ce que je trouve intéressant en ce moment au Québec, c’est la racialisation des métiers liés aux soins. En général, comme dans les maisons d’hébergement, on trouve de plus en plus de femmes noires. Ma mère est préposée aux bénéficiaires, de même que ses amies, la majorité des femmes noires que je connais sont des préposées aux bénéficiaires et ce n’est pas un travail facile et ce n’est pas bien valorisé dans la société.
* Mais cela devrait l’être pourtant.
C’est certain que les conditions de rémunération se sont un peu améliorées avec la pandémie, mais cela reste qu’on ne devient pas riche en faisant cela. Maintenant que l’on retrouve de plus en plus de personnes racisées dans la société, il faut vraiment s’intéresser à comment ne pas reproduire des dynamiques raciales voire racialement genrées, autant dans les activités économiques que dans toutes les sphères. En ce moment, je suis d’avis que c’est ce qui est en train de produire. On peut dire la même chose pour ce qui est des travailleurs agricoles. Donc, ce sont les travails les moins valorisés dans la société où l’on retrouve ces travailleurs.
* Moi, j’ai travaillé dans le domaine de la sécurité et je me souviens que, systématiquement, ceux qui faisaient les horaires de nuit, c’était des hommes noirs.
Oui, c’est une pratique courante, même chose pour ce qui est de l’entretien ménager. De l’expérience que j’ai vue des gens autour de moi, quand tu es précaire financièrement, c’est très difficile de mettre ses limites, de dire je suis désolé, mais je refuse le chiffre de nuit. Tu as immigré ici, peut-être sans rien, à 30 ou 40 ans, tes diplômes ne sont pas reconnus, tu es parent, alors c’est plus difficile pour toi de juste refuser certaines conditions de travail. Il y a aussi un manque de connaissance de ses droits et peut-être un manque de solidarité et de réflexion dans le milieu de travail, voire dans le milieu syndical. On m’a rapporté que dans les milieux de soin, il y a des femmes noires qui ont l’impression qu’on les met systématique sur les étages les plus difficiles pour des tâches qui exigent de plus grands efforts physiques, où elles peuvent se faire insulter, même frapper. On doit se questionner dans la société parce que, en ce moment, je suis d’avis que cela ne devrait pas fonctionner comme ça.
* On parle de racisme structurel qu’on retrouve dans les soins de santé de longue durée, qu’est-ce qui fait que ce sont des conditions de travail difficiles ? Je sais que pendant la pandémie, le fait qu’il y ait eu davantage de femmes racisées dans les postes de soin, les mettaient à risque pour leur santé et leur vie. Aussi, on constate que dans les résidences pour personnes âgées, c’est une génération qui a été socialisée avec du racisme. Donc cela veut dire que ce sont des postes qui placent les travailleurs racisés dans une position où ils reçoivent à répétition des micro-agressions. Cela me fait penser que lorsqu’on travaillait avec des parents étudiants à l’université, on se rendait compte qu’il y avait une forme de racisme institutionnalisé envers les étudiants et les étudiantes qui provenaient de certains pays. Ainsi, les étudiants blancs avaient facilement accès à des postes d’auxiliaire de recherche qui s’inscrit très bien dans un c.v., tandis que les étudiant.e.s en provenance du Sud global se retrouvaient à travailler à la cafétéria ou à faire de l’entretien ménager. C’est à la fois structurel et collectif, mais cela a aussi des impacts individuels.
Même dans les travaux d’équipe, aussitôt que tu as un nom à consonance étrangère, tu as de la difficulté à te trouver des partenaires. Avant cela, tout au long de ma scolarité, je n’avais jamais eu de difficultés à trouver des personnes avec qui faire des travaux d’équipe. Je n’ai pas eu ce genre de difficulté à l’UQAM, mais l’Université Laval, j’ai trouvé cela vraiment dure.
* Concrètement, il y a des gens très diplômés qui arrivent ici. Il y a des préposés aux bénéficiaires qui sont médecins. Plusieurs sentent qu’ils ont été floués par les autorités canadiennes et québécoises qui leur ont menti lors de leur recrutement. « Ce qu’ils veulent de nous, c’est du cheap labor. » Ils se sentaient trahis. Je les comprends, même les associations professionnelles sont racistes, c’est fait pour protéger les privilèges des personnes qui sont ici et qui ont été formés ici. Il existe plein de barrières et je trouve que c’est une structure raciste. Je me demande si la façon de gérer la main-d’œuvre n’est pas voulue par les gouvernements.
Même dans le fait de favoriser les permis de travail temporaires fermés, qui deviennent parfois une forme d’esclavage moderne, cela en dit long sur comment on considère les personnes issues de l’immigration dans la société québécoise.
* Le gouvernement du Québec dit ouvertement : On va combler les besoins du marché du travail, sans leur accorder la résidence permanente. On se fout des gens qu’on voit comme des numéros. On ne voit pas que ce sont des gens qui ont un avenir et qui veulent se construire une vie, comme tout être humain aspire pour avoir une certaine stabilité.
* Pour revenir à la pensée féministe noire radicale, je me demandais si on retrouve au Québec des collectifs dont on pourrait surveiller les publications ou soutenir ce genre d’initiatives ?
Il y a le Collectif Harambec à l’université Concordia à Montréal qui publie des choses intéressantes.
Il y a le Collectif 1629 qui essaie de faire des choses à Québec, même s’il est difficile de mobiliser les gens en général. C’est un collectif antiraciste animé par des personnes noires, dont les activités sont pour les personnes noires.
* Je voudrais remercier Vanessa pour cette belle présentation.
Propos rapportés par Yves Carrier