Ce soir, nous recevons Justice Rutikara, cinéaste d’origine rwandaise qui a grandi à Québec dans le quartier Limoilou.
Bonsoir, je m’appelle Justice Rutikara et j’ai réalisé quelques films dont : « La cité des autres ». Je suis né au Rwanda, mes parents ont quitté le pays lorsque j’avais six mois au moment du génocide et de la guerre civile. Avec mes parents et mon frère, nous avons passé quatre ans au Kenya. Ensuite, nous sommes venus à Québec pour nous retrouver aux appartements Saint-Pie-X qui est le plus grand projet de HLM, d’habitation à loyer modique, qui est situé au fin fond de Limoilou, dans le secteur de Maizeret. J’y ai passé une dizaine d’années, la majeure partie de mon enfance. Puis nous avons déménagé à quelques rues de là, où j’ai vécu mon adolescence. J’ai toujours gardé contact avec amis qui habitaient à Saint-Pie-X. C’était notre lieu d’appartenance à Québec. C’est un secteur où habitent beaucoup de familles immigrantes, des réfugiés de guerre, dont la majorité est d’origine africaine. C’est un secteur assez multiculturel qui n’est pas très représentatif de la population du reste de la ville de Québec. C’est pour cela qu’on se sentait mieux de s’y retrouver entre nous, mais c’est un endroit qui est plus complexe que cela. En nombre de personnes, il y a plus de familles migrantes, mais en termes du nombre d’adresses, ce sont plus des Québécois d’origine. Il y a différentes enjeux dus au fait que les personnes s’y retrouvent pour différentes raisons.
Pour mes études collégiales et universitaires, je me suis intéressé à l’univers des sciences sociales, aux sciences politiques et aux études internationales. Justice
À la fin de mon adolescence, j’ai commencé à m’intéresser à une carrière d’acteur. Vers 16 et 17 ans, je me suis retrouvé dans une agence d’acteurs à travers une école de théâtre présente à Québec. C’est ainsi que j’ai eu mes premiers contrats dans le cinéma et cela m’a beaucoup plu parce que mon objectif était de me retrouver dans des histoires cinématographiques. Je trouve que le cinéma est un médium très puissant pour se comprendre en tant qu’être humain, se raconter des histoires et comprendre les autres. J’étais fasciné par la magie, la grandeur du cinéma et la complexité de l’art cinématographique et je voulais absolument me retrouver dans ces histoires. C’est pour cela que je voulais être comédien, mais je pensais aussi à la conception. J’ai la parole facile et j’aime raconter des histoires, qu’il s’agisse de moi ou d’autres personnes. J’ai un côté conteur très fort en moi. Dès mon enfance, je réalisais des bandes-dessinées où je me retrouvais dans l’histoire en y incluant mes amis. Je concevais des univers qui associaient images et narration. Plus tard, quand je suis devenu comédien, j’ai été chanceux d’avoir des contrats dès la première année, à Québec et à Montréal, des premiers, deuxièmes ou troisièmes rôles. Toutefois, on ne retrouve pas à Québec une industrie du cinéma comme è Montréal. Alors, il y a des vagues de productions et j’ai eu la chance de débuter ma carrière sur le haut d’une vague.
L’année suivante, il n’y en avait plus vraiment, et c’est pour cette raison que j’ai décidé de déménager à Montréal pour me retrouver au centre de l’action et avoir une meilleure accessibilité au milieu cinématographique. Entre temps, je ne me sentais pas encore à l’aise d’étudier l’art dramatique parce que je ne connaissais pas beaucoup de monde dans mon entourage qui le faisait, ni ne voyait personne qui en vivait. Les rôles qu’on m’attribuait étaient souvent caricaturaux et exagérés. Au début, je pensais que le monde était fait comme cela, alors je ne posais pas de question. Les rôles qu’on me proposait étaient souvent liés à la criminalité. De toute façon, je n’étais pas en position pour discuter ce qu’on m’offrait. Évidemment, mon sens critique s’est aiguisé avec mes études. Une fois à l’université, où j’ai décidé de poursuivre un baccalauréat en Études internationales, j’ai découvert Montréal d’une autre façon. Ce que je connaissais de cette ville était ce que je voyais à la télévision et au cinéma québécois et c’était très homogène en fait. Je pensais que Montréal était une ville comme Québec, avec une majorité de ce qui était représentatif de ce qu’on décrivait comme étant citoyens québécois.
Une fois à Montréal, je me suis rendu compte que c’était beaucoup plus diversifié que ce je connaissais de mon expérience à Québec. J’ai réalisé qu’il y avait du monde partout et tout le temps. La première chose que je me suis dit en constatant cela à ma première journée d’université, c’est que Radio-Canada m’avait menti. Alors j’ai boycotté cette station pendant quelques années. J’avais remarqué qu’il y avait un grand problème de représentativité dans les médias québécois, au cinéma et à la télévision. J’ai commencé à analyser ce fait et à essayer de comprendre pourquoi c’était comme cela. Il existait de nombreux préjugés à l’endroit des minorités qui n’étaient pas d’origine canadienne-française. Même dans l’industrie du cinéma qui était basée à Montréal, la métropole multiculturelle du Québec, il y avait aussi des problèmes d’intégration et d’acceptation des autres.
C’est à partir de ce moment où j’ai commencé à m’intéresser à comment je pouvais faire une différence. À travers des rencontres et des événements auxquels j’ai participés, j’ai appris qu’il y avait une discussion à ce propos et que certaines personnes du milieu voulaient changer la donne, surtout les personnes qui étaient sous-représentées, ou négativement représentées. J’ai compris qu’une des solutions était de créer des histoires parce que sinon personne d’autre n’allait le faire pour nous. En plus de cela, tout le monde a un pouvoir de création, puis c’est bien mieux quand on part des réalités qu’on connait et qu’on peut les partager. Donc, je me suis intéressé à la scénarisation d’histoires de fiction parce qu’en tant que comédien, j’appartenais au domaine de la fiction. Petit à petit, j’ai commencé à développer des projets, tout en faisant mon baccalauréat. Un moyen d’intégrer l’industrie cinématographique, c’est de présenter des projets de film ou de documentaires pour être financé. Mon projet s’appelait : « La cité des autres ». Il s’inspirait de mon expérience et de mon observation sur ma réalité et celle de l’entourage de mes amis en tant qu’enfants issus d’immigration récente, plus particulièrement comme réfugiés de guerre, dans le HLM de Saint-Pie-X.
Mon projet a attiré l’intérêt du directeur de Canal D qui, finalement, a été produit par Radio-Canada assez rapidement. Cela a permis d’avoir une facture professionnelle. Avant cela, j’avais réalisé deux ou trois courts métrages avec très peu de budget, voire aucun. Et en parallèle avec « La cité des autres », on m’a proposé de participer à un programme de création intensive de film, d’un court métrage documentaire, pour le programme : « Être noir à Montréal ». L’idée était de produire un court métrage sur l’identité noire à Montréal. En premier, j’avais refusé de m’inscrire parce que je trouvais que c’était une identité problématique en soi. Selon moi, l’identité noire est à double tranchant, de base elle est liée à la question du racisme, le concept des races humaines que j’ai étudié au baccalauréat, la problématique de concevoir les races humaines, mais aussi de comprendre nos existences et nos relations avec les gens à travers ce point de vue. En fait, c’est une idéologie et le racisme est quelque chose de très simple. Il préconise qu’à priori il existe des races humaines qui sont identifiables selon un code génétique souvent lié avec l’apparence. Ensuite, la deuxième étape du racisme consiste à hiérarchiser ces dites races. Sauf qu’en réalité, il n’existe pas de race humaine et encore moins des races codifiées selon la couleur. Néanmoins, cette façon de voir le monde a eu beaucoup d’impact sur les sociétés contemporaines depuis les 400 ans dernières années. En fait, cela explique beaucoup les relations et les identités des individus qui sont imbibées dans cette idéologie de manière directe ou indirecte.
Par exemple, mes frères et moi, c’est en arrivant ici que nous avons appris que nous étions noirs. Avant, en Afrique, ce n’était pas une donnée signifiante. Noir c’est vu à travers le point de vue de la culture occidentale qui met de l’avant l’existence de races et d’une hiérarchisation de races. À la base, être Noir c’est dépeint de manière négative, comme le terme « negro » qui veut dire noir aussi en espagnol. Elle est vue comme la race inférieure de toutes les autres. Le comble dans tout ça, c’est que c’est aussi le reflet ou l’antagonisme parfait de la race blanche qui est vue comme étant supérieure. Justice
Cela a créé de nombreuses dynamiques qui expliquent de nombreuses relations humaines au cours des derniers siècles que cela soit à travers l’esclavagisme, le colonialisme, ou le néocolonialisme actuel, ce n’est pas quelque chose auquel il est facile d’échapper. Je suis conscient de tout cela. Lorsque j’ai vécu des expériences avec la police, on me voyait comme un Noir, et selon leurs statistiques et leurs expériences, ils sont plus dangereux parce qu’ils sont noirs. Peut-être est-ce lié à leur code génétique, plus sauvage et plus problématique, c’est sans doute pour cela que j’ai eu des mauvaises expériences avec la police, surtout à l’âge de 17 ou 18 ans. On nous interpelait pour aucune bonne raison, mais c’est comme cela que l’histoire se raconte. C’est encore comme cela que les choses sont vues. Pendant longtemps, j’ai eu un malaise avec cette identité parce qu’elle est aussi puissante. Elle a changé et a elle été réappropriée par les peuples qui ont été stigmatisés dans cette identité en l’embellissant et en créant quelque chose de beau avec malgré tout parce qu’ils sont pris avec. C’est là-dessus que le Black Power a commencé à prôner la fierté noire : « I am Black and I am proud of it. (Je suis noir et j’en suis fier.)» Pendant longtemps, être Noir a été vu comme des identités, des individus et des communautés infériorisés.
Ce n’est pas un sujet qui est simple à aborder et qui n’est toujours pas réglé, mais qui est pour moi très intéressant. Donc, j’avais refusé de participer à ce programme Être Noir à Montréal, parce que je ne trouvais pas une bonne façon d’aborder la question sans avoir à critiquer l’identité en soi. Quelques mois plus tard, on m’a proposé à nouveau de participer à ce programme parce que quelqu’un s’était désisté, sauf qu’entre temps, j’avais réfléchi à quel genre de film j’aurais pu faire. J’ai beaucoup réfléchi à la façon que me mère me considérait comme Blanc, pas juste elle, mais d’autres personnes me disaient que je n’étais pas totalement Noir. Que ce soit en raison de mon apparence, une Africaine m’a déjà dit que les traits de mon nez étaient blancs, ou d’autres aspects de mon comportement comme le fait de parler français et d’être habitué au froid. Bien sûr, il s’agit d’identités socialement construites, donc ce sont un peu des performances qu’on se fabrique. Je n’ai jamais vraiment eu de malaises par rapport à cela, surtout avec ma mère qui me considérait comme un « muzungu » qui veut dire « blanc » en Kino-Rwanda. Alors, elle m’appelait le muzungu du Québec et je trouvais cela intéressant d’aborder le sujet « d’être un blanc » dans un film qui veut parler du fait d’Être un Noir à Montréal.
C’est comme cela que j’ai décidé de construire mon récit puisque je trouve que ces réalités sont pertinentes et valables, tout en les remettant en question. Donc, je me suis lancé dans la création de cette œuvre qui s’intitule : « Le Muzungu québécois » que j’ai réalisé en deux ou trois jours. C’était très bref puisque nous avions très peu de moyens. C’était l’idée d’ailleurs de faire un film très rapidement avec très peu de moyens. Par contre, j’avais une maitrise totale du sujet que je voulais raconter. L’idée, c’est que je me promène à Montréal en rencontrant différents entrepreneurs, des travailleurs et des travailleuses, dans des entreprises dirigées par des Africains pour les faire parler de leur identité africaine et québécoise ou blanche et noire. Comment les deux peuvent se mélanger si cela est possible. J’aime parler des confusions identitaires, de la complexité et de l’absurdité de la nature humaine. C’est cela. Justice
Je te remercie Justice. Ton approche et ton analyse sont super intéressantes à entendre. Maintenant, nous allons visionner ensemble : Le Muzungu québécois.
https://vimeo.com/314404084?fbclid=IwAR37KrjkT1wNq3lfCrFXbnr8Vm-I0gVckGQy8sNIN3Xm6E95yLKV60zSzqQ
Le Muzungu québécois
« Mon père m’a appelé Justice Rutikara parce qu’il trouvait qu’il n’y avait pas assez de justice en ce monde. Je suis né au Rwanda, mais j’ai passé mes premières années de vie au Kenya où j’ai appris le swahili. Dans cette langue, muzungu signifie un voyageur errant ou égaré dans un environnement qui lui est inconnu. Pendant la période coloniale, muzungu collait bien sur les Européens dépaysés par les régions africaines, les cultures bantues. Intégré dans le racisme, muzungu est devenu synonyme de Blanc. En kini-rwanda, la langue du Rwanda, muzungu a été emprunté pour définir les étrangers blancs, puis la race blanche en générale et finalement, « l’expérience blanche ». Aujourd’hui, ma mère me considère comme un muzungu québécois. »
* Pourquoi tu m’appelles le muzungu québécois ?
* Parce que tu es arrivé ici quand tu étais petit et tu as grandi ici.
« Un blanc québécois ou un noir africain ? Peut-être que je suis les deux ? Ou aucun ? De toute façon, est-ce que c’est possible d’être Noir et Blanc ou Québécois et Africain à la fois ? J’ai l’impression que oui. Mais qu’en pensent d’autres Africains qui comme moi sont égarés à Montréal ?»
* Il y a la façon que tu te comportes. C’est un terme pour te dire que tu fais des choses comme si tu étais d’ici et c’est un peu différent de ce qu’on fait chez-nous.
* Je m’appelle Dembélé Hassan. Je suis né au Gabon mais de nationalité malienne. Je viens d’Itiné Sarakolé, et ce sont des gens qui bougent beaucoup. Je peux retrouver mes racines au Sénégal, en Mauritanie, au Mali, au Gabon et en Gambie.
* Guy Mushagalusa: Je suis né à l’est du Congo, de la République démocratique du Congo, dans la région du Kiwu, dans la ville de Bukavu.
– Quand êtes-vous arrivé à Montréal ?
* Il y a 25 ans, en 1993. Je suis venu ici en quête de meilleures conditions de vie. Tout simplement.
– Est-ce que vous vous considérez toujours comme un Africain ?
* C’est certain, cela serait comme renier une partie de moi-même.
* Noella Ujeneza: Est-ce que Montréalaise veut dire muzungu ? Je perçois ce mot beaucoup plus péjorativement que positivement. C’est beaucoup plus une insulte tandis que Montréalaise c’est une appartenance et une identité. Je suis originaire du Rwanda et j’ai grandi à Montréal, simplement.
– Est-ce que tu te sens comme une Montréalaise, comme une Québécoise ?
* Je me sens plus comme une Montréalaise ou même Québécoise. Je me reconnais en tant que Québécoise et non en tant qu’Africaine. J’ai plus grandi ici et j’en connais plus de la culture d’ici que mes racines africaines. Au café où je travaille, le patron est originaire de la Guinée et il essaie de retrouver l’ambiance de son pays comme sa maison là-bas. Il cherchait à reproduire un espace où lorsque tu rentres, tu te sens bien, tu te sens comme chez toi en Afrique. C’est pour cela qu’il a appelé cet endroit Le Bled resto lounge parce que le bled veut dire le bercail qui veut dire maison. Quand tu rentres là, tu te sens accueilli et tu te sens comme chez toi, c’est confortable.
* Oumalker Idil Khalif: Je pense que l’objectif, c’est de faire connaître nos cultures, nos expressions artistiques, aux Africains. Il ne faut pas assumer que tous les Africains connaissent leur culture. Donc, c’est une belle plateforme pour les faire connaître, mais aussi pour les personnes qui ne sont pas africaines. Moi, j’ai croisé Guy il y a quelques années quand il a décidé de fonder cet espace, de créer cet espace il y a quatre ans. Je suis passée devant et je suis rentrée. Je trouvais que c’était magnifique et j’ai rencontré Guy. Depuis, on échange professionnellement parce que j’organise différents événements ici à Montréal.
* Pourquoi avoir créé cette galerie d’art africain à Montréal ? Parce que selon moi, c’est un manque qu’il fallait combler. J’ai remarqué que tout le monde s’intéressait à l’Afrique, tout le monde parlait un peu de l’Afrique, mais personne ne savait ce qu’était la culture africaine.
– J’ai remarqué qu’il y a des tables. Pourquoi en fait ?
* Ici, ce n’est ni une galerie d’art, ni un centre culturel, ni un café, mais tout cela en même temps.
* Dumbélé Hassan, travailleur dans une épicerie africaine. On reçoit du monde de partout, des Africains, des Asiatiques, des Européens, des Québécois, etc. Tout le monde vient ici. Je trouve ce travail intéressant parce que c’est la communauté qu’on rencontre. Il n’y a pas de pression, c’est comme si tu travaillais pour toi-même. La majorité des gens qui y travaillent sont des Africains. Cela fait six ans que je suis à Montréal. Je suis arrivé ici le 12 avril 2012.
* Est-ce que tu te sens toujours Africain et aussi Montréalais et Québécois ?
* Bien sûr. Quand quelqu’un émigre dans un pays, on t’accueille alors tu dois aussi prendre cette culture. C’est normal. Mais ma manière d’être, cela m’appartient et je ne peux pas le changer. Je garde mes racines africaines, mais je peux aussi être Montréalais et Québécois.
* Tu penses à la manière du sud, mais plus comme ici parce que c’est ici que tu as grandi.
* Comme je me plais à le dire, je suis à la fois 100% Africain et 100% Québécois, Canadien, et comme je vis à Montréal, Montréalais aussi bien sûr.
– Est-ce qu’il est possible d’être Africain et Québécois à la fois ?
* Voilà, l’exemple est devant vous. Quand on s’intéresse à l’histoire, on va se rendre compte que les hommes ont toujours bougé. Il suffit de regarder les cartes migratoires, les arbres généalogiques, etc. Cela démontre qu’il y a aucune identité qui est pure.
* Muzungu, c’est tellement ample que tu peux dire: Muzungu, mais pourquoi ? Pourquoi tu m’appelles le Blanc ou la Blanche? Est-ce que c’est bien ou c’est mal ? Nous sommes tous des êtres humains. Je me dis qu’on a pas besoin de catégoriser la race pour dire je suis telle ou telle personne parce que j’ai tel ou tel aspect de ma personne qui réfère à cette race. Souvent, on est confronté parce que pour le Québécois, tu n’es jamais assez Québécoise, et pour l’Africain, tu n’es jamais assez Africaine. Là-dedans, on essaie de se retrouver et on se demande qui on est réellement. Je me suis souvent posé la question. Je ne vais pas te mentir. Qui suis-je ? Maintenant, je suis capable de dire que je suis à 70% Québécoise et à 30% Africaine et que j’en suis fière.
* Si tu as grandi ici, tu ne peux pas être un muzungu parce que tu prends la mentalité d’ici. Cela ne veut pas dire que tu as changé de couleur.
– Alors, je ne suis pas muzungu.
* Non!
Fin du film
Bravo!
Ce que je peux ajouter, c’est que ce film a été fait vraiment rapidement. Il y a encore des éléments que j’aurais voulu améliorer, mais on m’a refusé l’accès à des modifications. J’en suis satisfait puisqu’il a été bien reçu malgré son aspect polémique. J’ai été nominé pour le Gala Dynastie qui est décerné à des artistes afro-descendants, comme réalisateur de l’année en 2019 lors de sa sortie. Sa réception m’avait agréablement surpris puisque j’y remettais en question beaucoup de choses en termes d’identité. C’est ce que j’avais à dire. Justice
J’aime beaucoup cette approche et cette réflexion. Je prendrais vos questions pour Justice. YC
* Selon moi, la pire supercherie de l’humanité, c’est de penser qu’on peut voir une identité claire et unique, carré, avec une liste de critères. C’est le pire leurre qui peut exister.
Ceci dit par un Huron-Wendat, Québécois, Canadien. YC
* Merci beaucoup Justice. C’était fort intéressant. J’apprécie beaucoup ta présentation et ton film. Ce que je retiens, c’est quand tu as dis que tu as découvert que tu étais Noir quand tu es arrivé au Québec. Cette remarque m’a vraiment frappée. J’ai vécu au Burkina Faso et on m’appelait Nassahara, qui veut dire la Blanche. Avant d’aller en Afrique, je ne réalisais pas que j’étais blanche. Je pense que la différence se vit dans les deux sens.
Muzungu ne signifie pas ce que cela veut réellement dire. Il s’agit d’un mécanisme d’adaptation pour expliquer quelque chose qui est un peu nouveau dans ces régions. Identifier des personnes qui appartiennent à un groupe précis, ça a toujours été la réalité de l’humanité, mais qu’on le fasse en termes de races humaines, prétendument démontrées scientifiquement, c’est un phénomène très récent dans l’histoire. Surtout que cela correspond à un bagage d’informations. Par contre, être considéré Noir, ce n’est pas la même chose qu’être considéré Blanc. La catégorie « Noire » est associée à des aspects négatifs dans l’imaginaire occidentale, tandis que Blanc est considéré comme une catégorie « supérieure ». Je sais que c’est aussi le cas en Afrique. Si on va au Rwanda, à la base tous les Blancs sont perçus comme étant riches, contrairement aux Noirs. Mais se faire distinguer à travers son apparence en lien avec une race, cela peut être problématique surtout lorsqu’on est les seuls. Tant mieux lorsque cela n’arrive pas. Justice
* Moi, j’ai bien aimé ce court métrage. J’ai trouvé cela intéressant, cela permet aussi de comprendre un peu ce que vous pouvez vivre. Je me suis dit que des témoignages comme cela devraient exister sous toutes les formes parce que cela permet de faire entendre et de faire comprendre aussi aux gens le besoin de s’exprimer et de contribuer à la société. Il y a tellement d’injustices dans le monde, et je trouve que le documentaire est une façon d’éclairer les personnes.
Tout à fait, c’est pour cela que je fais des films parce que cela contribue à faire connaître des actes humains. À mon avis, les arts sont souvent produits pour rééquilibrer le monde, pour le sauver d’une certaine manière de l’injustice perpétuelle qui existe. À mon avis, ce film est une façon de rééquilibrer le monde en remettant en question comment on se traite et comment on traite les autres et comment on peut mieux entrer en relation et s’identifier. Donc, c’est aussi pour cela que je fais des films. Mes œuvres se situent beaucoup dans cette volonté d’avoir une meilleure représentativité, plus authentique et plus vrai que ce qui a été offert au cours des dernières décennies au Québec par ceux et celles qui décidaient quelles histoires étaient importantes, quelle personnes étaient importantes de représenter d’une manière ou d’une autre. C’est un réajustement que j’essaie humblement de faire de mon côté du monde et de l’histoire de l’humanité. Je pense que ce genre d’œuvres va être vue et revue, aujourd’hui et demain, en inspirant les personnes à mieux vivre ensemble. Justice
Je pense que ton intuition est très bonne. Il faut se raconter soi-même, on ne peut pas attendre que les autres le fassent à notre place. YC
Malheureusement, le cinéma c’est aussi un business. Il y en a qui pense à l’argent avant tout. Il n’y a pas toujours l’art ou la volonté de penser aux autres. Justice
* J’ai aimé le commentaire de Renaud sur l’identité qui était une supercherie. Mégret, un idéologue du Front National, se vantait que l’identité était devenu un sujet très important en France grâce à ce parti de droite qui avait imposé le sujet. Je pense qu’il faut se préoccuper de la question de l’identité. Un penseur Ghanéen, Kwamé Antony Appiah, a écrit un livre qui s’appelle : « Repenser l’identité ». Il y donne des marqueurs de l’identité. Le premier marqueur est le genre, le second est la croyance, le troisième est la citoyenneté, le quatrième est la couleur de la peau, le cinquième est la classe sociale à laquelle on appartient et le sixième serait le degré de culture que l’on possède. Je trouvais cela extrêmement intéressant. Il faut se préoccuper de cette question d’identité puis il ne faut pas laisser cela à la droite. En France, la droite a eu le monopole du discours sur l’identité et ils sont en train de gagner les élections. Alors, la gauche n’est plus capable de contrer cela ou de réfléchir là-dessus. Cela s’en vient ici. C’est Matthieu Bob Côté qui a remplacé Éric Zemmour comme journaliste parce que ce dernier s’est lancé dans la course à la présidence. Il faut se préoccuper de cette question, mais il faut la traiter d’une façon correcte. Il faut réfléchir là-dessus et il y a une façon spirituelle de traiter l’identité. J’arrête là.
* À l’encontre de ceux qui disent qu’il n’y a pas de race, j’ai entendu dire qu’il y a en avait rien qu’une et que cela s’appelait la race humaine. Ce que je trouve le pire dans toutes ces questions, c’est la hiérarchisation des différences d’aspects physiques. Pourquoi certains seraient considérés comme plus élevés que les autres ? C’est basé sur rien. Ce que je voudrais savoir, c’est lorsque Martine a vécu en Afrique et qu’on l’appelait la Blanche, est-ce que le fait d’être Blanc en Afrique c’est être considéré au-dessus de autres ? Elle dit que cela ne la dérangeait pas de se faire traiter de blanche, mais peut-être était-ce à cause que cela lui attribuait un certain statu et à ce moment là, c’est triste de se sentir au-dessus des autres.
Je pense que c’est dans la nature humaine, cette idée de prédation humaine, de contrôle, de domination. Je me suis beaucoup intéressé à ces questions au cours de mes études. Ce que je retiens, c’est l’idée de rapports de force, liée à des groupes spécifiques. Si je pense à mon identité en tant que Rwandais, dans mon pays les gens se sont entretués pour des raisons de pouvoir, mais aussi des raisons d’identités raciales. Les Hutus et les Tutsis n’existent pas de manière génétique, mais pourtant avec l’apport des colons européens qui sont venus avec leur idéologie raciste, ils ont imposé cette idée qu’on pouvait distinguer des personnes par leur apparence physique. Les Hutus étaient vus avec des traits négroïdes tandis que les Tutsis avec des traits caucasiens. C’était plus complexe que cela parce que les Hutus et les Tutsis étaient aussi associés à une question de classe sociale, voire de pratiques d’agricultures comme l’élevage pour les uns et la plantation pour les autres. Il y avait cette volonté d’identifier des personnes et de hiérarchiser les gens selon leur appartenance. Dans le système féodal, il y avait aussi une hiérarchisation sociale assez claire. L’idée de génocide est associée au racisme et à la culture de domination des Belges et des Allemands.
Ces questions ont cheminées aujourd’hui jusqu’à moi. Par exemple, me faire dire que j’ai des traits blancs, c’est à la fois perturbant et fascinant sur comment on peut en arriver à détester l’autre au point de vouloir l’assassiner juste à cause de son apparence. Les humains peuvent tellement faire de belles choses, être aimables et bienveillants, mais parfois aussi très destructeurs. C’est ce que j’avais à dire sur cela. Justice
En effet, c’est toute une histoire que vous portez. YC
* J’aimerais te poser la question de ce que tu vois de plus important pour nous en tant qu’alliés de combat que tu mènes et que vous menez ? Qu’est-ce que tu attends de nous par exemple ? Et quels sont les projets que tu portes et que tu espères réaliser un jour ?
Premièrement, je ne veux pas trop en demander aux gens en général. Je sens que les gens sont moins marginalisés ou stigmatisés qu’auparavant. Je pourrais vous demander d’être attentifs et à l’écoute de ces réalités. Ce qui est déjà le cas avec ceux et celles qui sont présents ce soir. Je demanderais aussi d’avoir une ouverture et de la patience, et juste pour compléter, d’essayer de comprendre ce que les autres vivent qui est parfois drastiquement différent de votre réalité. Il existe une diversité d’expérience humaine et cela vaut la peine d’essayer de les comprendre parce qu’on ne peut échapper au fait que nous allons toujours être en contact avec d’autres humains d’ici comme d’ailleurs. Peut-être aussi appuyer le plus possible lorsqu’il le faut, assister et partager ces nouvelles réflexions et ces nouvelles réalités, ces nouveaux points de vue, pour s’assurer que le monde ait une vision moins erronée, moins perturbante et moins négative des autres. Je pense que cela vaut la peine d’agir de cette manière.
Pour ce qui est de mes projets, en ce moment, je suis très éclectique et très dynamique. Je travaille sur huit projets différents dont deux viennent tout juste d’être complétés. Il y en a un qui est accessible sur le site de Ciné-phonie. C’est un projet collectif de Spira, l’organisme de cinéma indépendant de Québec. J’ai écrit un court métrage de fiction d’une quinzaine de pages qui est devenu un balado. Donc, une œuvre audio qui peut être écoutée sur le site de Ciné-phonie qui provient d’une idée de film que j’ai depuis longtemps. Il met en scène deux protagonistes d’origine rwandaise, Isaro et Awa, il y a aussi des desseins qui sont associés à cette œuvre. C’est comme un film, mais sans image. L’idée était de montrer les dessous de la conception d’un film, en partageant aussi le scénario, l’approche de l’équipe, puis des images de story board, des plans utilisés pour préparer le tournage. Pour l’instant, ce film ne sera pas réalisé. C’est pour montrer quelles sont les prémices de production d’un film. J’ai aussi un projet de documentaire audio qui va sortir le 4 avril prochain. C’est un projet qui vise à démystifier différents aspects de Limoilou qui a longtemps été perçu comme un quartier dangereux de Québec, surtout avec l’arrivée d’immigrants africains depuis les années 1990. Il y a eu aussi l’épisode de Wolf pack qui, à cause du harcèlement policier, a été un enfer pour les jeunes d’origine africaine à Québec. C’était pas si pire, mais déplaisant. Justice
C’est un Limoilou hood qui va être accessible sur audio sur le site de Radio-Canada. À part cela, j’ai un court métrage animé qui est en production. Cela relate les sept jours que mes parents ont pris pour sortir du Rwanda à l’époque du génocide. Ce sont mes parents qui font la narration. On compte terminer en 2023 ou 2024. C’est long faire un dessein animé puisque c’est image par image à la main. Sinon, je travaille sur une série de télévision de fiction, un projet de film de fiction et deux courts métrages. C’est assez diversifié mes affaires, mais cela se passe bien. Ce sont tous des projets qui sont en train d’avancer et qui risque de chambouler un peu la manière dont on voit notre Québec. Justice
Je pense que nous sommes rendus à écrire un nouveau chapitre de notre histoire, c’est intéressant. YC
* Un gros merci Justice, c’est une super belle soirée. Je te connais déjà un peu. J’ai envie de t’entendre sur un autre sujet d’actualité qui est le profilage racial. Est-ce que tu avais une proposition à ce sujet? C’est vrai qu’il y a la loi, il y a la société, il y a nos comportements, mais en tant que cinéaste et homme noir, est-ce que tu penses que nous pourrions faire du côté du cinéma ou de la production qui pourrait contribuer à améliorer ce problème qui nous nuit tous. Pour apporter de l’eau à ton moulin, lorsque nous parlions du racisme, moi je dis simplement aux gens. « Est-ce que vous aimeriez qu’on vous traite comme on traite certaines personnes afro-descendantes ? Quand vous répondez à cette question, vous pouvez déjà juger par vous-mêmes s’il y a une discrimination ou pas. Si vous répondez non à cette question, c’est que vous reconnaissez qu’il y a un problème.» C’est une question que j’aimerais que tout le monde se pose aujourd’hui pour analyser la chose à son niveau pour qu’il puisse apporter sa contribution. Une personne a demandé : « Qu’est-ce qu’on peut faire en tant que personne blanche ? » Ce que je dis toujours, c’est être solidaire des personnes racisées, avoir des bons mots pour ces personnes qui racontent leur histoire et qui disent qu’elles souffrent, ne pas toujours remettre leurs préoccupations en doute ou banaliser ce qui leur est arrivé, ne pas toujours trouver des justificatifs, mais être dans une écoute empathique. Même si on ne peut rien faire, l’écoute fait déjà du bien, cela la sécurise parce qu’elle peut s’exprimer. Mais si on ne l’écoute pas et qu’on essaie juste de démontrer qu’elle n’a pas raison, cela devient plus compliqué. Merci à tous et bonne soirée.
C’est un sujet qui est assez chaud. Ce n’est pas tout le monde que je connais qui ont mon identité qui ont eu des problèmes avec la police, notamment mes frères. J’ai un de mes frères qui se fait toujours regarder croche lorsqu’il conduit son auto, surtout lorsqu’il est avec sa copine qui est blanche. C’est une réalité qui est malheureusement présente, mais qui est moins pire qu’auparavant. Personnellement, j’ai eu six expériences avec la police. J’essaie de les éviter le plus possible parce que sur les six, il y en a la moitié où cela s’est très bien passé. Par contre, l’autre moitié, cela ne s’est pas bien passé. Une fois, je me suis fait sortir des fusils par deux policiers pour aucune bonne raison. Ce sont des choses que je m’attendais à ce que cela se produise dans ma vie. Justice
Dans les films où j’avais joué, j’étais préparé que cela pouvait m’arriver, que la police soit plus belligérante avec moi juste à cause de mon apparence. C’est sans doute pourquoi cela ne m’a pas paru si traumatisant que cela. Les films m’ont aidé à me préparer. Pour moi, ce sont comme des simulations de vie. La fois où deux policiers m’ont pointé avec leur révolver, pendant que mon autre ami se faisait fouiller. La raison pour laquelle ils nous avaient arrêtés, c’était un feu arrière de la voiture qui était brûlé. Ils ont fait un u-turn sur la rue pour nous pourchasser de manière agressive. C’est la raison habituelle pour arrêter des Noirs pour vérification. Ils ont aperçu sur le siège arrière une carabine qui tire des billes, un jouet, et ils n’ont pas pu s’empêcher de sortir leur arsenal sur moi qui était le passager du véhicule. Cela peut être traumatisant, mais c’est quelque chose à quoi je m’attendais. Je sais que la plupart des personnes qui n’ont pas d’expérience avec des hommes noirs, ont un imaginaire qu’ils se sont créé à travers les films. L’art cinématographique est populaire et accessible, sauf que de nombreuses personnes utilisent le cinéma pour se faire une idée du monde. Quand j’étais petit, avec mes amis, nous étions fascinés par la manière dont nous étions représentés. On trouvait que cela ne faisait pas de sens. Alors que la plupart des films sont des films de fiction, sauf que cette façon de raconter des histoires sur les gens finit par créer une prophétie auto-réalisatrice, alors le monde s’attend à ce que les hommes noirs soient dangereux. Parfois, eux-mêmes peuvent le penser et ils peuvent reproduire ce qu’on leur a toujours dit. Lorsqu’ils m’ont arrêté, ils étaient convaincus que nous étions dangereux alors que nous avions 17 ans et que nous ne prenions pas de drogue.
À travers mes œuvres, je vais critiquer ces comportements des forces de l’ordre. C’est ma manière de changer le monde, en racontant différentes histoires à partir d’une autre perspective. Si je raconte une histoire de comment je perçois la police, beaucoup de monde vont être assez surpris parce que c’est très perturbant. Quand je me promène, si je vois un policier, j’ai juste peur qu’il ait peur, qu’il sorte son fusil et me tire dessus. C’est souvent cela que je ressens. Je les perçois comme des requins dans la société. Ils sont très intimidants avec leurs véhicules. Ils circulent doucement, parfois ils s’arrêtent à côté de toi ou t’observent. Par exemple, on décrit souvent les États-Unis comme un pays démocratique libre, mais du point de vue des afro-américains, pendant longtemps ce fut un régime totalitaire parce que leur point de vue sur la société est vraiment différent. C’est ce que je compte faire avec certaines de mes œuvres, montrer des perspectives différentes comme mon film d’animation : « Au septième jour », cela va être la première fois qu’un film sur le Rwanda va être entièrement réalisé par un Rwandais. Il existe une cinquantaine de film sur le génocide, la grande majorité réalisée par des occidentaux avec une vision très sensationnaliste de ce qui est arrivé alors qu’ils n’étaient pas là. La plupart du temps, les Africains sont vus comme des victimes qui ne peuvent pas améliorer leur sort. Dans le film « Au septième jour », on montre une perspective totalement différente et authentique de ce qui est arrivé. Oui, il y a beaucoup de monde qui tuait, mais il y a aussi beaucoup de personnes qui aidaient. C’est complexe, parce que même les génocidaires étaient forcés de le faire sous la menace. Certains se remettaient en question. Ce sont des gros dilemmes. C’est une histoire humaine, ce n’est pas une histoire de Noirs ou d’Africains. Justice
Un projet que je développe aborde ces questions des relations avec les jeunes hommes noirs et les policiers. Quand j’avais 17-18 ans, il y a 11 ans, les policiers n’agissent plus de la même façon, ils ont changé leurs attitudes, ils sont moins brutaux. Ce sont moins des grands hommes costaux qui s’imposent aux gens. Ça a changé, il y a une plus grande flexibilité, même si c’est encore problématique à plusieurs niveaux. Ce sont des enjeux que j’ai envi d’aborder dans mes œuvres parce que je l’ai vécu et que je trouve cela encore très perturbant. L’une de mes prochaines œuvres aborde le thème des suprématistes blancs, les skinheads racistes qui étaient ici à Québec à la fin des années 1990 et début des années 2000. Quand j’étais adolescent, je me suis fait courir après par deux skinheads dans les rues du Vieux-Québec. C’est encore plus perturbant. Nous sommes partis de notre pays parce qu’il y avait du monde qui voulait nous tuer et une fois ici, il y a encore du monde qui veut nous tuer. C’est sûr qu’on ne peut pas entendre cette histoire si elle n’est pas racontée. Justice
Je m’aperçois que les problématiques te servent de matière pour tes créations et tu ne sembles pas manquer de matière. YC
Oui, en quelque sorte.
Je trouve intéressant de reprendre la question de l’identité parce que nous donnons des ateliers dans deux écoles secondaires. L’identité est un enjeu assez complexe, le problème c’est que les gens n’ont plus d’identité commune. Les identités actuelles sont très courtes, sans racines et sans mémoire. Les gouvernements entretiennent les peurs des autres humains et avec cela ils peuvent nous rendre racistes et idiots. La division est fonctionnelle au capitalisme qui travaille aussi sur l’érosion de nos identités pour faire de nous des consommateurs. Quand tu as une identité, tu as des habitudes, tu as des pratiques comme le troc ou les relations économiques de proximité. Cela fonctionne sur la confiance. Quand il n’y a pas de confiance, c’est impossible de travailler collectivement et de construire des communautés, mais celles-ci ont besoin d’une identité collective. Quand je m’identifie à la nécessité que tout le monde mange à sa faim, je m’identifie à une cause collective, mais pour cela j’ai besoin de la confiance. Alors ils nous divisent sur la base de nos différences ou de nos façons de penser. À ce moment, c’est beaucoup plus difficile de construire les communautés et de s’opposer au système capitaliste qui nous maintient dans cette condition d’oppression.
Pendant la pandémie, les plus riches se sont enrichis. Nous ne sommes plus capables d’envisager les véritables problèmes de l’humanité parce que la compréhension de notre vie collective n’est pas la priorité. Aujourd’hui, c’est la rapidité qui compte. C’est pourquoi je trouve très pertinent d’utiliser le cinéma et les autres moyens de communication comme des outils pédagogiques pour nous interpeler sur l’identité. Je pense que l’enjeu de l’identité rejoint les buts du CAPMO qui est de construire des communautés fondées sur la confiance et une spiritualité commune devant la nécessité de s’organiser. Mario Gil
* Je me rends compte que la société en général est faite d’humains et certains ont des idées préconçues de ce qu’est un Noir, ce qu’est un Blanc, ce qu’est un Africain, peu importe. Je me dis que certaines personnes aiment côtoyer la diversité. Je trouve que c’est important de pouvoir apprendre des autres qui sont peut-être différents des Québécois. Je pense que la société a besoin de se faire éduquer sur les questions des nationalités et des autres cultures. C’est important parce qu’il y a beaucoup d’injustices dans la société, il y a les musulmans qui vivent des problèmes, les Noirs vivent des problèmes, les autochtones vivent des problèmes, et les Québécois aussi vivent des problèmes. Il faudrait trouver une façon de mettre tout cela ensemble et essayer de comprendre ensemble pourquoi c’est comme ça. Il faut trouver une façon de déconstruire les préjugés et faire de l’éducation populaire. Ton film nous aide à comprendre une réalité et on aurait besoin de plus de documentaires comme celui-là pour aider les gens à comprendre ce que les personnes vivent, ce serait merveilleux.
Pour répondre brièvement à tes propos, je pense que c’est inévitable les injustices et les inégalités. Il y en aura jusqu’à la fin des temps. Je pense que c’est une question de survie ou de vie en fait. Juste pour vivre et exister, il faut se battre. Cela dépend des contextes, des lieux et de l’histoire. Je pense qu’il faut simplement être en mesure de considérer ces réalités et choisir de combattre les différentes formes d’injustices. Il faut oser prendre position et cela demande un certain courage. Il faut savoir qu’on peut faire une différence individuellement et que toutes les actions comptent, que toutes les pensées comptent et qu’il y aura toujours des visions du monde et des actions qui seront prédatrices et violentes. Mais nous avons aussi la capacité d’avoir une autre façon d’entrer en relation, d’agentivité, de donner de la tendresse, de l’espoir et de la beauté dans les laideurs qui peuvent se produire avec toutes ses difficultés et ses inégalités. Justice
(En sciences sociales et en philosophie, l’agency, terme traduit par agentivité, notamment au Canada, est la faculté d’action d’un être ; sa capacité à agir sur le monde, les choses, les êtres, à les transformer ou les influencer. )
* Dans le cinéma québécois, il y a une sous-représentation des personnes racisées ou noires et souvent dans des rôles qui correspondent à des clichés. Ils n’ont pas toujours accès à des rôles intéressants d’un point de vue artistique. En tant qu’artiste, comment tu te sens ? Comment tu peux dépasser tout cela dans ton travail artistique? C’est une question très large finalement.
Premièrement, il s’agit d’humaniser les gens. Le problème avec les identifier et les catégoriser, cela déshumanise beaucoup les personnes parce que cela limite leur identité et leur complexité. Généralement, les personnes vont codifier les gens et c’est un peu normal d’identifier les personnes par des groupes ou des identités. Sauf que lorsque celles-ci sont péjoratives et limitées, à ce moment, cela cause problème. Ce que j’ai constaté dans l’industrie du cinéma et de la télévision québécoise, c’est un art qui est élitiste. Certains vont le qualifier de bourgeois parce que cela demande beaucoup de ressources pour le produire et beaucoup de contacts, des ressources humaines et financières. Juste mon film « La cité des autres » a coûté 300 000$ pour un documentaire de 48 minutes. Je n’aurais pas eu les moyens de le faire par moi-même. J’ai dû collaborer avec des personnes qui détiennent un pouvoir assez important. Récemment, à cause de l’évolution du contexte et de la volonté de changer pour mieux paraître, certains ont voulu avoir une certaine représentativité dans leur plateforme. C’était une vague à laquelle j’ai participé, mais le contenu aussi était intéressant. Bref, il y a encore beaucoup de monde dans cette industrie qui travaille ensemble et qui partage une vision du monde et de l’identité québécoise qui sont très étroites. Ce n’est pas toute la diversité de la culture québécoise qui va être représentée dans les films et les séries télévisées. La plupart se passent à Montréal, au centre de la métropole, alors que le grand Montréal représente 50% de la population du Québec. Donc, c’est une minorité de personnes qui détiennent un pouvoir, cela illustre comment notre société fonctionne. Ces dernières ont aussi une vision et une identité personnelle assez problématiques parce qu’à quelque part, une minorité qui détient un certain pouvoir en vient à acquérir une vision suprématiste, à se sentir supérieure aux autres et donc, à négliger d’autres personnes. Je pense que c’est beaucoup comme cela que l’industrie du cinéma et de la télévision fonctionne. Pendant longtemps, on a juste discrédité toute la diversité québécoise, ethnoculturelle notamment. À mon avis, ce que ces personnes doivent faire, certaines doivent juste se retirer puisque cela ne changera pas tant qu’elles seront en poste. Il y en a qui ne veulent ou ne peuvent pas changer leur façon de faire. Certains vont vouloir changer parce qu’ils ont été critiqués, c’est ce qui se produit en ce moment. Ils se réclament d’une ouverture d’esprit, d’être progressistes, d’être moraux, tandis qu’ils ne le sont pas nécessairement. C’est pour cette raison qu’ils changent leurs comportements pour être bien vus. Tant mieux si cela se fait. D’autres, vont avoir travaillé depuis longtemps avec une vision plus ouverte, mais ils sont une minorité malheureusement, ou ils vont être plus sensibles à changer leur perspective. Je pense que les solutions sont d’humaniser ces personnes qui ont été négligées et mises de côté, apprendre à les regarder comme des personnes qui ne sont pas des couleurs, ni des races, un sexe ou une marginalité. Il faut comprendre en fait qu’on est beaucoup plus solidaires qu’on ne le pense et à cause de cela on peut se retrouver partout ensemble. Justice
Il faut aussi donner du pouvoir à du monde qui n’en ont pas eu autant pour ce qui est de la création que de la production. C’est la raison pour laquelle je me suis retrouvé dans ce milieu. En plus, comme je venais de Québec, les gens à Montréal semblaient plus réceptifs, ils voyaient mon potentiel pour écrire et ils m’ont donné ma chance. Récemment, il y a plusieurs programmes de financement qui ont été créés parce que les grandes institutions se sont aperçues que tout le monde paie des taxes et qu’ils ont le droit d’être représenté dans la société. C’est l’idée d’une société démocratique. Alors, après quelques calculs ils se sont rendus compte que ce n’était pas très proportionnel ce qu’ils offraient comme service à la population. Des programmes ont été mis sur pied pour pallier aux injustices et aux inégalités de financement de production des groupes racisés et sous représentés qui ont longtemps été exclus du pouvoir de création et de production. Même encore aujourd’hui, heureusement que ces programmes existent et ils sont très généreux parce que ces argents n’avaient jamais été déboursés pour ces personnes. Mais il existe encore plein de problèmes systémiques qui se créent avec cela, des exigences irréalistes pour des gens qui débutent dans le métier deviennent de nouvelles barrières infranchissables. Il y a des boîtes de production qui se créent avec des personnes de la communauté afro-descendante puis on s’aperçoit qu’ils demandent de l’expérience qui n’a jamais pu être donné avant. Ces personnes se font exclure en raison des règles qui ne font pas de sens parce qu’ils ne peuvent pas être appliquées à cause des situations actuelles. Malgré tout, petit à petit, c’est en train de changer parce qu’il y a de plus en plus de gens sensibles à ces réalités. Des personnes comme moi sont en train de s’infiltrer dans les mailles du système et cela va changer. Je crois qu’à partir des positions que nous occupons, nous aurons un impact sur le futur proche. Alors soyez à l’affut des futures productions. Cela risque de créer des révolutions et des changements qui pourraient avoir un impact social, au niveau des quartiers comme national, voire international. C’était ma réponse. Justice
* Je tiens à te féliciter parce que c’est très important qu’il y ait des gens qui travaillent sur l’identité pour sortir de notre façon générale de voir comme si les Québécois étaient tous pareils. Il y a énormément de travail à faire pour que la façon de voir des gens passe du blanc uniforme à la diversité. Quand on sort du Québec, on est l’autre aussi. Au Sénégal, nous étions les Toubabs. Pour ceux qui vont en Amérique latine, on se fait traiter de gringos. Je t’encourage à travailler là-dessus, c’est très important. Il faudrait qu’il y en ait des milliers comme toi qui travaillent là-dessus.
Je te remercie à l’infini Justice pour son temps et ses explications.
Propos rapportés par Yves Carrier