#306 – Thomas Sankara, le dernier révolutionnaire anti impérialiste africain

#306 – Thomas Sankara, le dernier révolutionnaire anti-impérialiste africain

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Dans le cadre du Mois de l’histoire des Noirs, Mbaï-Hadji Mbairewaye nous entretiens de Thomas Sankara.

C’est la première fois que je parle de Thomas Sankara. Mon regard est admiratif, mais rares sont les gens qui sont très objectifs devant ce personnage tellement il a fasciné le monde. Le dernier ouvrage qui est sorti sur sa vie en 2016, écrit par des universitaires est plus critique de sa révolution.

Il est mort le 15 octobre 1987 alors que j’avais 11 ans. Je me rappelle de ce jour-là. J’étais à la maison au Tchad et nous n’avions pas la télévision, mais juste un poste de radio.  À 20h nous suivions le Journal du pays, mais avant nous écoutions le Journal de Radio France internationale. On se réunissait souvent autour du poste de radio. La rumeur circulait que Thomas Sankara avait été tué et nous n’en revenions pas parce que tout le monde s’identifiait à lui. Ainsi les gens qui n’avaient pas froid aux yeux étaient appelés Sanka. Vers 18 h la rumeur circulait, mais personne n’y croyait. À 19 h 30, nous avons eu la confirmation de sa mort. Je me souviens très bien de ce moment et du silence qu’il y avait dans la maison et dans tout le quartier qui avait l’habitude d’être assez bruyant. Il semblait que quelque chose de grave venait d’arriver. Nous l’aimions tellement parce que son idéal nous parlait. C’est pour dire comment Sankara, au-delà de son pays le Burkina Faso, était aimé. Son message a eu des échos dans toute l’Afrique et même au-delà jusqu’en Amérique latine. On l’appelait le Che Guevara africain et on dit que Hugo Chavez s’en est beaucoup inspiré. Alors, son message, sa vie et sa mort, m’ont beaucoup marqué et j’ai beaucoup lu sur lui.

                                    

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Je vais vous parler de l’homme, de son parcours et de son éveil politique. Ensuite nous allons aborder sa révolution sous cinq points. 1– Le contexte national et international de l’émergence de cette révolution; 2 – Les fondements idéologiques de cette révolution; 3 – Les accomplissements ; 4 – Les écueils de la révolution; 5 –  L’héritage de Thomas Sankara jusqu’à aujourd’hui.

Son message résonne toujours parce qu’on peut encore s’en inspirer. Sankara est un précurseur d’idées progressistes et de transformations sociales en Afrique, en plus d’être un exemple d’intégrité et de non-violence. Pour conclure, je parlerai de l’enquête concernant son assassinat qui demeure toujours ouverte.

Certains d’entre vous connaissent le Burkina Faso ? C’est un pays situé en Afrique de l’Ouest. Il est constitué en colonie française en 1919 sous le nom de Haute-Volta. Le nom déjà dit tout puisqu’il réfère au nom de départements français. En 1932, la colonie est subdivisée en trois pays : le Mali, la Côte-d’Ivoire et le Niger. En 1946, est créé le Rassemblement démocratique africain, un parti d’obédience communiste qui s’opposait à la France. En 1947, pour contrer le RDA, la France avec la complicité des chefs woodous et des rois Mossis, va réinstaurer la Haute-Volta dans ses frontières de 1919. Elle deviendra indépendante en 1960. Il s’agit dans les faits d’une indépendance formelle.   

 

I – Thomas Sankara : parcours et éveil politique

I.1 Une enfance  sous la colonisation : quelques anecdotes

Thomas Isidore Noel Sankara est né un 21 décembre 1949 à Yako au centre du pays qu’on appelait alors Haute-Volta. Le père Joseph Sankara qui avait combattu dans l’armée coloniale était gendarme. Au gré de ses affectations professionnelles, il s’est retrouvé à Gaoua, situé à l’extrême sud-ouest de la Haute-Volta. Cette région habitée par les Lobis est réputée pour sa résistance à la colonisation française.

Né sous la colonisation Sankara est témoin du racisme et de l’injustice de ce système :

– Travaux forcés : L’exploitation des paysans qui transportaient, sous la cravache, de gros bois sur des dizaines de km. Ils travaillaient loin de chez eux pendant un mois et rentraient pour 15 jours.

– L’impôt de capitation : un impôt colonial que les paysans peinaient à payer. Cet impôt était collecté par le chef pour le remettre aux colons français. Au passage, le chef de village prélevait sa part. Ce qui renforçait l’autoritarisme et la corruption de ses autorités féodales locales.

Pour Bruno Jaffré, (Biographie de Thomas Sankara. La vie ou la mort, L’Harmattan, 1997) ce contexte a nourri le sens de la justice de Thomas Sankara. Il cite pour preuves quelques anecdotes sur l’enfance de Sankara :

– Les enfants français ne manquaient pas de narguer les enfants voltaïques, en exhibant leurs jouets, leurs chaussures, etc. L’un d’entre eux prenait un malin plaisir à narguer Sankara en faisant des rondes en vélo devant lui. Quand ce dernier lui demanda de lui prêter son vélo, il se moqua de Thomas. Un jour, il a décidé de se servir : il s’empara du vélo. Une bagarre éclata entre les deux enfants. Ceci valut à son père d’être vertement sermonner par les autorités coloniales françaises.

– Lors que Thomas était au CM2, est arrivé dans son école un enseignant du nom de M. Diboulo. Il y avait alors un projet de construction d’une seconde école. Ce projet devrait être réalisé par un entrepreneur français et ancien colonel à la retraite, M. Moulinier. De connivence avec le directeur de l’école M. Vignon, il s’est entendu pour pomper tôt le matin l’eau du puits réservé aux familles des enseignants. Ce qui obligeait les femmes des enseignants à se réveiller plus tôt pour devancer M. Moulinier et puiser de l’eau pour les besoins ménagers. Un jour, Mme Diboulo est rentrée bredouille de la collecte d’eau et elle informa son mari qu’il n’y avait pas d’eau pour sa toilette matinale car M. Moulinier l’avait empêché de puiser  l’eau et qu’il l’avait molestée. Furieux, M. Diboulo, alla retrouver M. Diboulo au chantier où 60 ouvriers voltaïques étaient présents. Une vive altercation s’en est suivie. M. Diboulo prit un bâton et pourchassa M. Moulinier. Toute l’école, enseignants et élèves, accourut pour assister à cette scène inouïe sous la colonisation. Sankara était tellement admiratif de ce courage qu’il l’exprima souvent à M. Diboulo. Il s’arrangeait toujours pour croiser M. Diboulo et le féliciter tellement il était content de voir un colonisé frappé un colon. Pour Bruno Jaffré, « Sans nul doute que cette histoire demeura dans la mémoire de Sankara comme l’exemple d’un combat juste, courageux et difficile ou l’affirmation de la dignité contre l’injustice ne souffre d’aucune concession ».

– Dans le camp ou logeait les familles des gendarmes, il était fréquent que les époux battent leurs épouses, au vu et au su des enfants. C’était le cas de Joseph Sankara avec son épouse. Un jour, n’en pouvant plus, Thomas répliqua vertement à son père qu’il n’aimait pas sa manière de traiter sa maman. Les autres enfants finirent par imiter Thomas et exprimer leur désapprobation à leurs papas. Dès lors, les papas gendarmes réfléchissaient deux fois avant de battre les mamans.

 

I.2 L’éveil politique et idéologique

À l’école primaire, Thomas qui était servant de messe engagé dans les mouvements catholiques, s’était vu proposé par les prêtres d’intégrer le séminaire pour devenir prêtre. Mais il refusa. Il choisit d’aller au Lycée Ouezzin Coulibaly de Bodo Diolasso. Les prêtres furieux blâmèrent son père. Après l’obtention de son BEPC à Bobo, son père installé à Ouagadougou, voulut se rapprocher de lui en l’inscrivant au Lycée ZindaKaboré. Même si à un moment donné il avait envisagé avec son père d’être un agent des Eaux et Forêts, Thomas décida de solliciter une bourse pour étudier en médecine. Sauf que les parents d’un autre élève firent jouer leurs relations en faveur de leurs fils et lui subtilisèrent la bourse à laquelle il avait droit en vertu de ses bonnes notes.  Faut-il y voir l’aversion de Thomas pour la corruption?

Déçu, Thomas entendit à la radio qu’on recrutait trois titulaires du BEPC pour intégrer le Prythanée militaire du Kadiogo (PMK), un lycée militaire. Il postula sans prévenir son père et il y fut admis en 1966. C’est à PMK qu’il vivra son premier éveil politique et idéologique. En effet, les jeunes enseignants communistes y développaient une activité de sensibilisation auprès de la jeunesse scolaire. C’est ainsi qu’Adama Touré, un enseignant du PMK et membre du parti africain de l’indépendance (PAI) d’obédience communiste, était l’un des 10 enseignants voltaïques de tout le pays en 1966.

Touré enseigna l’histoire et la géographie avant de devenir directeur des études du PMK. Il organisait de nuit des discussions politiques avec les élèves militaires dont Thomas. Il leur parlait du néocolonialisme qui opprimait leur pays, des mouvements de libération en Afrique et dans le monde, des révolutions soviétique et chinoise, de l’impérialisme qu’il fallait détruire, de la libération nationale, d’une société sans classe ou chacun travaillerait et consommerait selon ses besoins. Il conseillait et encadrait les élèves dans leur vie personnelle. Toute une génération de militaires profitera de son enseignement. Une partie de cette génération constituera le noyau des militaires progressistes qui vont s’organiser dans les années 1970 et réaliser la révolution de 1983. Adama Touré deviendra le ministre de l’information de Thomas Sankara quand celui sera président en 1983.

Un autre voyage va forcer la conscience politique de Thomas Sankara. C’est son séjour à l’académie militaire d’Antsirabé à Madagascar. Parmi les 15 bacheliers de sa promotion, Thomas sera l’un des deux à s’y rendre. À Antsirabé, il se passionne pour les sciences humaines, l’économie politique et la science politique. Deux de ces enseignants vont avoir une grande influence sur lui : les sociologues Régis Rakotonirina et Gérard Roy, tous deux communistes. Il apprendra d’eux les stratégies de pénétration du monde paysan afin de casser le mur entre officiers et paysans, la sociologie pratique, etc. Thomas Sankara se passionne pour le sujet. Ces enseignants et les lectures contribueront à forger sa conscience politique.

Un autre événement qui va marquer Sankara, c’est la révolution malgache de 1972. Celle-ci est partie, d’une part, de la révolte des éleveurs en 1971 qui, victimes de la sècheresse, refusaient de payer l’impôt et les cotisations du parti au pouvoir et, d’autre part, d’un mouvement étudiant contre « l’impérialisme culturel français », et des syndicats. Le président Tsiranana démissionne et l’armée prend le pouvoir. L’une des grandes reformes des militaires est celle des fokolona, des communautés villageoises chargées des travaux collectifs vers qui on décentralise certains pouvoirs. Cette reforme est entreprise par le ministre de l’intérieur le colonel Ratsimandrava qui développe alors une vision du développement enracinée dans les communautés de base. Mais cette vision se heurte aux hiérarchies sociales dominantes. Sankara vécu au milieu de toute cette effervescence.

Son séjour à Madagascar l’a beaucoup influencé. Il a lui permis de prendre conscience de l’état de délabrement de son pays. Il imagine dès lors les changements à entreprendre. Il veut des autobus à Ouagadougou, il songe à remplacer l’uniforme de l’armée burkinabé qui ressemble à celles des armées coloniales, etc. Ce séjour est déterminant pour les tâches qui l’attendent en Haute-Volta.

 

I.3 La marche vers le pouvoir

En 1974, éclate une guerre entre le Mali et la Haute-Volta. Sans informer sa hiérarchie en qui il n’a pas confiance, il tend une embuscade victorieuse à l’armée adverse. Cette épisode va grandement contribuer à la popularité de Thomas Sankara.

Populaire mais indépendant d’esprit et réfractaire à la hiérarchie militaire néocoloniale et conservatrice, Sankara sera éloigné de la capitale et nommé commandant du centre de formation des commandos de Pô, à 160 km de la capitale. C’est là qu’il met en œuvre sa stratégie de pénétration du monde paysan en organisant des activités culturelles et récréatives entre militaires et paysans. Par exemple, les militaires soutenaient les paysans dans les travaux champêtres, .

Dans ces années 1970, Sankara forme un noyau de militaires progressistes qui va se réunir clandestinement pour discuter de la situation du pays qu’ils trouvent insatisfaisante. Ils critiquent la classe politique et militaire néocoloniale qui dirige le pays. Ils établissent une collaboration secrète avec les syndicats et les partis communistes en particulier le PAI qui va leur apprendre les tenants et aboutissants de l’action clandestine et assurer leur formation politique. Ces militaires progressistes se tiennent loin de la classe politique corrompue avec qui ils ne veulent pas collaborer.

En 1981, le colonel Zaye Zerbo propose à Sankara d’entrer au gouvernement. Dans un premier temps, il refuse, mais Valère Somé de l’Union des luttes communistes (UCL) lui conseille d’accepter. La pression est forte et Sankara finit par accepter en septembre 1981 d’entrer au gouvernement pour 3 mois seulement, prévient-il. En fait, il y restera 9 mois. Au poste de secrétaire d’État à l’information, il marque son opposition en manquant le premier conseil des ministres et en se rendant au travail en vélo, contrairement aux autres ministres qui utilisent des Mercedez avec chauffeurs. Il soutient publiquement la liberté de presse et la liberté syndicale, parfois contre l’avis de son propre gouvernement. Cela accroît sa popularité auprès des milieux étudiants et syndicaux. Un autre coup de maître qu’il réalise, c’est l’introduction de la télévision et l’obtention de la diffusion de la Coupe de monde soccer en 1982 grâce à des droits de diffusion de 500 millions payés par la France. Il finit par démissionner le 15 avril 1982

Le 25 novembre 1982, le colonel Saye Zerbo est renversé par un coup d’état conduit par le colonel Jean-Baptiste Ouédraogo. Ce dernier nomme Sankara au poste de premier ministre. Celui-ci ne tarde pas à montrer ses couleurs en termes de probité et de rigueur dans la gestion publique. Il sanctionne les fonctionnaires qui fréquentent les bars sur les heures de travail. Sur le plan international, il se rend à la conférence des non-alignés en Inde ou il prononce un discours remarqué qui lui vaut d’être reçu par Fidel Castro. Dans ce discours, Sankara livre sa vision du non-alignement qui ne consiste pas à se tenir à équidistance de l’Est et de l’Ouest. Pour lui, le non-alignement suppose la maîtrise de ses propres choix, le refus de toute allégeance aux deux Blocs, et le parti-pris assumé en faveur des dominés.

Ne supportant plus ses prises de position, l’aile conservatrice de l’armée organise un coup d’État pour le démettre du poste de premier ministre tout en gardant Jean-Baptiste Ouédraogo à la présidence du pays. Emprisonné, puis libéré, Sankara faillit être assassiné par les militaires. C’est alors que les militaires progressistes et leurs alliés civils communistes accélèrent la cadence des préparatifs pour la prise du pouvoir qui eut lieu le 4 août 1983.

 

La révolution sankariste : une révolution démocratique et populaire

II. 1 Le contexte international et national de la révolution sankariste

La révolution démocratique et populaire (RDP) conduite par Sankara arrive au pouvoir dans un contexte international et national difficile.

Sur le plan international, le monde est en pleine Guerre froide et il faut choisir son camp. Ce que Sankara refuse de faire. Pour lui, ce choix constitue une aliénation. Le Burkina Faso doit agir en fonction de sa population et non subordonner ses intérêts à ceux des Empires qui se partagent le monde.

Le début des années 1980 voit l’émergence du néolibéralisme sous Margaret Thatcher, la première ministre britannique, et Ronald Reagan, le président des États-Unis d’Amérique. Les politiques économiques néolibérales dictées autant par Londres, Washington, que par les institutions internationales comme la Banque mondiale et le Fonds monétaire international visent en premier lieu à instaurer l’austérité, alors que la RDP a choisir d’investir massivement dans les services de base (santé, éducation, agriculture, etc.).

Enfin, l’arrivée de ces jeunes militaires progressistes au pouvoir va à contre-courant de la dynamique politique africaine caractérisée par le déclin du progressisme et le retour de la vague conservatrice. Les dirigeants nationalistes et progressistes qui avaient à cœur l’émancipation de leurs peuples furent assassinés ou renversés par des coups d’État (Patrice Lumumba au Congo, Kwame Nkrumah au Ghana, Modibo Kéita au Mali, etc.). L’Occident soutient la restauration autoritaire conservatrice qui perpétue les liens néocoloniaux que dénonce Sankara et ses amis.

Sur le plan national, ces jeunes révolutionnaires héritent d’un pays en lambeaux qui est gangrené par la corruption des élites, la pauvreté, et le sous-développement dans plusieurs secteurs. En bref, voici quelques statistiques qui illustrent la situation de la Haute-Volta au moment de la prise de pouvoir  de la RDP :

7 millions d’habitants dont 6 millions de paysans;

Un taux de mortalité infantile estimé à 180 pour 1000;

Une espérance de vie limitée à 40 ans;

Un taux d’analphabétisme ahurissant de 98%;

Un médecin pour 50 000 habitants;

16% de taux de scolarisation

Un PIB/habitant de 53 356 F CFA soit un peu plus de 100$ US par année. 

Telle est la situation de la Haute-Volta que Thomas Sankara va s’atteler à changer en commençant par imprimer une nouvelle vision.

 

II.2 Les fondements idéologiques de la RDP

(Largement inspirée de l’article de Ki Doulaye Corentin, « Les fondements idéologiques de la révolution sankariste », Lefaso.net, 17 octobre 2017. https://lefaso.net/spip.php?article79927 )

 

Le nationalisme

Pour Ki Doulay Corentin, les jeunes militaires qui prennent le pouvoir le 4 août 1983 peuvent être considérés comme des nationalistes. Ils s’inscrivent dans la lignée de Patrice Lumumba à Nelson Mandela en passant par Kwamé N’krumah, Sékou Touré, Amilcar Cabral, Agostino Neto, etc. Leur slogan peut se résumer à « Burkina d’abord ». La Déclaration de prise de pouvoir le 4 aout 1983 est claire : « La raison fondamentale et l’objectif du CNR, c’est la défense des intérêts du peuple voltaïque, la réalisation de ses profondes aspirations à la liberté, à l’indépendance véritable et au progrès économique et social. » Toutefois, son nationalisme est très distinct d’un certain nationalisme xénophobe. Au contraire, pour Sankara, sa révolution est celle de tous les peuples dominés. Lors de son mémorable discours devant l’Assemblée des Nations-Unies à New York, il clame haut fort qu’il prendra la défense de tous les « damnés de la terre » d’où qu’ils soient. Son nationalisme exprime une reconquête de la dignité confisquée par l’impérialisme.

 

L’anti impérialisme

L’anti-impérialisme de Thomas Sankara est le corollaire logique de son nationalisme, l’impérialisme a pris en Haute-Volta le visage du néocolonialisme français. Lénine définit les mécanismes de l’impérialisme ainsi: 1) Concentration de la production et du capital parvenu à un degré de développement si élevé qu’elle a créé des monopoles; 2) Fusion du capital bancaire et du capital industriel et création à partir de ce capital financier d’une oligarchie financière; 3) Exportation des capitaux; 4) Formation d’une union internationale capitaliste se partageant le monde; 5) Achèvement du partage territorial du globe par les puissances capitalistes.

Le moins que l’on puisse dire est que la Haute-Volta était sous la férule totale de la France qui contrôlait son économie et sa classe politique. La main de la France serait derrière le coup d’état de mai 1983 qui a destitué Sankara du poste de premier ministre. Les institutions de la Haute-Volta étaient calquées sur celles de la France. Ce mimétisme caricatural est illustré par le nom même du pays qui ressemble à ceux des départements français. Dès lors, pour Sankara, la déconnexion de la France constitue la condition de son émancipation. « Par ailleurs, en voyageant, les intellectuels civils ou militaires expérimenteront souvent le poids du mépris pour le « voltaïque » et ils absorbent souvent la honte d’être nés dans un pays maudit ou abandonné des dieux. Ces sentiments de frustration se cristallisent peu à peu chez les jeunes capitaines qui n’excusent pas leurs ainés de faire partie de cette gangrène mafieuse et affairiste. Les circonstances et le hasard des rencontres feront sans doute le reste pour ancrer dans l’idée des jeunes militaires que le mal qui ronge leur pays n’était pas seulement interne, mais participait d’un système mondial d’exploitation des pays du Tiers monde et particulièrement le Burkina Faso et qu’il fallait expérimenter une autre politique pour extirper ce mal profond qu’est l’impérialisme. »

 

Le marxisme humaniste

Les jeunes militaires de la RDP ne sont pas des novices en matière de pensée politique même s’ils n’ont pas d’expériences pratiques de la politique. Déjà dans les années 1970, ils ont entretenu des liens clandestins avec les partis et syndicats communistes. Leur formation  a été réalisée par ces communistes. Souvenons-nous aussi que Thomas Sankara lui-même a baigné assez tôt dans la pensée marxiste lors qu’il était au lycée militaire, puis à l’académie militaire d’Antsirabé au Madagascar. Le marxisme lui a offert une grille de lectures de la situation délétère de son pays qu’il s’est juré de changer. « Au niveau des casernes, les idées politiques bouillonnaient depuis quelque temps déjà ou même depuis l’indépendance. En effet, l’agitation communiste n’avait pas épargné les casernes où de jeunes militaires étaient conquis par l’idée révolutionnaire. » Toutefois, il y aurait lieu de nuancer le fait que Sankara n’appelle pas la RDP une révolution communiste et qu’il ne se soit jamais joint à un parti communiste. En vérité, même si l’ouvrage de Lénine, « L’État et la Révolution » était son livre préféré, le marxisme qu’il professe est différent. Pour lui, la lutte de classes au Burkina se pose dans des termes différents : la classe ouvrière est faible et il n’y a pas une bourgeoisie qui puisse permettre une lutte de classes. Dès lors, il faut s’inspirer de l’essence de la lutte des classes qui est la lutte contre la domination et les dominants. Au Burkina, les dominants sont les impérialistes français et leur alliés locaux. Sankara n’aura de cesse de les combattre durant toute sa présidence.

 

II.3 Les accomplissements de la révolution sankariste

(Ki Doulaye Corentin, « Les fondements idéologiques de la révolution sankariste », Lefaso.net, 17 octobre 2017. https://lefaso.net/spip.php?article79927 )

Sur le plan national :

Sur le plan intérieur, la révolution a à son actifs des accomplissements remarquables sur le plan politique, économique, social et culturel en quatre ans de règne.

 

1. Libération politique 

Le premier changement est celui du nom même du pays. De la dénomination impérialiste de Haute-Volta qui ressemble aux noms de régions en France, on passe à Burkina Faso, le pays des hommes intègre. Ce changement de nom vise non seulement à redonner une conscience et une fierté nationale à la population, mais aussi à unir le pays car ce nom vient de trois langues nationales : mossi (burkina, intègre), peul (Dioula, terre), Dioula (bè, habitants). Dans l’optique de l’unité nationale et de la déconnexion d’avec la France, la télévision n’émet pas seulement en français mais en moré et en diverses autres langues nationales.

La RDP s’est aussi attelé à la disqualification politique et administrative des pouvoirs coutumiers, considérés comme des alliés du néocolonialisme. Ainsi, tous les chefs de villages et les chefs traditionnels ont été bannis au profit des comités de défense de la révolution (CDR). La création des CDR qui rassemblent tous les citoyens permet à la population de participer directement à la gestion du pays. Les CDR géographiques sont crées dans les villes et les villages, et les CDR de services sont crées dans les administrations et les entreprises, concurrençant ainsi, hélas, les syndicats.

À l’actif de la RDP, il faut ajouter la lutte implacable contre la corruption menée par Sankara. Pour lui, la corruption heurte d’abord les paysans et les démunis car elle prive l’État des moyens d’offrir des services publics. La lutte contre la corruption se traduit par la création de la Commission du peuple qui est chargée de la prévention de la corruption. À cette Commission, les dirigeants doivent déclarer publiquement leurs biens, y compris Sankara lui-même. Aussi, sont créer des tribunaux populaires de la révolution qui tiennent des procès publics pour corruption à des responsables publics anciens et actuels.

 

Libération économique

En pleine émergence de la doxa néolibérale, Sankara refuse les politiques d’austérité de la Banque mondiale. Il rejette les programmes d’austérité d’ajustements structurels et les  coupures dans les services publics préconisées par la Banque mondiale. Il refuse aussi  l’aide du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale, dans un contexte de fin de l’aide budgétaire de la France qui continue d’accorder seulement de l’aide aux projets.

Face à l’assèchement du robinet de l’aide extérieure, Sankara s’attèle à trouver des ressources internes pour financer ses réformes. Ainsi, il gèle tous les salaires, met fin aux avantages corporatifs, baisse le train de vie de l’État, et instaure une taxe sur le salaire qui sert à financer les réformes. Les ressources ainsi dégagées lui permettent de lancer de vastes programmes d’investissement :

« L’économie va alors tirer sa force de deux slogans complémentaires : « compter sur ses propres forces » et « consommer burkinabè ». Compter sur ses propres forces signifiait mettre le peuple au travail. Il ne s’agissait plus de faire de jolis plans bien chiffrés et d’attendre l’argent des bailleurs de fonds. Le financement extérieur devient donc accessoire. Le principal, c’est la force de travail du peuple mobilisé. Ainsi s’engage une bataille homérique sur tous les fronts dont celle du rail fut longtemps un symbole significatif. Pour l’agriculture, le « projet Sourou » fut relancé. Dès la seconde année de la révolution, un ambitieux « programme populaire de développement » (PPD) fut lancé. Au coût de 160 milliards de francs, il équivalait à trois fois le budget national et devait permettre au bout de quelques années d’améliorer les conditions de vie des populations et de créer un minimum d’infrastructures dans les zones rurales : retenues d’eau (barrages), dispensaires, écoles, routes, terrains de sport, cinémas, magasins. »( Ki Doulaye Corentin, « Les fondements idéologiques de la révolution sankariste », Lefaso.net, 17 octobre 2017. https://lefaso.net/spip.php?article79927 )

 

Au final, 71% des investissements vont à la paysannerie (irrigation, pêche, forêts, etc.)

Sur le plan environnemental, Sankara est le premier dirigeant à admettre que la dégradation de l’environnement est due à l’homme. Très pragmatique, il prend des petites mesures concrètes de préservation de l’environnement. Ainsi, il lance les trois luttes environnementales : luttes contre la divagation des animaux, lutte contre la coupe abusive du bois et la lutte contre les feux de brousse. Il appelle la population à utiliser les foyers améliorés pour  cuisiner afin d’éviter la perte de chaleur. Il contraint chaque village à consacrer une partie des terres villageoises à la création d’une forêt communale. Il lance un projet de ceinture verte de 50 km qui devra traverser le pays d’Est en Ouest pour arrête le désert, mais il est assassiné avant que ce projet ne voit le jour.

Enfin, nous pouvons citer la nationalisation des terres et leur redistribution aux paysans, la bataille du rail qui visait à construire d’environ 160 km de rails sur les fonds propres du Burkina Faso suite au refus de la Banque mondiale de la financer, la construction de logements sociaux, l’augmentation de la production céréalière de 1 milliard de tonnes à 1.6 milliards de tonnes en 1987, ce qui permet au pays d’éviter la famine et la sécheresse auxquelles il faisait face de manière récurrente, etc.

 

Libération sociale

En santé, la révolution permet de construire 7 460 centres de santé primaires, soit un centre par village.  Une immense campagne de vaccination permet de vacciner 2 millions d’enfants en 2 semaines grâce aux CDR et aux coopérants cubains, alors que les partenaires occidentaux n’y croient pas. Sankara est le premier président d’un pays à reconnaître la pandémie du VIH/SIDA.

En éducation, la révolution permet d’alphabétiser 36 000 villageois. Pour encourager la scolarité des jeunes, les frais de scolarité au primaire sont réduits de 60%. Au secondaire, ils le sont de 50%. Ces mesures provoquent l’afflux de 3 000 étudiants ivoiriens car en Côte d’ivoire, un des pays voisins du Burkina Faso, les frais de scolarité y étaient 8 fois plus élevés. 

Sankara est aussi le premier dirigeant africain à accorder la priorité à l’émancipation des femmes via des mesures à la fois symboliques et substantielles. Ainsi, il institue le 22 septembre comme la journée des « maris au foyer » qui vise à familiariser les hommes aux besognes dont s’acquittent quotidiennement les femmes (connaître les prix des denrées alimentaires, expérimenter l’épuisement causé par les tâches ménagères, etc.).

 

Il modifie la constitution pour réserver 5 places aux femmes dans le gouvernement. Il met fin au mariage précoce, à la dot, aux mutilations génitales, et il combatt la violence domestique.

Sankara articule une vision systémique du sexisme qui, pour lui, est  ancré dans l’histoire, les pratiques culturelles et l’organisation féodale. Il appelle à un changement anthropologique de l’homme burkinabé pour qu’advienne un nouvel homme dépourvu de tout sexisme. Jamais un homme politique africain n’avait articulé une telle vision de l’égalité des genres. Pour Sarra Mc Fadden, Sankara a été influencé par les écrits de Simone de Beauvoir et Alexandra Kollontai, féministe marxiste russe. (Patricia McFadden, « Women's Freedoms are the Heartbeat of Africa's Future: A Sankarian Imperative”, in Amber Murray, A Certain Amount of Madness The Life, Politics and Legacies of Thomas Sankara, Pluto Press, 2018)

 

Libération culturelle

Au titre des changements culturels, nous pouvons citer (Ki Doulaye Corentin, op.cit.) :

– La création de la Semaine nationale de la culture permettant à chaque nationalité de présenter aux autres, le meilleur de son art dans différents domaines : danses, chants, sports traditionnels, arts vestimentaires, culinaires etc.

– Le renforcement du FESPACO et la mise en place d’une politique de soutien au cinéma et aux cinéastes burkinabés allant jusqu’à l’assistance financière, comme par exemple l’aval de l’État pour des prêts bancaires demandés par les cinéastes.

– La création du Salon international de l’artisanat de Ouagadougou qui permet non seulement à l’art et à l’artisanat burkinabè de s’exposer, mais aussi aux artisans africains, voire d’autres parties du monde, de venir à Ouagadougou participer à une grande fête et échanger des expériences. Rappelons que l’artisanat participe pour 30% dans l’économie burkinabè et occupe 40% de la population.

– L’initiative d’un Institut des peuples noirs dont la mort rapide de Sankara n’a pas permis la réalisation. Cet institut devrait faire connaître les études et les recherches sur l’Égypte ou Kemit (le pays des noirs), dans le but de renouer avec l’histoire véritable des peuples noirs afin de reconquérir leur identité culturelle. Cet institut sera créé au Venezuela sous la présidence d’Hugo Chavez qui était un admirateur de Thomas Sankara.

 

À l’internationale : La question de la dette

Cette section s’inspire de Sakue-C. Yimovie, « Re-Reading Sankara’s Philosophy for a Praxeology of Debt in Contemporary Time”, in Amber Murray, A Certain Amount of Madness The Life, Politics and Legacies of Thomas Sankara, Pluto Press, 2018.

Lors de son discours devant l’Assemble de l’Organisation de l’Unité africaine (OUA), Sankara va jeter un pavé dans la marre en demandant aux pays africains de ne pas rembourser leur dette. Visionnaire encore une fois, il est le premier dirigeant au monde à poser publiquement la question de la dette. Pour lui, la dette n’est pas seulement une question financière. Elle doit être considérée d’un point de vue historique et non simplement économique et financière. Car, elle traduit l’inégalité fondamentale entre le Nord et le Sud et elle prend racine dans l’exploitation esclavagiste et coloniale. En claire, Sankara veut changer le narratif sur la dette présentée souvent comme une aide généreuse du Nord au Sud. Pour lui, la véritable dette est celle de l’esclavage et de la colonisation que le Nord n’a jamais remboursée.

Il réfute la notion de « crise de la dette » car il n’y a pas de crise pour les Africains. Pour lui, s’il y a crise, alors il s’agit d’une crise pour les pays du Nord et non pour ceux du Sud. Dans une perspective léniniste, cela signifie que la dette résulte de la contradiction interne au capitalisme. Autrement dit, la compétition propre au système capitaliste entraine une baisse du taux de profit. Cette baisse du taux de profit est ruineuse,  mais elle peut être évitée par l’exportation du capital et des produits sous forme de prêts, de dettes, etc. dans les pays du Sud. Voilà pourquoi Sankara estime que la dette est un problème propre aux pays capitalistes du Nord. 

La seule aide acceptable pour Sankara est l’aide qui permet de se passer de l’aide car malheureusement l’aide au développement perpétue la pauvreté. Pire, elle divise le monde en deux visions téléologiques entre les bons et les mauvais, elle véhicule l’idée d’un chemin unique de développement que les mauvais doivent emprunter pour aller vers les bons. En somme, endetter le Sud comporte un agenda implicite de transformation de ces pays pour en faire des pâles copies des pays du Nord. L’aide tue toute créativité puisque les conditionnalités relatives à l’aide empêchent toute innovation: « Pourquoi voulez-vous créer ceci ou cela, nous l’avons déjà inventé pour vous, etc. »

La dette est aussi anti-démocratique. En effet, dans le processus de négociation de la dette, les gouvernements du Sud ont les mains liés, cela devient une affaire de technocrates. Or, les gouvernements et les technocrates ne paient pas les dettes, ce sont les populations qui les paient. Ces technocrates mourront un jour, mais la population reste. Il est dès lors urgent de faire de la dette une question de débat public et démocratique. Faire de la question de la dette un enjeu public a été le plus grand legs de Sankara sur le plan international.

Aujourd’hui, la questionne de la dette est débattue dans tous les forums, même si elle ne l’est pas souvent dans les termes posés par Sankara. Au final, il avait raison. L’aide au développement ne vise pas à développer le Sud mais le Nord. Il s’agit d’un mécanisme inique qui oblige les pays pauvres à financer les pays riches. Rien qu’en 2010, les pays du Nord ont versé 455 milliards de dollars (prêts, aides humanitaires aux réfugiés, rapatriement des immigrants) aux pays du Sud alors que cette même année, les pays du Sud ont envoyé 827 milliards de dollars vers l’Occident. Il semble bien que ce soit le Sud qui finance le Nord, alors même que ce dernier refuse encore d’évoquer la question de la réparation de la traite négrière transatlantique, de l’esclavage et de la colonisation.

 

II.4 Les écueils de la révolution sankariste

Certes, la révolution sankariste a un bilan qui ferait pâlir nombre de gouvernements, mais elle n’est pas exempte de critiques. Parmi les reproches qui lui sont faites, on peut relever :

– Les exactions : la violence des CDR contre certains syndicalistes, fonctionnaires et la population; l’exécution des militaires putschistes suite à une tentative de coup d’État manqué; le licenciement d’environ 1300 enseignants et de plusieurs fonctionnaires suite à une grève menée par un syndicat d’enseignants hostile à la révolution, etc.

– Les difficultés financières : beaucoup de projets n’ont pas pu être réalisés faute de moyens car les alliés d’Afrique et d’Amérique latine (Cuba et Nicaragua) étaient, eux aussi sans moyens financiers; l’effort révolutionnaire a été élevé pour la population qui semblait épuisée par tant de sollicitations.

 – La division interne: le Conseil national de la révolution (CNR) était divisé sur l’ampleur et le rythme des réformes. Face à la critique populaire sur les efforts demandés à la population, Sankara opta pour un ralentissement du rythme des reformes. Hélas, cette position ne trouvait pas grâce aux yeux des communistes idéologues pressés et des jeunes militaires opposés à l’apaisement du rythme de la révolution. Ces divisions aboutirent à un coup d’État et à l’assassinant de Thomas Sankara le 17 octobre 1987 par Blaise Compaoré, son bras droit qu’il considérait comme un frère.

 

II.5 L’héritage du sankarisme

L’héritage de Thomas Sankara est multiforme et s’étend au-delà des frontières du Burkina Faso.

Aux Burkinabés, Thomas Sankara a légué un nouveau pays et une fierté nationale qui ne se dément pas. Petit pays connu davantage pour la famine et la sécheresse qui l’accablaient, le Burkina Faso est désormais connu comme le pays modèle qui s’est tenu debout face aux puissances impérialistes. Désormais, le nom de Sankara est indissociable de celui du Burkina Faso. Aujourd’hui encore, ne dit-on pas le Burkina Faso de Thomas de Sankara? C’est pourquoi il peut être compté parmi les bâtisseurs des nations.

Au Burkina Faso et ailleurs en Afrique, les idéaux de Thomas Sankara sont repris par des partis politiques : Black First Land First (BFLF) dont les membres font le serment sankariste, et Econimic Freedom Fighter (EFF) en Afrique du Sud; Economic Freedom Fighter en Namibie, l’Union pour la renaissance/parti sankariste (UNIR/PS), et le Front des Forces sociales au Burkina Faso.

Les mouvements citoyens des jeunes à travers l’Afrique, du Sénégal à la République démocratique du Congo, s’inspirent du Sankarisme, même si Thomas Sankara n’aimait pas être érigé en penseur politique. Les revendications portées par ces mouvements s’inspirent de ses idéaux. Ils exigent une nouvelle éthique de la pratique politique qui s’alimente à l’éthique sankariste du pouvoir : indépendance, simplicité, cohérence, franchise, courage, créativité, souci des déshérités, etc. Enfin, pour tous les progressistes à travers le monde, Sankara a redonné ses lettres de noblesse au concept de révolution socialiste. À l’heure où le mot « révolution » peut susciter des railleries, rappelons-nous que la révolution peut changer les conditions de vie matérielles de ceux et celles qui souffrent. Sankara l’a prouvé. Dans la nuit noire du conservatisme et du néolibéralisme des années 1980, il s’est élevé avec audace pour montrer au monde qu’une autre voie était possible. Que nous ne sommes pas condamnés à accepter la logique marchande, fut-elle dominante. Que le but ultime de la politique est de rendre la population heureuse. Comme tel Sankara est une figure qui inspire tous les progressistes à travers le monde.

Remerciement à Mbaï-Hadji Mbairewaye pour nous avoir transmis le texte de sa conférence.

 

Période de questions :

* Ma question se rapporte au néo-colonialisme français. La France appliquait un programme d’avantages comparatifs dans ses colonies africaines. À l’époque, la Haute-Volta servait de réservoir de main-d'œuvre pour développer les plantations, particulièrement en Côte-d’Ivoire. À propos de fokolonas, j’ai trouvé plaisant que tu nous en parles parce que c’était mon projet comme sujet de maîtrise, je voulais travailler sur les fokolonas rénovées à Madagascar. Quand j’étais là-bas, j’ai d’ailleurs rencontré l’épouse du colonel Ratsimandrava qui avait fait la révolution. Les fokolonas c’est l’assemblée des gens du village. Elles sont nées d’une organisation traditionnelle où les gens de chaque village s’organisaient entre eux. On y discutait très longuement et les femmes y avaient leur place. D’après certaines sources, ce seraient les notables qui auraient fini par prendre le contrôle de cette instance décisionnelle, surtout sur les hauts plateaux. Au départ, l’idée était très bonne. Traditionnellement, au moment où j’étais là, le pouvoir des fokolonas était plus fort que le pouvoir central.     

Cela ressemble aux communautés ecclésiales de base en Amérique latine. Il est certain que pour les Comités de défense de la révolution, CDR, Sankara s’est inspiré des fokolonas.

* Au début, vous avez mentionné que Sankara avait rencontré Kadhafi, mais après il semble que leur entente ait changée ? Quel est l’origine de ce retournement ?

Excellente question. Quand Sankara était premier ministre, au retour de la Conférence des pays non-alignés, il s’est arrêté en Lybie et s’est lié d’amitié avec Kadhafi. C’était en 1982. Quand Sankara est devenu président, il continuait de bien s’entendre avec Kadhafi, mais ce dernier était très particulier. Il avait écrit un livre vert qui faisait la synthèse entre la droite et la gauche et il cherchait à étendre son influence en Afrique et à y appliquer ses politiques. Sankara a pris le pouvoir à 33 ans alors que Kadhafi qui était au pouvoir depuis 1967 espérait pouvoir l’influencer. Qui plus est, il avait énormément d’argent et il accordait de l’aide militaire au Burkina Faso. En retour, il voulait que Sankara applique ses idées. Il cherchait à l’inféoder, mais Sankara a refusé. Rappelez-vous : « Le Burkina au Burkinabés. » C’était cela sa révolution nationaliste. C’est de là que débute la mésentente entre les deux.

Le second point de rupture, c’est sur la question du Tchad. La Libye avait envahi le nord du Tchad, sauf que Sankara était contre. C’était un homme franc, ami ou ennemi, il exprimait ses critiques et ses opinions. Il a dit à Kadhafi que les pays africains ne devaient pas s’attaquer entre eux. Il s’était même proposé comme médiateur entre le Tchad et la Libye.

Le troisième point, c’est que Kadhafi soutenait Charles Taylor au Liberia, un chef rebelle dans les années 1990. Cet homme qui possédait à la fois la nationalité américaine et libérienne, était en prison aux États-Unis. Un jour, les Américains ont libéré Taylor pour qu’il renverse le président du Liberia, Samuel Doe. Taylor se réfugie au Burkina Faso, Sankara ne veut pas de ce dernier, mais Compaoré est d’accord. À cette époque, la Libye et les États-Unis soutiennent Charles Taylor. Alors Kadhafi propose à Compaoré de l’aider à renverser Sankara, s’il accepte d’aider Taylor à renverser Samuel Doe. Il semble qu’il y ait eu des soldats de la Libye impliqués dans l’assassinat de Thomas Sankara. La Libye voulait que les Libériens aident Compaoré à prendre le pouvoir et en retour le Burkina Faso devenait une base arrière pour les rebelles de Charles Taylor pour renverser Samuel Doe. C’est ce qui est arrivé après la mort de Sankara, le Burkina Faso est devenu une zone de transit pour les armes qui alimentaient la terrible guerre au Liberia.                 

* J’aimerais revenir sur l’assassinat de Sankara. Donc, son meilleur ami a accepté de jouer les traîtres en échange du pouvoir pour lui-même ? 

C’est exactement cela. À la fin de ma présentation, j’ai parlé de contradictions internes dans la révolution. À partir d’un moment, Compaoré et Sankara ne s’entendaient plus. Il y avait beaucoup de divergences et c’était public. Il y avait des tracs qui critiquaient Sankara et les médias prenaient le côté de l’un ou de l’autre. Tout le monde savait qu’il y avait une mésentente entre les deux sur les orientations de la révolution. Blaise Compaoré était très militariste et il voulait employer la répression. Sankara n’était pas d’accord avec l’emploi de la répression pour faire taire la dissidence. Ce dernier refusait de verser le sang inutilement ou de mettre l’armée de l’avant. Par exemple, l’enseignant qui avait forgé la conscience politique de Sankara, Adama Touré au lycée militaire avait pris ses distances avec le régime parce que c’était un communiste idéologue et prosoviétique. Il pensait que la révolution devait aller beaucoup plus loin. Il a été accusé d’être un élément perturbateur de la révolution et on l’a capturé. Le Conseil national de la révolution, un conseil militaire, propose alors d’éliminer Touré. Compaoré voulait tuer Touré, mais Sankara s’y est opposé de toutes ses forces et il l’a fait libéré. Autre événement, tandis que Sankara était à l’extérieur du pays, lors d’une grève d’un syndicat qui n’était pas proche du régime, Compaoré et le conseil des ministres licencient 1 300 enseignants. À son retour, Sankara veut renverser la décision, mais il échoue parce que le conseil des ministres ne veut pas se montrer faible devant les grévistes. Toutefois, à la veille de sa mort, Sankara signe un décret qui les rétablit dans leurs fonctions. Ces divisions sont nourries par les puissances étrangères et Compaoré ne peut pas se débarrasser de Sankara sans l’aide de celles-ci.

À l’époque, Houphouët-Boigny, président de la Côte-d’Ivoire, était le représentant de l’impérialisme français en Afrique de l’Ouest. Sankara était opposé à ce dernier qui était réputé pour corrompre les gens. Une anecdote rapporte qu’un jour Sankara était allé rendre visite à Houphouët-Boigny et que celui-ci lui avait offert une valise pleine d’argent. Sankara avait ouvert la porte du bureau et il avait montré la valise à ses conseillers qui l’attendaient à l’extérieur pour qu’ils voient l’argent qu’il refusait de prendre. C’était une véritable humiliation pour le président ivoirien qui ne lui a jamais pardonné.

* Est-ce qu’il y a eu des accusations concernant l’assassinat de Sankara ?

Est-ce qu’il y a eu un procès ?

On espère que le procès va s’ouvrir cette année. Les enquêtes sont pas mal avancées. Les mandats d’arrêts sont lancés. Cela fait longtemps qu’on attend, depuis 1987.          

* Est-ce que les chefs de village ont été éliminés physiquement ?

Non, c’est la fonction qui a été abrogée.

* Combien de temps a-t’il été en prison avant d’être libéré après qu’il ait été démis de ses fonctions de premier ministre ?

Il était emprisonné à la maison, mais il continuait de recevoir des gens et de tenir des réunions chez-lui. Il était tellement populaire que lors du coup d’État les étudiants et les syndicats manifestaient tous les jours pour sa libération. C’était une vedette et personne ne touchait à un cheveux de Sankara. Si les militaires conservateurs avaient fait leur coup d’État plus tôt, Sankara aurait été éliminé avant même de devenir président.   

* Quel était le statut de la femme à l’époque au Burkina Faso ?

Avant 1983, c’était le règne du patriarcat le plus complet. Dans son discours d’orientation politique du 2 octobre, cette orientation était déjà présente et affirmée. L’un des principaux objectifs de la révolution était la libération de la femme. En dehors de la lutte contre l’excision, etc., ils ont créé l’Union des femmes burkinabées. C’est une organisation qui permet aux femmes de discuter entre elles de leurs conditions. Des gens ont fait la critique comme quoi cela ne fonctionnait pas très bien, mais au moins ils ont créé cela comme de nombreuses autres associations d’ailleurs. Cela reproduit le modèle des organisations communistes qui organisaient les gens par secteur d’activité. Le 8 mars 1987, Sankara va prononcer un très grand discours sur la condition de la femme où il fera le lien entre le racisme, l’impérialisme et la condition de la femme.

Après la restauration autoritaire de Blaise Compaoré, il y a tout de même un héritage de Sankara qui demeure. À l’époque, il y avait des organisations de femmes tchadiennes qui allaient au Burkina Faso pour s’instruire des pratiques paysannes des femmes, etc. Donc, les idées que Sankara a semées sont restées  jusqu’à aujourd’hui et les organisations de base en ce pays demeurent très fortes. Le Burkina Faso est vu comme un exemple en termes d’organisation communautaire. Je ne connais pas bien la situation des femmes burkinabées aujourd’hui, mais il est certain qu’elle est meilleure qu’avant 1983.      

Sankara a beaucoup insisté sur l’éducation, en particulier celle des jeunes filles. Aujourd’hui, les jeunes qui s’engagent, ce sont les jeunes qui sont nés sous son régime. Individuellement comme collectivement, on se réclame de lui. Ce sont ses idées qui nous ont forgés. Ces jeunes qui aujourd’hui font le changement au Burkina Faso, sont issus des idées de Sankara.      

* On sait qu’il était en avance sur son temps. Est-ce qu’aujourd’hui, une révolution fondée sur les idées de Sankara ne serait pas anachronique ?

Je pense qu’il est possible de le faire, mais cela serait très difficile parce que le néolibéralisme a étendu ses tentacules partout en Afrique. Cette idéologie a fait de nous des consommateurs, nous ne sommes plus prêts à faire des sacrifices, à nous engager, et il y a eu une démobilisation aussi. Chacun ne rêve que d’avoir sa voiture et sa maison, mais l’idée de se sacrifier pour le bien commun, c’est aussi un héritage de Sankara. Cela n’existe plus aujourd’hui. Je pense que c’est possible et je le souhaite de tout mon cœur. Les contraintes sont plus difficiles parce que les bailleurs de fonds ne vont pas vous laisser faire. La France, les États-Unis, l’Angleterre, l’Allemagne, le Canada, etc., ne vous laisseront pas faire, et les traîtres internes sont plus nombreux. Celui qui se rapproche le plus de Sankara selon moi, c’est le président ivoirien Laurent Gbagbo. Vous voyez ce que la France lui a fait. Ils ont bombardé sa résidence pour le sortir torse nu parce qu’il avait cette vision de la Côte-d’Ivoire aux Ivoiriens. Il affirmait qu’il fallait faire le budget de la Côte-d’Ivoire selon les moyens qu’ils avaient, sans s’endetter. La France est venue bombarder l’aéroport d’un pays indépendant. Cela m’a tellement fait mal de voir cela. Ils sont venus sortir le président sous le motif qu’il aurait truqué les élections. Combien de chefs d’État en Afrique ont truqué les élections et la France les supporte ? Les contraintes sont plus élevées aujourd’hui et les risques sont plus grands. Moins de gens veulent s’impliquer, mais le sentiment anti impérialiste français est là. Aucune figure politique n’incarne cela aujourd’hui parce que le risque est grand d’être éliminé par les puissances étrangères.                 

* Je m’interroge sur le rapport que Sankara avait avec la religion et la tradition, considérant le poids de ces institutions sur la condition de la femme ? Comment se positionnait-il par rapport à cela ?

Son biographe, Bruno Jaffrey, nous dit qu’il parle rarement de religion. En fait, il n’a jamais cité Jésus ou Mohammed. Comme enfant, il a grandi dans la tradition catholique, donc la tradition sociale de cette Église l’a forgé un peu tout de même. L’amour des pauvres, tout cela l’a influencé un peu. Il a  tiré une inspiration de l’Église catholique, mais jamais il ne s’en est réclamé ouvertement. Autant il se réclamait du marxisme, autant il ne rejetait pas la religion. Dans son discours aux Nations Unies, il cite même des versets bibliques. Pour ce qui est de la tradition, il est clair qu’il s’opposait aux chefs traditionnels, mais la tradition était tellement ancrée qu’il était très difficile de la combattre. C’est son échec aussi parce que les comités de défense de la révolution ne sont pas parvenus à remplacer les chefs de village. L’une des critiques qu’on faisait de Sankara, c’est qu’il avait été trop radical envers les chefs de village traditionnels. Il lui aurait fallu composer un peu parce que tous les chefs n’étaient pas forcément impérialistes. Au lieu de diviser les chefs traditionnels, en se ralliant les plus faibles, il se les est tous mis à dos. Le président du Ghana disait à Sankara : « Tu demandes trop aux paysans. Ce sont des analphabètes, ils ne comprennent pas ce que tu exiges d’eux. » Alors, il faut savoir parler aux paysans. Sankara était un idéaliste. 

* Je vois beaucoup de parallèles avec l’assassinat de Patrice Lumumba en République démocratique du Congo.

C’est le même schéma, l’impérialisme va chercher autour de toi qui est-ce qui va te trahir.   

* Vous avez dit que c’était une incohérence entre l’éducation catholique de Sankara et son marxisme, mais on regarde des idéologies comme la Théologie de la libération, on voit qu’il y a quand même un rapprochement à faire entre les enseignements du Christ et certaines valeurs du marxisme. On ne peut pas nier que l’idée de la redistribution de la richesse dans le marxisme rejoint les valeurs de charité et l’amour du prochain qu’on retrouve dans la Bible.  

Sankara aurait pu éliminer son adversaire, il savait qu’il allait être tué, mais il a préféré se sacrifier pour que ses idéaux révolutionnaires vivent. S’ils s’étaient entre tué, ses idéaux auraient disparus avec lui. C’est lui la figure de la révolution et sa crédibilité provenait aussi de sa façon d’être. Il était animé par le sens du bien commun. En 1984, sept hauts gradés ont été exécutés après une tentative de coup d’État. La révolution fonctionnait avec un conseil militaire collégial qui prenait les décisions à la majorité. Sankara s’est toujours opposé aux exécutions de ses adversaires politiques, mais cette fois il n’est pas parvenu à renverser la décision. C’est la tache qui restera sur cette révolution. Sankara demeure un humaniste et son image de pacifiste demeure. Pour lui, l’armée était d’abord un instrument de développement et non un instrument de répression.

Remerciement à Mbaï-Hadji Mbairewaye

Applaudissements….

Introduction et période des question rapportées par Yves Carrier

 

 

 

 

             

 

  

 

 

 

 

 

 

 

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