#292 – Interculturalité et laïcité dans la société, les cultures religieuses et laïques peuvent-elles dialoguer ?

# 292 – Interculturalité et laïcité dans la société,

les cultures religieuses et laïques peuvent-elles dialoguer ?

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Animé par Gérald Doré (GD) et Robert Lapointe (RL)

Robert et moi allons vous faire un état de la question, ensuite, comme dans la tradition autochtone, la parole va être à vous en utilisant un bâton de parole. Cela veut dire que l’on ne s’interrompt pas et si l’on souhaite prendre la parole, on attend son tour et on se lève pour aller chercher le bâton de parole, puis on le rapporte au centre du cercle. La question suggérée pour le partage suivant la présentation sera : Pensez aux expériences que vous pouvez avoir vécues de dialogue entre laïcité et culture religieuse. Par exemple, des gens qui ne veulent rien savoir des religions qui dialoguent avec des gens engagés dans une démarche religieuse, qui partagent parfois des engagements sociaux ensemble. Si vous avez vécu ce genre d’expérience, c’est une bonne occasion pour nous en parler. L’autre possibilité dans les échanges, c’est le photo-langage présenté sur l’affiche d’invitation à la soirée mensuelle. Cela peut être aussi une piste pour vos interventions en vous demandant quelle image vous parle et que vous dit-elle sur le dialogue possible ou sur les obstacles au dialogue. GD

Dans l’actualité, on parle beaucoup du thème de la laïcité. Alors d’un côté se trouve l’État, quelle place occupe la laïcité dans les documents juridiques qui définissent l’État au Québec et au Canada? De l’autre côté, nous avons la société civile qui comprend tout ce qui est associé en dehors de l’État. Robert va préciser la définition de ce que c’est que la société civile et il nous fera l’historique de la laïcité dans la société civile. Curieusement, le mot laïcité n’apparaît pas dans les textes juridiques au Québec et au Canada, c’est un mot qui vient de la France. Dans la constitution et les documents juridiques français, on emploie le mot laïcité. Si vous allez sur le site internet du gouvernement français, vous allez trouver la définition de ce mot. Au Canada, la laïcité n’est pas inscrite dans la constitution. Il n’y a pas non plus de religion juridiquement établie. Lors de la Conquête, les Britanniques auraient bien aimé imposer l’Église d’Angleterre comme seule religion officielle, mais les circonstances historiques ont fait en sorte que ce n’était pas réaliste parce qu’ils avaient besoin de l’appui des Canadiens contre les Américains qui menaçaient d’envahir le pays, ils devaient faire des concessions. En Angleterre, suite à la scission d’Henry VIII avec l’Église catholique, c’est l’Église anglicane qui est l’Église officielle parce qu’elle est dirigée par la reine ou le roi. GD

Il n’y a pas eu ici de religion juridiquement établie. Par contre, culturellement, la religion catholique a été établie dès les débuts de notre histoire. Dans l’Acte de l’Amérique du Nord Britannique, le système éducatif est confessionnel, catholique pour les francophones et protestant pour les anglophones. La petite minorité protestante francophone qui a pu renaître après la Conquête fut forcée de s’assimiler à la communauté anglophone. Même chose pour les Juifs qui ont immigré ici, ils ne pouvaient pas fréquenter l’école en français qui était catholique et ils devaient s’intégrer au système des écoles protestantes qui était plus ouvert. Ce n’est qu’avec l’arrivée des juifs séfarades en provenance d’Afrique du Nord, après la Seconde guerre mondiale, qu’ils ont réussi à obtenir des écoles en français à Montréal. GD

Lorsque j’étais pasteur, j’étais responsable d’une petite communauté protestante francophone à Saint-Damas de L’Islet. Elle existe depuis la fin du 19ème siècle. Je vous dis qu’ils en ont arraché parce qu’il n’y avait pas d’école anglophone, donc ils sont allés à l’école de rang avec les catholiques francophones. Cela ne fonctionnait pas dans un système qui était dominé par une confession et une religion, une branche du christianisme. Du côté anglophone évidemment, c’était des écoles protestantes où les élèves pouvaient provenir de différentes confessions protestantes. C’était la même chose pour ce qui est de l’accès à l’Université qui passait par des collèges et des séminaires diocésains, sauf pour les anglophones catholiques. Les hôpitaux étaient catholiques, dirigés par des religieuses, sauf les anglophones et les Juifs qui ont développé leur propre système. Même chose pour les services sociaux, les syndicats, les caisses populaires, les coopératives, même les loisirs étaient animés par des membres du clergé ou des séminaristes. C’était culturellement établi et quelqu’un qui s”affichait ouvertement contre la religion, risquait d’avoir des problèmes. Même au niveau universitaire, les universités Laval et de Montréal étaient des universités avec charte pontificale et si un professeur s’affichait trop ouvertement athée ou anticlérical, son contrat pouvait ne pas être renouvelé. C’est cela que ça signifie culturellement établi. Cela a provoqué, du côté de la société civile, une réaction qui a débuté avec vigueur dans les années 1960. Le Mouvement laïc de langue française, 1961, puis le Mouvement laïc québécois qui a pris la relève quelques années plus tard en 1981.

Graduellement, les différentes institutions parapubliques se sont sécularisées, se sont laïcisées. Les services sociaux étaient souvent des services incorporés sous la Loi des évêques. Après cela, ça a été sous la troisième partie de la Loi des compagnies. Cette emprise d’une religion sur la société a provoqué un mouvement de ressac très fort à partir des années 1960. Il y a eu la création du Ministère de l’Éducation qui n’existait pas auparavant parce que les évêques s’y opposaient. C’était un comité d’instruction publique avec représentation catholique et protestante et les représentants étaient nommés par les Églises. Donc, il y a eu une pression très forte pour que toutes les institutions se laïcisent. Alors, même si la laïcité n’existe pas dans la constitution, c’est devenu un enjeu primordial pour le Mouvement laïc québécois. Bien sûr, comme dans toute dynamique de changements, il se produit un retour du balancier. Il y a une position extrême présentement qui veut imposer à la société une nouvelle religion, celle de la laïcité comprise comme un absolu à atteindre. Ils n’aiment pas être appelés laïcars ou laïcistes. D’ailleurs, un papier récent qui est paru dans le devoir, signé par la présidente de ce mouvement, soulignait qu’ils n’aimaient pas cela se faire appeler comme ça. Pour certains, la religion n’a pas lieu d’être dans la société civile, la seule place qu’ils lui reconnaissent, c’est dans la sphère privée. Évidemment, c’est difficile d’effacer la réalité historique du Québec. S’il fallait changer tous les noms de villages et de rues, et abattre tous les monuments qui ont une croix. Sachez que cela a été fait dans certaines sociétés et pas seulement dans des régimes communistes. Cela c’est fait en France après la révolution et à quelques reprises au cours du 19ème siècle. Pourquoi est-ce que le Québec a été si bien pourvu en toutes sortes de communautés religieuses en éducation et en santé, etc. ? C’est parce que plusieurs ont été mises dehors de France où elles n’avaient pas le droit de porter des signes religieux, leurs biens saisis, amenant avec elles un fort ressentiment envers les idées républicaines. GD

Donc, le côté extrême, c’est la religion dans la sphère privée seulement. D’ailleurs, M. Lisée pendant la campagne électorale a exprimé la volonté de remplacer le programme d’Éthique et cultures religieuses par un programme d’Éthique et citoyenneté, exit la religion du programme. Il existe donc une conception de la laïcité qui est rigide, restreinte, fermée. Le sociologue Guy Rocher, l’un des grands intellectuels laïcisant du Québec, a appelé cela la “laïcité tout court” alors qu’il existe un autre modèle qui est la laïcité ouverte, celle présentée par la Commission Bouchard-Taylor qui s’assoit entre deux chaises et crée parfois plus de problèmes qu’elle n’en résout à force de vouloir être conciliante. Alors ce n’est pas une dynamique facile.

Donc, au Québec, au niveau de l’État, on n’a pas parlé de laïcité. La loi récente amenée par les libéraux parle de neutralité religieuse de l’État. Ce qui ressemble passablement, au niveau du concept, à ce que officiellement la législation française entend comme laïcité. Alors, il y a une loi qui a été adoptée par l’Assemblée nationale du Québec qui parle d’accommodements et de visage découvert pour dispenser et recevoir les services publics. Mais cette loi est actuellement bloquée devant les tribunaux. Une première fois sur les modalités, puis une seconde fois sur le fond. Alors, il n’existe pas de loi actuellement, c’est devant les tribunaux.

Au Canada, la position est très différente. D’abord, la culture canadienne anglaise ne raisonne pas beaucoup à partir de documents de principes, mais davantage à partir de l’expérience pratique appelé jurisprudence. Ils n’ont pas de code de droit civil comme nous. La “Common Law” est l’accumulation de la jurisprudence et des cas d’espèce et des décisions qui ont été prises. Il existe par ailleurs un document important, c’est la charte des droits et libertés du Canada. Il y a aussi une notion qui fait beaucoup réagir au Québec, qui s’appelle le multiculturalisme. Pourquoi est-ce que cela fait réagir au Québec ? C’est parce que toutes les composantes de la société, majoritaire ou minoritaire, ont le droit à leur expression culturelle. Le problème, c’est que dans le Canada, le Québec est considéré comme une minorité culturelle comme les autres, comme les Italo-canadiens, les Coréens de Toronto, nommez-les tous. Alors, cela ne fonctionne pas au Québec. Par ailleurs, nous ne sommes plus dans le contexte de nous-autres les descendants des colons français du 17ème et 18ème siècle contre les Anglais. Nous sommes entrés dans une dynamique où nous avons intégré la réalité des nations autochtones qui étaient là avant nous. Il y a eu les funérailles de Bernard Landry hier et l’une de ses forces, c’est qu’un jour il a répondu à la question suivante : “Qui est Québécois pour vous monsieur Landry ?” Et il a répondu : “Tous ceux et celles qui habitent sur le territoire du Québec sont Québécois.” Alors vous voyez que nous sommes rendus dans une autre dynamique, mais il y a une identité québécoise qui refuse d’être définie comme une minorité ethnique par le reste du Canada. Alors quand on arrive avec des cultures religieuses, cela appartient à la dynamique de l’intégration. Pour un Canadien-anglais typique, il n’y a qu’un seul pôle d’intégration, c’est le leur. Alors que le Québec, qui a réussi d’ailleurs à obtenir un certain pouvoir sur l’immigration, se considère lui-même comme un pôle d’intégration de la diversité culturelle et ethnique. Et à travers cette intégration, il y a l’enjeu de l’intégration des cultures religieuses comme partie de la nouvelle diversité culturelle du Québec. C’est sûr qu’il y a des gens qui s’accrochent à une identité un peu fictive et qui ne bougent pas du “nous” québécois. Si vous avez participé à la dernière rencontre avec Victor Ramos, il a bien souligné comment une identité demeure en mouvement et lorsqu’on veut figer une identité, on commence à créer une polarisation qui peut devenir conflictuelle et dégénérer en violence. GD

On pourrait compléter cet état de fait par les considérations de Robert Lapointe (RL) sur la société civile, sa définition et quelques éléments historiques sur la laïcité.

La société civile est ce qui a permis d’enfoncer le coin entre l’État et la religion. Laïc vient du mot grec « laïcos » qui signifie, ce qui est commun, ce qui appartient au peuple. Cela s’oppose à « clericos », ce qui appartient au clergé ou à la société religieuse. Donc, il y avait déjà cette opposition entre société civile et société religieuse. La laïcité est sans conteste une valeur citoyenne qui permet de concrétiser des valeurs humaines et spirituelles de tolérance et de respect à l’égard d’autrui.

Plusieurs attribuent l’apparition des civilisations à une détérioration des relations interpersonnelles telles qu’étaient pratiquées au sein du clan ou de la tribu. La civilisation a permis de tasser les femmes entre-autres car sa naissance correspond à l’apparition du patriarcat. Les puissants se sont aussi rapidement aperçu qu’il était plus facile de contrôler une population, un peuple ou un empire, en imposant une seule manière de voir. Ainsi, tous les sujets devaient partager les mêmes croyances que le roi ou l’empereur. Tout le monde devait être semblable pour que l’ensemble fonctionne bien, mais cela ne tient pas compte des autres réalités. C’est cette hégémonie que la société civile est venue briser. Amenés en exil en Assyrie et Babylonie, les Juifs refusent cette logique et parviennent à préserver leur foi dans un autre territoire et sous un roi qui adhère à d’autres dieux. Esdras rassemble l’essentiel de la tradition juive dans la Torah (5 premiers livres de la Bible). Il crée le judaïsme où la pratique religieuse d’un peuple peut être différente de celle du monarque et du territoire qu’il gouverne. Quand les Juifs ont été déportés à Babylone, en Irak, ils ont revendiqué le droit de pouvoir quand même continuer à exercer leur propre religion.

Esther, l’une des femmes de Assuérus, a permis au tyran d’entendre raison. Esdras a récupéré la religion judaïque et cela leur a permis d’y retourner. Le judaïsme nous a légué la possibilité pour un peuple de pratiquer une religion différente du roi ou des classes dominantes. C’est d’ailleurs en raison de ce refus de pratiquer le culte de l’empereur que les chrétiens ont été persécutés au cours des trois premiers siècles de l’ère chrétienne. Plus tard, l’empereur Constantin a récupéré la religion chrétienne en y voyant un bon moyen de contrôler le peuple romain. C’est alors que s’est produit le concordat entre l’État et la religion officielle et nous sommes retombés dans ce défaut que Jésus avait dénoncé. Selon moi, Jésus est le créateur de la société civile lorsqu’il dit : « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu. » Il sépare alors le politique du religieux. C’est fondamental.

La société civile, c’est la sphère des rapports entre-nous. Le groupe réuni ici ce soir, le CAPMO, les syndicats, tout ce qui émane du peuple, toutes les organisations qu’il se donne, c’est la société civile. La société politique, c’est la sphère des rapports entre l’État et nous, les organisations de la société civile. C’est la définition la plus claire que je puisse en donner, cependant il peut y avoir différents types de sociétés civiles. Si nous revenons à l’histoire, il y a la question que pour pouvoir s’abstraire de la religion, on doit apprendre à penser par soi-même et il faut apprendre un certain humanisme. RL  

Protagoras, en Grèce, à l’époque de Socrate, promeut un agnosticisme à l’égard des dieux, ce qui est aussi un humanisme, quand il proclame qu’il ne sait rien des dieux et de l’univers, Il décrète que l’homme est la mesure de toutes choses. Jésus, qu’on voulait piéger, sépare soigneusement l’univers politique de l’univers religieux : « Rendez à César… ». La philosophie platonicienne (Platon, élève de Socrate) triomphe dans la chrétienté par l’entremise de Plotin (qui permet le passage vers saint Augustin). Et Constantin voit dans la nouvelle religion une opportunité pour diriger son empire. Pour la laïcité, il faudra attendre. La pensée de Platon s’appuie sur la sagesse des dirigeants plutôt que sur celle du peuple et facilite l’unité entre classe dirigeante, peuple et religion. L’Église est platonicienne alors que la pensée aristotélicienne (Aristote, élève de Platon) transmise par les Arabes (en particulier Averroès), parvient à la cour sicilienne de l’Empereur du Saint Empire Romain Germanique, où se trouve Thomas d’Aquin.

Les philosophies de Platon et d’Aristote constituent les fondements de la pensée occidentale, avec un peu de stoïcisme (plus rigide), d’Épicurisme (recherche modérée du plaisir), de scepticisme (l’art de douter de tout) et de cynisme (pas de respect pour le pouvoir et les mœurs). Platon qui est idéaliste, se fonde davantage sur les valeurs, promeut une sorte d’utopie dirigée par les philosophes. Aristote est plus proche du matérialisme, il s’appuie moins sur les valeurs et plus sur la science; il est plus réaliste. La conception de Platon est plutôt intégriste, favorisant une religion qui détermine et organise l’ensemble de la société, comme c’est le cas encore dans l’Islam. Thomas d’Aquin, quant à lui, reconnaît à la société civile et laïque sa propre finalité, différente de celle de la société religieuse : la première vise l’intérêt commun plutôt que la quête du salut. La société civile introduit un coin entre le politique et le religieux. Il ne reste plus qu’à l’enfoncer. Cela a été le travail de l’économie politique et de la philosophie jusqu’à aujourd’hui, et ce n’est pas terminé, avec l’Islam et les intégristes de tout bord.  

La doctrine thomiste fut condamnée deux fois par l’évêque de Paris avant que Rome ne vienne au secours de Thomas. Celui-ci, plus théologien que philosophe, a encastré la pensée d’Aristote dans la doctrine chrétienne. Il s’agissait en fait à Paris d’une lutte de classes sous des aspects religieux alors que la religion dominait la culture. D’un côté, le haut clergé local bénéficiait du soutien royal, alors que les étudiants et le peuple contestaient leur pouvoir, opposant la pensée aristotélicienne à la pensée augustinienne. C’est dans ce contexte que la Sorbonne fut fondée. Dans cet affrontement, certains philosophes pro-Aristote perdirent la vie et d’autres ont fui, notamment un dénommé Marsile(vers 1275-vers 1342) à Padoue en Italie, sa ville natale. L’université de Padoue, sous la dépendance de la République de Venise, jouissait d’une liberté plus grande. RL

C’était l’époque d’un grand conflit entre l’Empereur et le Pape afin de décider qui avait la préséance. Le conflit entre les partisans du Pape, les Guelfes, et ceux de l’Empereur, les Gibelins, déchirait les villes italiennes dans leur vie politique et sociale. Marsile prit parti pour ces derniers et créa les conditions d’une pensée politique indépendante de l’influence religieuse. Il annonçait ainsi Machiavel, qui fondera la science politique plus tard. Pour Marsile, l’État est une entité temporelle, matérielle, qui doit échapper à la maîtrise de l’Église. Il définit aussi le concept de société civile avec sa propre finalité et sa propre sagesse différentes de celles de ses dirigeants religieux ou non. Laïcité et société civile sont étroitement liées. L’exigence de la société civile pour un État de droit se réalise par la laïcité et la séparation des pouvoirs, ainsi que par l’éducation politique de la population, entre autres éléments.

Saint Thomas d’Aquin a déclaré que la société civile avait sa propre finalité qui était différente de la société religieuse ou du catholicisme. Donc, on continue à enfoncer le coin pour séparer la politique de la religion. Il s’agit d’un travail qui s’est effectué pendant des millénaires. Mais cela ne fut pas un progrès constant. Il y a eu des retours en arrière. Il y a eu huit guerres de religion pour des questions de laïcité. Il y a eu les trois Henri qui se faisaient la guerre, Henri de Guise, le catholique, le futur Henri IV, roi de Navarre, et Henri III, roi de France. Les trois se chicanaient sur cette question. Il y a eu aussi la Guerre de trente ans, de 1618 à 1648, où à peu près toutes les armées d’Europe ont passé sur le corps de l’Allemagne, et je pense que la mémoire collective allemande en a conservé quelques séquelles. Alors, pour résoudre le problème de la religion, avec l’apparition du protestantisme, ils ont convenu que les populations se soumettraient à la foi de leur seigneur. Ils sont retombés dans ce travers qui ne respecte pas la liberté de conscience des individus. Tout cela nous amène à aujourd’hui, les questions de religion sont aussi des questions de classes sociales. Remarquons que ceux et celles qui contestent l’ordre établi sont toujours les plus pauvres, les malheureux, les peuples opprimés. Alors, les questions de lutte de classes se résolvent en attaquant la religion dominante pour exprimer sa différence. Cela arrivait souvent.

À travers tous les penseurs de l’économie politique, le principe de la laïcité poursuit son chemin et accompagne le concept de société civile jusqu’à Hegel et Marx. Ce dernier et l’idéologie communisme font aussi une grande place à l’athéisme. Pourtant, le concept de société civile est évacué de la réflexion puisqu’il importe de développer la lutte de classes entre bourgeoisie et prolétariat, deux composantes de la société civile. Celle-ci, court-circuitée par le totalitarisme du Parti communiste dans plusieurs pays, ne peut empêcher le retour de bâton du religieux et d’aucuns l’utilisent pour miner le communisme ou ce qui en reste. La société civile est manipulable et, là où elle est forte, il faut en tenir compte dans une stratégie de prise de pouvoir ou d’émancipation de la société. Gramsci, cofondateur du Parti communiste italien, s’en rendit bien compte; il aurait pu fonder une théorie de la société civile – comme l’était le socialisme de Marx dans ses premiers écrits -, s’il n’avait pas été léniniste (« analyse concrète d’une situation concrète »). Paradoxalement, c’est parce qu’il était léniniste qu’il s’est intéressé à ce concept et qu’il a développé celui d’hégémonie. Gramsci réfléchissait à la révolution dans les pays occidentaux et bourgeois. RL

Mai 68 révèle la réflexion de Gramsci et permet de se libérer de l’étau stalinien qui enfermait la gauche dans une pensée unique. Le concept de société civile, qui restait confiné à la doctrine sociale de l’Église, peut être ressaisi par différents auteurs comme Pierre Rosanvallon, Nasser Etemadi ou Benjamin Barber. La faillite, relative, du communisme m’a conduit à privilégier la création d’une théorie de la société civile, il y a quarante ans.

La laïcité comporte trois éléments fondamentaux : 1) neutralité de l’État à l’égard des religions comme de l’athéisme, 2) liberté de croyances et de cultes, 3) égalité des croyances entre elles. L’État garantit la liberté d’expression et devrait, là où c’est encore à faire, abolir l’interdiction du blasphème. Certains États (musulmans, scandinaves et quelques autres) devraient aussi revoir là où cela existe encore dans leurs constitutions la mention de religion d’État. Et attention, laïque ne veut pas dire athée. Il faut distinguer soigneusement les notions de spiritualité et de religion. La première décrit une dimension universelle de l’être humain, la seconde appartient à la culture et à l’histoire et parfois même à la géographie. La religion est un mode culturel et historique de vivre la spiritualité intemporelle et universelle. La religion est un dangereux mélange de spiritualité et de pouvoir. Il importe que la spiritualité transcende à la fois le politique et le religieux et l’ensemble de la société jusqu’à l’économie. L’État ne devrait se soumettre à aucune religion ni à aucune idéologie, lesquelles peuvent être inspirantes, mais ne jamais être installées au pouvoir. Le politique est le lieu de la résolution des conflits entre les citoyens et des problèmes qui peuvent les assaillir. Il serait bon également de se questionner sur le pouvoir de la spiritualité et la spiritualité du pouvoir. La civilisation occidentale est marquée par le conflit entre la foi chrétienne et l’humanisme. Cela a permis un développement important de la société civile qui est plutôt embryonnaire ailleurs.

La société civile promeut la laïcité qui permet d’unir la société au-delà de toutes les différences souvent utilisées pour la diviser. La société civile, sphère de toutes sortes de relations entre les citoyens (sans l’intervention de l’État ou réduite au minimum), est le sujet historique du changement social. Il importe que ses valeurs et ses intérêts soient partagés par ses diverses composantes et qu’elle se donne une direction pour arriver à ses fins. C’est autant le bien commun général que l’épanouissement de chaque individu dans le respect d’autrui. Cet épanouissement est lié à la reconnaissance sociale de chaque individu quant à sa dignité, son besoin de justice et son utilité. Robert Lapointe


Échanges 

Nous aimerions poursuivre les échanges dans le contexte du débat actuel sur la laïcité où certaines cultures religieuses spécifiques sont ciblées. Les cultures religieuses et laïques peuvent-elles dialoguer ? Avez-vous déjà des expériences de dialogue, d’amitié, d’action entre croyants et non-croyants ? Si c’est le cas, quel point commun a rendu le dialogue possible ? L’autre façon, c’est d’intervenir à partir des images présentes sur l’affiche de la soirée. Si une image vous parle, que vous dit-elle du dialogue possible ou des blocages au dialogue ? Ce sont des pistes qui peuvent guider vos interventions. GD

– Je viens de terminer un livre sur les moines de Tibéride qui sont décédés en Algérie il y a 20 ans. Ils ont été assassinés par des extrémistes. À la fin du livre, l’auteur, un prêtre français, écrit qu’aujourd’hui en France, le mot laïcité signifie que les religions ont une place dans le dialogue parmi d’autres groupes de la société. On dirait qu’au Québec, on veut enlever la religion. Pour moi, dans une société laïque, tout le monde a le droit de s’exprimer. Pour moi, la laïcité signifie l’espace du vivre-ensemble. Cela veut dire également que la religion n’est pas seulement une question privée qui n’aurait pas le droit de parole sur la place publique.

– Moi, j’ai vécu en Côte-d’Ivoire et nous avions des amis musulmans. Le vivre-ensemble s’est éclairci lorsque nous avons pris conscience que finalement nous avons un même Dieu. À partir de là, on vivait en harmonie.

– J’ai eu une discussion avec un voisin musulman qui vivait dans un appartement à côté de chez-nous. Il m’a dit qu’il y avait des musulmans extrémistes non conformes à la religion établie. Il disait que ce sont eux qui font du mal, que ce n’est pas la vraie religion musulmane.

– À Ste-Foy, dans la paroisse Notre-Dame-de-Foy, nous avons un groupe d’action en écologie intégrale. Un des premiers projets auquel nous avons pensé, c’est de cultiver un jardin collectif. Ayant vécu de près l’attentat contre la mosquée à Ste-Foy, – j’étais à la passerelle interculturelle à ce moment-là et nous essayions d’organiser des rencontres avec des gens de confession musulmane — on s’est dit qu’il faudrait faire des choses ensemble. Alors, nous leur avons proposé notre projet de jardin. Ils ont dit oui. Le jardin est vraiment quelque chose d’universel et c’est devenu notre point commun. Nous allons commencer au printemps prochain. On parle de vivre-ensemble, mais je pense que pour vivre ensemble, il faut faire des choses ensemble. Dans un jardin collectif, c’est tout le monde qui cultive la terre ensemble, puis on partage la récolte. Alors, nous allons avoir l’occasion de travailler ensemble, des gens du Centre culturel islamique, des gens du Cercle citoyen au coeur de Ste-Foy qui est un espace non-confessionnelle et des gens de la communauté chrétienne qui sont de différentes origines. J’ai très hâte de voir comment cela va se passer. Pour l’instant, pour l’organisation, on s’entend très bien.

– On dégage déjà deux points communs : une conception universelle de Dieu et deuxièmement, faire des choses ensemble, l’action commune permet de dépasser les différences. GD

– Moi, j’irais dans le même sens que les actions communes. Je suis militant en solidarité internationale, d’obédience communiste et j’ai travaillé avec Yves sur le Venezuela, un État où l’on essaie de révolutionner la manière de concevoir la production, la vie ensemble, etc. Cette expérience est stigmatisée par le gouvernement américain et les principaux médias d’information. Nous nous sommes entendus rapidement sur le fait qu’il fallait défendre la révolution bolivarienne. Par ailleurs, je ne pense pas que le dialogue entre croyant et non-croyant soit vraiment possible parce qu’un va essayer de convertir l’autre. Je crois que le dialogue est possible entre les religions parce qu’elles partagent une certaine conception d’un monde créé, mais entre les croyants et les incroyants, je n’en ai jamais fait l’expérience. Je me suis beaucoup intéressé à la Théologie de la libération. Suite à une maladie, je suis devenu athée et je ne crois pas que je reviendrai à la religion. Pour ma part, je pense que le dialogue entre les sciences et les croyances est irréconciliable.

– Deux expériences vécues pour répondre à la question. La première, à l’université, j’ai déjà participé à un cercle de dialogue sur la spiritualité des athées. Autour de la table, il y avait des croyants et des athées et le dialogue a été extrêmement intéressant. Ce dialogue était basé sur les questions que nous partageons. Deuxième exemple, très personnel, je suis dans un couple « inter-convictionnel ». Je suis croyante et mon conjoint est athée radical. Ce n’est pas toujours facile à vivre, mais ce que nous partageons ce sont des questions. Nous avons des façons différentes d’y répondre, mais j’ai besoin qu’il comprenne les réponses que je donne à ces questions et il a besoin que je comprenne les réponses que lui leur donne. Quand il n’y a rien que nous partageons, je pense que les questions sont typiquement humaines et que nous pouvons les partager.

– Avec mon militantisme, je suis parfois appelée à aller dans d’autres sphères de la société. Dernièrement, j’ai participé à une rencontre où il y avait différentes femmes, de différents milieux. Ce que je me suis rendu compte, c’est que pour moi, ce qui est enrichissant, c’est d’aller vers l’autre pour connaitre leurs attentes et leurs besoins, pour échanger. Si je prends l’exemple d’un nouvel arrivant, il y a des choses qu’il ne connait pas et qu’il a besoin d’apprendre. Il est important d’aider cette personne et de ne pas la laisser de côté. C’est pour cela que je me disais que les images sur l’affiche sont toutes importantes et parlantes. Peu importe d’où tu viens, peu importe qui tu es, nous avons tous et toutes des talents, des valeurs, des connaissances, des convictions. Il ne faut pas brimer l’autre personne dans ses convictions.

– Sur l’affiche, il y a une image qui n’est pas dans la ligne de ce que tu affirmes, c’est celle de la meute.

– Je ne sais pas, ils ont peut être des choses à dire que nous devons entendre ?

– J’aime beaucoup l’intervention de Guy et de Frédérique parce qu’effectivement le rôle de l’athéisme est important. L’athéisme nous permet de nous détacher des mauvaises conceptions que nous avons de la divinité et d’en acquérir de meilleures. Cela ne nous empêche pas de travailler ensemble à des projets communs, au contraire. Il y a un rapport entre la foi et la société, la politique. C’est la recherche de la justice. Benoit XVI dans l’une de ses encycliques écrit que « le rapport entre la politique et la foi, c’est la recherche commune de la justice. » C’est extrêmement important. Dans ce combat, nous sommes tous et toutes unis, nous sommes tous du même côté, nous sommes dans la lutte de classes et cela peut prendre des aspects religieux selon les pays. J’aimerais aussi parler du cas de la Tunisie. C’est un cas très intéressant. D’abord on y retrouve une société civile très forte, qui a été saluée par un prix Nobel de la paix il n’y a pas très longtemps. Une société civile extrêmement forte et c’est un parti musulman qui gouverne, mais il ne fait pas ce qu’il veut. Dès qu’il manifeste une petite tendance islamiste, les gens descendent dans la rue. La société civile est vraiment très forte et allumée et c’est cela qui peut permettre de vivre ensemble. Cette société civile a eu besoin de l’athéisme pour parvenir à couper le lien entre l’État et la religion. L’athéisme est très utile dans ce temps-là. Allez voir sur internet les caricatures de Willis ou de Nadia Quiara, caricaturiste tunisienne qui fait des dessins très engagés, pro féministe, pro laïc et très critique. RL

 

– Sur la question du dialogue entre culture religieuse et laïque, dans mon expérience, c’est d’abord celle du Centre justice et foi où je travaille depuis plus de vingt ans. À la fondation du Centre, il avait été décidé que celui-ci devait être composé de gens engagés au nom de leur foi et d’autres engagés socialement sans être croyants. Nous avons toujours préservé cette particularité dans la constitution de l’équipe. Dans les orientations politiques, nous avons des marxistes, des anarchistes, des socio-démocrates, il y en a de tous les types qui, au fil des années, se sont côtoyés. Ce qui nous a toujours permis de dialoguer ensemble et a été notre richesse pour essayer de comprendre le monde et la société québécoise, c’est notre engagement commun pour la justice sociale. Robert disait tout à l’heure ce lien qui avait été soulevé, nous ne sommes pas là pour défendre un point de vue, mais pour faire en sorte que la justice sociale puisse advenir. Cela aide beaucoup à relativiser nos ancrages respectifs et peut-être aussi à mettre ces ancrages au service de quelque chose de plus universelle. Un autre élément de dialogue qui est entre deux cultures religieuses, j’ai été cofondatrice d’un groupe qui s’appelle Mariam, un groupe de dialogue féministe entre chrétienne et musulmanes. Au fond, je me rends compte que j’ai beaucoup plus d’affinités dans l’échange avec plusieurs de mes consœurs musulmanes qui partagent une vision féministe et cet amour de la justice sociale, ce désir de changement social, qu’avec certaines catholiques qui ne partagent pas toujours le même engagement social que moi. Disons que leur foi ne les amène pas dans le même type d’engagement citoyen. Que ce soit entre cultures religieuses ou entre laïcs et incroyants, je pense que c’est la finalité de notre implication dans le monde qui est le plus important. J’aimerais établir un lien entre inter-culturalité et laïcité. Je me sens assez dérangée par l’idée de neutralité religieuse de l’État. Je suis de plus en plus convaincue qu’on s’illusionne de penser que nous sommes dans une neutralité religieuse. Peut-être que la prochaine étape sera d’être beaucoup plus autocritiques de nos institutions qu’on pense sécularisées et neutres. Notamment, comme femme, je pense que l’État continue à véhiculer des positions patriarcales qui renforcent une certaine vision du religieux. Si nous regardons la laïcité à partir de la lunette de l’inter-culturalité, nous n’avons pas fini de faire le ménage dans le modèle de la laïcité qu’on propose actuellement. Même parmi les plus fervents défenseurs de la laïcité, je ne suis pas sûre qu’on ait beaucoup avancé dans le modèle de la laïcité qu’on met de l’avant.

– L’affiche est assez éloquente à ce sujet, la fameuse croix de l’Assemblée nationale du Québec. GD

 

Moi, ce qui me parle là-dedans, c’est le symbole autochtone qui représente des éléments de la nature. J’ai une amie qui est chrétienne et très croyante. On s’entend bien. Elle me dit que je suis un genre de claire obscure qui recherche la lumière. Je trouve que les religions apportent la division sur la Terre. Disons que Jésus est le fondateur du christianisme, s’il voyait toutes les divisions que nous avons créées, il serait déçu. Je crois que l’âme humaine est consciente des bonnes valeurs que chaque religion a et qu’elles ont en commun. Je trouve que l’eau représente bien toute la souplesse de la compréhension, tout l’amour qu’on a pour l’eau est égale à l’amour qu’on a envers soi-même, le regard fraternel envers les autres et sur soi-même. Je crois sérieusement que le détour par les religions est un peu inutile pour la conscience. Je me sens très mystique, mais je ne sais pas si c’est laïc. Je crois en la friction, à la sensibilité que je ne veux pas mettre en cage.

– Des mots qui me sont venus à l’esprit. D’abord, nous parlions de la difficulté du dialogue entre croyants et agnostiques ou athées, peu importe de quelle religion il s’agit. Je crois qu’il est peut-être plus facile de dialoguer entre croyants de différentes croyances, qu’entre croyants et non-croyants. Parce que, même si leurs croyances diffèrent, les croyants croient en une réalité invisible supérieure, ce qui fait qu’ils sont sur un même palier. Ils partagent une vision d’avancement sur une voie de sanctification intérieure. Peu importe de quelle façon ils pensent y arriver, avec les sacrements de l’Église catholique, par la pratique du Bouddhisme, de l’Islam, peu importe. Ils ont chacun leurs moyens, mais ils tendent vers un même but, c’est ce qui rend le dialogue plus facile par rapport à une personne non-croyante. Un citation que j’ai lue récemment : « La vérité est sur la Terre comme un miroir brisé, dont chaque éclat reflète la totalité du ciel. » Personne ne possède la vérité entière, chacun en a une part. Je pense qu’il est important d’aller chercher le bon que chaque personne a au-dedans d’elle et c’est pour cela qu’il est important de dialoguer. Ce n’est pas parce que les athées n’ont pas de croyances définies qu’ils ne sont pas porteurs d’amour. Ce mot est sans doute très malmené dans nos sociétés, mais c’est la clé qui permet de dialoguer. Si nous sommes des êtres humains, nous partageons un ensemble de besoins et nous nous sentons responsables les uns des autres. Au-delà de nos conceptions différentes, je pense qu’il faut s’aimer tout simplement. L’humanité en est rendue là et c’est une question de survie.

– L’humanité a plus de 100 millions d’années d’existence à titre d’animal. Chaque humain a ses valeurs, qu’il soit croyant ou non. Nous avons beaucoup parlé de monothéisme, mais nous n’avons pas débuté par les origines, par le polythéisme. En Turquie, il y a plus de 10 000 ans, les chasseurs rendaient hommage aux animaux qu’ils abattaient. Chaque chasseur apportait des vivres à l’animal disparu pour l’honorer et remercier l’esprit de l’animal pour avoir offert sa vie. Chacune de ses valeurs se sont transmises à travers le temps. Je crois que nous nous sommes tellement distancés des origines que nous ne savons plus ce que nous sommes. L’être humain ne se perçoit plus comme faisant partie de la nature. Les systèmes économiques et les sociétés se prennent pour des dieux. Ce débat n’en n’est pas un. C’est une erreur de conception, c’est un manque de communication. Dans ma vie personnelle, j’ai connu des gens de partout. Le plus beau moment de ma vie que j’ai pu voir, c’est avec un africain en djellaba qui lisait le coran et était illuminé par un rayon de soleil. Il était dans sa spiritualité.

– Un élément commun qui rend le dialogue possible, c’est l’humilité qui vient du mot humus. Si je peux parler d’une expérience personnelle, je travaille pour Mission urbaine dans ce qui s’appelle de la pastorale de rue. Je vais dans les cafés, les bars et les restaurants, pour être une présence auprès des gens. C’est un peu comme les aumôniers dans les prisons, dans l’armée, dans les hôpitaux, c’est un peu ce que je fais et ce que je suis pourrais-je dire. Je suis croyante, mais je rencontre beaucoup de croyants et de non-croyants. Je fais l’expérience que nous sommes tous des êtres humains qui avons des questions et qui sommes en cheminement. Je pense que c’est lorsque je me mets en mode écoute, en mode humilité, je ne mets pas de présupposés sur personne. C’est un être humain qui est devant moi et il peut me faire cheminer et m’apprendre quelque chose. Je grandis beaucoup à travers cela. Je me rends compte que même si quelqu’un se qualifie d’athée, il vit tout de même un cheminement, souvent bien plus riche que d’autres qui se considèrent croyants. J’aimerais aussi dire que j’ai eu des grandes réticences la première fois que j’ai vu le titre de la soirée: « Les cultures religieuse et laïques peuvent-elles dialoguer? » Il y a quelque chose qui me questionnait parce que je me disais que quelqu’un qui est d’une autre culture peut tout de même être laïc. Je pense que c’est ressorti de façon plus juste dans la discussion, la question du dialogue entre celui qui se dit croyant et celle qui se dit incroyante.

– Je souhaite revenir sur la question du dialogue. Pour moi, cela ne va pas de soi que c’est nécessairement plus facile de dialoguer entre croyants. J’ai vécu des expériences entre croyants ou entre croyants et athées. Pendant des années, j’étais athée et j’ai milité avec des religieuses dans l’approche de conscientisation de Paulo Freire, une méthode qui permettait de rejoindre les bases populaires. On ne se confrontait pas sur cette question de la foi ou de l’athéisme. Nous étions ensemble dans une démarche de libération des oppressions vécues par des personnes. Il y a un volet féministe aussi qui a été développé là-dedans. Bien sûr dans ses engagements, il y a quelqu’un qui a voulu mettre une religieuse au pied du mur. J’avais trouvé ça déplacé. Donc le dialogue peut être facile entre croyants lorsqu’il est pratiqué avec ouverture, dans une ligne progressiste, et avec des athées lorsque ceux-ci ne sont pas dogmatiques. Cela peut être très difficile aussi de dialoguer entre laïcs au sens où on l’entend parce que si quelqu’un a un athéisme dogmatique, c’est comme s’il pratiquait une religion, à côté d’un agnostique qui a une approche plus ouverte. Cela change aussi si vous êtes dans un contexte où l’athéisme est la règle. À Cuba, par exemple, ce n’était pas facile pour les croyants jusqu’à il y a quelques années. Théoriquement, ils avaient le droit d’avoir des églises, mais ceux qui se déclaraient appartenir à une religion n’avaient aucune chance d’avancement dans la société et ils ne pouvaient pas devenir membre du Parti communiste. Tout dépend du contexte parce que toutes les religions ont une aile dogmatique, rigide, fermée, avec la conviction que c’est leur voie qui est celle du salut. Pour cela, ils peuvent exclure les membres de leur religion qui ne se plient pas aux règles. Dans un centre où je travaillais, un chrétien évangélique fondamentaliste demandait à d’autres personnes si elles étaient sauvées ? Cela voulait dire que tu avais participé à une assemblée et que tu avais reconnu publiquement Jésus comme ton sauveur personnel. Une autre expérience que j’ai vécue, ça a été d’accueillir dans mon église, en sanctuaire, un musulman menacé de déportation en Algérie. Nous avions formé un comité de solidarité dans lequel il y avait des protestants de ma paroisse, des jeunes anarchistes et un curé catholique délégué par son évêque. Alors, les circonstances peuvent variées et ce n’est pas nécessairement vrai qu’entre croyants il est plus facile de se parler. GD

– J’ai eu le privilège de vivre avec des cultures différentes. J’ai vécu 21 ans chez les autochtones dans le nord de l’Alberta, j’ai vécu deux belles années au Rwanda avec du beau monde qui m’ont beaucoup appris et aussi au Mexique où c’est une autre culture. J’ai vraiment appris avec toutes ces personnes. L’image qui m’a attirée, c’est celle qui a un fond blanc avec les éléments de la nature. Je revois les amérindiens qui voient Dieu partout et qui célèbrent cette présence dans la nature. J’ai participé à de belles cérémonies avec eux. Une fois, j’ai rencontré un monsieur dans une réunion et il m’a dit qu’il était athée. Je lui ai répondu : « C’est bizarre de se définir par ce qu’on n’est pas. A-thée veut dire sans dieu. Vous ne vous définiriez pas par dieu si vous ne croyiez pas qu’il existe des dieux. Il était tout décontenancé.» Je ne me définis pas par quelque chose en quoi je ne crois pas. À Québec, j’ai participé plus d’une fois à des rencontres avec des chrétiens, catholiques ou autres, avec des musulmans et des Juifs. Puis, il y a eu d’autres rencontres où les trois religions étaient représentées. Je vois de l’ouverture à Québec. Je trouve ça beau.

– Je vais vous raconter deux faits. J’ai côtoyé les autochtones pendant 7 ans. J’ai été très proche d’eux et j’ai travaillé dans toutes les communautés autochtones avec des jeunes de 15 à 30 ans pour les aider à se partir en affaire à leur façon. J’ai été acceptée parmi eux comme une sœur, comme une mère. Dans ce temps-là, j’avais les cheveux blancs et les ainés sont très respectés chez les communautés autochtones. Ils m’ont beaucoup appris. J’ai compris ce que cela était de se faire enlever ses enfants par la religion et c’est venu me chercher très fort. J’étais présente lorsqu’il y avait des suicides. Je participais au repas pour les funérailles. J’ai parlé devant les conseils de bande pour leur dire de venir en aide à leurs enfants parce qu’ils avaient des problèmes de toxicomanie, d’alcoolisme, etc. Cela m’a beaucoup touchée et cela m’a interpellée dans ma vie. Le sens qu’ils donnent à la nature et à la Mère-Terre, etc., cela m’a donné de belles leçons de vie, d’amour et de compréhension. Cela m’a fait grandir. J’ai été obligé d’arrêter d’y aller parce que cela venait trop me chercher. J’avais mal au cœur et je revenais de là toute à l’envers, mais quelle belle expérience de vie. J’ai 74 ans et j’étais là quand la religion catholique nous faisait faire n’importe quoi. Comment ma mère et les bonnes religieuses remplies de bonnes intentions suivaient les ordres qu’on leur donnait. Je me souviens de toute cette hypocrisie sous prétexte de faire du bien et de s’occuper des gens. Aussi j’ai reconnu là-dedans des prophètes, des bonnes personnes, des êtres de lumière. Sauf qu’à un moment donné arrive au Québec des islamistes avec des femmes voilées. Je n’ai rien contre eux, mais le fait qu’elles portent le voile m’empêche d’être neutre. Cela fait remonter dans mes souvenirs l’emprise qu’avait la religion catholique sur le Québec. Cela me hante et c’est injuste pour les nouveaux arrivants. Ce n’est pas de leur faute. C’est moi qui a un problème avec la religion. Je me sens mêlée. Comment faire la différence ? Comment je vais arriver à me faire une idée dans tout ça ? C’est quoi la vérité ? Elle est ici au niveau du cœur. Mais que d’illusions, on nous en a tellement fait croire que je me sens mal à l’aise. Automatiquement, je me mets sur la défensive lorsque je vois un voile. C’est injuste et je le sais, mais c’est programmé au-dedans de moi. Comment est-ce que je peux arriver à me faire une pensée, à prendre une décision, à juger les autres? Comment puis-je arriver à m’entendre avec d’autres quand c’est profondément ancré en moi. Il faut se débarrasser de ça. Avec toute l’ouverture du monde, comment peut-on arriver à être cohérent, en cohésion, à être honnête envers soi-même parce que l’aveuglement volontaire existe au fond de nos cœurs ?

– Interculturalité et laïcité dans la société, les cultures religieuses et laïques peuvent-elles dialoguer ? J’ai regardé l’affiche et j’ai remarqué l’image au centre qui représente une manifestation de la Meute à Québec. Il y a de cela quelques années, dans mon expérience de militant, j’étais à la recherche d’une position d’ouverture à l’autre. Je trouvais cela très austère à l’époque où on se posait des questions sur le port du voile. Il y avait toujours des faux débats qui partaient sur la religion. Il y avait beaucoup de conflits à ce propos dans mes réseaux de contacts puis j’avais un besoin d’ouverture à l’autre. À un certain moment, j’ai été approché par des membres de la Meute. En discutant avec eux, je me suis aperçu que la liberté de religion ne fait pas vraiment parti du débat. C’était intéressant, mais j’éprouvais beaucoup de réserves face à ce groupe. Cela ne correspondait pas à ce que je cherchais à ce moment. Au sein de la Meute, on a pu me présenter des musulmanes qui étaient membres. J’ai trouvé cela très gratifiant pour notre société qu’on soit capable de briser les préjugés et d’aller au-delà des différences pour trouver des compromis, des positions qui me permettent de partager et de trouver des solutions positives. Je ne suis pas membre de la Meute. J’ai entretenu des liens, sans y appartenir, pendant six mois avec ce groupe. J’ai trouvé magnifique de voir que même au sein de ce groupe, le dialogue était présent et que malgré les différences on était capable de s’accepter, de reconnaître les problèmes communs, de se poser les questions adéquates pour se créer une ouverture vers demain. Je n’ai pas suivi le dossier au sein de la Meute pendant très longtemps. Par contre, ce que je trouvais intéressant, c’était de voir qu’au Québec, on peut aller au-delà des étiquettes des religions pour se poser des questions pour répondre aux besoins ensemble. La question du port du voile n’est pas réglée, mais je trouve intéressant qu’on puisse en parler. Alors, oui les cultures religieuse et laïque peuvent dialoguer, j’en suis convaincu.

– Lorsque nous avons choisi de discuter de ce thème, j’hésitais en observant tout le débat médiatique qui avait lieu autour de la question du port des signes religieux. Plusieurs personnes ont fait la remarque qu’il s’agissait en fait d’une diversion des partis politiques pour éviter de parler des véritables enjeux comme les changements climatiques. Nous avons parlé de croyances, mais en-dessous de tout cela il y a le fait de croire en quelque chose. Tout le monde croit en quelque chose, selon moi. Le communiste croit en la révolution ou l’écologiste pense qu’il va sauver une rivière. Le verbe croire, qu’il soit religieux ou laïc, est quelque chose de très puissant chez l’être humain et qui est aussi facilement manipulable. C’est un peu comme de la dynamite, c’est puissant et c’est dangereux. Cela peut mal tourner parfois. Je l’ai vu au Brésil en suivant la campagne électorale. Oui, les forces religieuses se sont jetées dans la mêlée, les néo-pentecôtistes ont fait campagne. Les pasteurs ont appelé à voter pour Bolsonaro, donc ils ont appuyé une idéologie fasciste, raciste, homophobe, misogyne, contre les mouvements sociaux, contre les syndicats, contre la gauche en général, contre la culture même. Tout cela pour imposer une sorte de théocratie chrétienne de droite. J’écoute aussi sur youtube Chris Hedges. Pour ceux qui comprennent l’anglais, c’est un journaliste américain qui critique les États-Unis et le système capitaliste. Selon lui, les États-Unis sont en train d’entrer dans une idéologie néo-fasciste chrétienne parce que le néolibéralisme après avoir dépouillé les travailleurs en privatisant les services publics pour baiser les impôts des plus riches, n’a plus d’arguments à proposer pour susciter l’adhésion des électeurs.

– Je suis un professeur d’éducation physique à la retraite. J’ai commencé à m’inquiéter de l’influence qu’avait la télévision sur les enfants lorsqu’en 1986, j’ai découvert avec mes collègues enseignants de partout au Québec que les émissions pour enfant pouvaient contenir jusqu’à 84 actes de violence à l’heure. J’ai aussi appris que la compagnie Hasbro qui fabriquait des jouets et qui produisait la série télévisée, payait des chaines dans 50 pays pour qu’elle soit diffusée de septembre à novembre. De sorte qu’avant Noël, les enfants réclamaient à leurs parents les figurines de la série. Pendant que nous discutions à l’époque si cela rendait les enfants violents ou pas, Hasbro continuait de faire de l’argent. En 1989, ils ont produit la série des Tortues ninjas, en 1993, les Power Rangers, en 1999, les Pokemon, avec toujours davantage de violence. Tout cela a eu quel effet sur le cerveau des enfants qui ne vont pas encore à l’école ? Ces séries leur transmettaient l’inquiétude de ce qui allait arriver à leurs héros. L’enfant veut voir la suite demain à 4 heure. Ces séries ont une influence sur le comportement des enfants, mais aussi cela crée une inquiétude et une dépendance. On est en train de manipuler un cerveau d’enfant qui ne connait pas la gravité de la violence qui est le plus vieil ennemi de l’espèce humaine. Par la suite, les autres écrans et les réseaux sociaux sont arrivés. Cela a provoqué un vague de suicides de jeunes filles, mais pas seulement au Québec, au Canada et aux États-Unis également. Il y a six ans une chercheuse américaine de l’université de San Diego a découvert qu’il y avait de plus en plus de filles qui se suicidaient. Habituellement, ce sont davantage les gars qui passent à l’acte. Elle a fait enquête et elle a découvert qu’il s’agissait de jeunes filles qui passaient beaucoup de temps sur les réseaux sociaux. Donc, cela augmente la fragilité émotionnelle des jeunes qui vivent seuls avec leur écran. Ils vivent dans une inquiétude permanente de se faire torpiller par du dénigrement et des attaques personnelles en ligne.

– Quel est lien entre ce que tu dis et le dialogue entre la religion et la laïcité ?

– J’y arrive. Le temps qu’un enfant ou un adolescent passe devant un écran l’éloigne de la réalité. Cela diminue dans son cerveau les sens de l’empathie et de la compassion. Je fais des présentations dans les écoles secondaires en France, des écoles privées ou publiques, religieuses ou laïques, mais à chaque fois que je fais ce constat de la diminution de l’empathie et de la compassion, tout le monde est d’accord avec moi. Ils sont tous prêts à se lever et à se battre pour. Je suis content. Cela ressemble étrangement à ce qu’on m’a appris quand j’étais petit. Ce n’est pas le nombre de fois que tu dis mon Dieu je t’aime qui fait qu’il est content, mais c’est ce que tu fais pour le plus petit d’entre les siens. Alors, sur cette affiche, toutes les photos me font de la peine parce que je vois des gens qui sont plus intéressés à montrer à quelle secte, à quelle faction du monde religieux, ils appartiennent. La seule image à laquelle je me rattache, c’est celle où l’on voit des animaux, des poissons et des arbres qui forment un tout. Moi, je me bats contre le dieu numérique, celui qui trône dans toutes les maisons, celui que les enfants se dépêchent d’aller voir après leur repas. Leur cerveau a été arnaqué. L’expression vient d’un homme qui a travaillé dans l’industrie. « On pratique maintenant le brain acking, le piratage des cerveaux. » Vive la religion humaniste ! Vive le combat de tous les humains, peu importe la religion, contre l’érosion et la destruction de l’empathie et de la compassion! Si nous sommes une espèce intelligente, c’est parce que nous avons été obligés d’être empathiques pour survivre. Nos aïeuls d’il y a 10 000 ans devaient garder leurs bébés dans leurs bras longtemps pour qu’ils survivent. L’empathie et la compassion, c’est notre planche de salut et c’est la seule religion à laquelle j’adhère. C’est elle qui va faire que malgré les divergences, sur cela nous sommes ensemble et il y a des religieux et des non religieux qui se battent avec moi pour cette cause. Je ne venais pas ici pour dire cela. Je l’ai dit à cause de tout ce que j’ai entendu.

– J’ai travaillé avec des musulmans dans une université aux Émirats Arabes Unis. Je vais vous parler du dialogue que j’ai essayé d’instaurer. J’étais dans un pays où l’idée même de laïcité n’est pas admise. La religion et la construction des mosquées y sont financées pas des fonds publics. Après l’entrevu téléphonique pour obtenir l’emploi, j’ai reçu les formulaires et tout cela. J’étais surpris de constater que sur la demande de visa de travail, on demandait à quelle religion j’appartenais : musulman, chrétien, bouddhiste, juif, etc., mais il n’y avait pas de case pour dire sans religion. Après mon arrivée au pays, on m’a expliqué que c’est comme cela parce que les lois sont explicitement religieuses et différentes selon l’obédience de chacun. Si vous êtes chrétien, vous avez le droit de boire de l’alcool, si vous êtes musulman, vous n’avez pas le droit. L’idée de la laïcité de l’État est un concept intimement lié au fait que la même loi s’applique à tout le monde. Dans les pays occidentaux, il est très rare de trouver une mention affirmant le contraire. Peut-être dans des dispositions concernant le patrimoine religieux et encore? Alors, dans ce pays, le dialogue était pratiquement impossible. J’ai travaillé avec des femmes musulmanes qui pensaient qu’elles étaient puissantes dans leur société parce qu’elles ont leurs espaces réservés et qu’il est interdit de les aborder sur la rue. Elles se sentent en complète sécurité. Même à l’intérieur de chaque maison, elles ont leurs pièces réservées qui sont interdites aux hommes. Elles croient qu’elles habitent dans le meilleur des mondes. Alors la distance avec moi et mes idées sur la liberté des femmes et les musulmanes qui croyaient vivre dans le meilleur des mondes, était infranchissable. Le dialogue se résumait à quelques phrases pour arriver au point où je me rendais compte que ce n’était pas possible. Si je leur disais qu’elles n’étaient pas libres parce qu’elles étaient confinées dans certaines parties de la maison, elles refusaient de m’entendre. Il y avait d’autres occidentaux qui travaillaient à l’université et nous discutions seulement entre-nous parce que nous étions tous pris dans cette situation où les autres, les nationaux, pensaient qu’il était normal que les femmes soient excessivement religieuses et que leurs lois dépendent de votre religion. Le seul dialogue possible, c’était entre occidentaux. Le dialogue était assez bref avec la majorité musulmane et les chrétiens ou les juifs qui provenaient de l’extérieur. Le dialogue était possible dans une certaine mesure, jusqu’à ce qu’on remette en question le rôle de l’État, les lois, la place de la femme dans la société, etc. En Occident, nous tenons pour acquis depuis que Jésus a dit: « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu, » que l’État et la religion sont des choses séparées, que certaines choses relèvent de l’État et d’autres de la religion. Mais dans une société où n’existent pas ces distinctions, il n’y a pas beaucoup de démocratie.

– Il y a quelque chose qui frappe à peu près tous les journalistes, tous les commentateurs, à chaque fois qu’il y a un recensement de Statistique Canada, c’est le fait qu’un très faible pourcentage de la population se dit athée. Je pense que c’est à peine 10%. C’est vrai qu’au Québec, depuis les années 1960, l’Église catholique a pris le bord, mais malgré cela, cinquante ans plus tard, beaucoup de gens continuent d’avoir la foi en Dieu. Il semble difficile pour les gens d’avouer qu’ils n’ont aucune attache avec l’au-delà. Le phénomène actuel correspond d’avantage à une religion à la carte où l’on pige des éléments disparates qui font notre affaire, en Asie, chez les autochtones, en Amérique du sud, etc. On se raboute un espèce de religion à son image, mais perdure cependant le besoin de se rattacher à une certaine notion de l’au-delà. La laïcité au fond, c’est quand même quelque chose de très complexe. Un agnosticisme assumé n’apparaît pas si évident que cela.

– Il y a une quinzaine d’années, dans les pays du Maghreb, il semble que la population désabusée par la corruption se soit tournée vers l’Islam pour contrer cela. Je me demande si cela n’a pas contribué au Printemps arabe qui s’attaquait principalement à la corruption des politiciens ?


 Évaluation

Vous rendez-vous compte que ce soir nous avons fait un geste « sociocratique ». Nous avons choisi de nous définir à travers un objet, quelque chose d’inanimée, un symbole (le bâton de parole). Cela nous a permis de réguler le dialogue. C’est cela l’origine de la religion, définir un point central, tout simplement. C’est fou comment on parle, mais le non-dit parle davantage de qui nous sommes. Ce sont les gens qui sont prêts à prendre une chaise, sans avoir une autre personne assise sur soi, qui définit qui nous sommes. Nous sommes libres d’être. C’est magnifique d’avoir ces discussions. On est capable de se dépasser, d’atteindre une conscience supérieure, de sortir de soi pour aller vers l’autre.

– Merci. À chaque fois je suis étonnée. Je n’ai pas toujours les mots pour le dire, mais de pouvoir s’exprimer de cœur à cœur, de tête à tête, sans écran de télé, cela me réconcilie avec l’humanité.

– Je suis très contente qu’Yves m’ait dit, si tu viens me voir pour un café, reste dont pour la soirée. Je vais continuer à vous lire, mais maintenant je vais avoir des visages sur les noms. Cela change le rapport à la correspondance qu’on reçoit. Je crois beaucoup à ce lien qui perdure au-delà du fait de se rencontrer. Merci également pour l’animation de la rencontre. J’ai participé depuis 20 ans à de nombreuses discussions sur la laïcité et c’est parmi les plus paisibles que j’ai vues.

– J’ai beaucoup apprécié ce dialogue. Je trouve un peu déplorable que nous n’ayons pas eu de représentants d’autres cultures religieuses. En même temps, c’est bon pour moi de voir qu’il y a autant de laïcs à Québec. Cela m’encourage.

– J’apprécie beaucoup les soirées mensuelles parce que cela me permet de partager et d’apprendre aussi des choses qui peuvent sembler banales, mais qui ne le sont pas tant que cela. Je trouvais le sujet intéressant parce que je me pose souvent des questions à ce propos. Toute la question du port des signes religieux, j’étais mélangée par rapport à cela. Le fait d’avoir des sujets de discussion comme cela ensemble me permet de comprendre en ayant le pouls de chacun. Cela m’aide à me faire une idée sur comment moi comme humaine je perçois l’autre. Pour moi, que la personne porte le voile ou une croix, c’est d’abord un être humain, un être de chair et de sang. Je trouve cela dommage qu’on brime des gens par rapport à une chose qui ne devrait pas être.

– Je suis agréablement surprise du côté pacifique de la rencontre. J’aurais eu peur moi aussi. En même temps, je suis surprise parce que nous sommes partis d’une question politique, alors que la discussion a beaucoup tourné autour de notre vécu et de notre expérience, quelque chose qui est beaucoup plus intériorisée. Cela me fait sonner une cloche comme quoi on s’empresse vite de tomber dans le débat public avec des notions comme la laïcité et la neutralité de l’État, alors qu’on a pas encore réglé ce qui se passe à l’intérieur, on n’a pas trouvé de place pour en parler vraiment. Je pense que c’est une priorité avant de tomber dans le projet qui serait l’aboutissement de l’entente que nous avons réussi à avoir. Je plaide en faveur d’ouvrir des espaces de discussion.

– La réunion se termine et tout ce qui aurait pu avoir de conflictuel entre les différentes opinions, malgré cette tension qu’on sentait, tout le monde a formulé son opinion en évitant de susciter l’irritation des autres. D’après moi, ce soir nous avons assisté à une victoire de la laïcité. Pas celle de l’État, mais celle qui est présente à l’intérieur de chacun de nous. Nous avons chacun nos croyances distinctes de tous les autres, mais nous avons aussi des convictions qui nous rassemblent. C’est le fait de la laïcité si nous sommes parvenus à avoir un si beau dialogue. Les opinions étaient toujours formulées en sorte de susciter davantage la convergence que la divergence.

Contrairement à Jacques, je ne dirais pas que c’est la laïcité qui a gagné, mais plutôt l’humanité qui est en chacun de nous qui nous a aidés à mener sereinement le débat. Je suis très content de la soirée. Il y a eu de belles discussions et de belles opinions.

– Dans des rencontres comme celles-ci, ce qui est important, c’est que chaque personne ait le droit d’exprimer son opinion tout en étant écouté. Le bâton de parole permet cela. L’écoute de la personne qui parle m’apparaît fondamental. J’en profite pour remercier Yves parce que je lis religieusement les comptes-rendus. Lorsque je les lis, j’ai l’impression d’être présente aux discussions.

– Cela peut sembler paradoxal que je dise cela, mais il me semble qu’aujourd’hui nous avons produit du religieux dans le sens étymologique de relier les uns aux autres, « religare ». C’est certain que les religions ont souvent été victimes des dynamiques de pouvoir. J’ai beaucoup apprécié la soirée.

– J’ai beaucoup aimé la soirée même si je n’ai pas dit tout ce que je aurais aimé dire. L’aspect sur lequel j’aimerais insister, c’est que le pouvoir de la spiritualité est immense. Cela nous amène à nous poser d’autres questions. Quelle est la spiritualité du pouvoir ? La religion est un dangereux mélange de spiritualité et de pouvoir. Je pourrais répondre: le partage parce que le pouvoir est en chacun de nous et il faut qu’il soit partagé. Je pense que c’est ce que nous avons vécu ce soir.

– Je reste un peu avec mes idées sur la religion. La laïcité, pour moi, sert à empêcher les guerres de religions. Quand les révolutionnaires français ont instauré la philosophie de la laïcité, c’était pour éviter la divinisation du pouvoir, les guerres de religion et les confrontations idéologiques extrêmes. Cela n’a pas fonctionné parce que sont apparues d’autres formes de confrontations idéologiques. L’expérience que nous avons vécue ce soir était intéressante dans ce sens et malgré les oppositions qui apparaissaient dans l’opinion de chacun, il y avait une unanimité sur le fait qu’on devait s’exprimer sur la laïcité. Cela m’est apparu assez instructif sur ce que pourrait être les débats dans la société autour de la laïcité s’il n’y avait pas ces confrontations religieuses. Ce soir, il n’y avait pas d’objectif de convertir ou de convaincre personne à son point de vue. Je trouve que la laïcité est une solution à cela pour éviter les confrontations. Si jamais apparaît un fascisme chrétien comme certain aperçoivent aux États-Unis, il va y avoir des laïcs pour dire Wow! La religion s’arrête ici. À partir d’un point, il n’y a plus de religion, il y a les classes sociales, l’humanité, la planète, toutes les causes que nous avons en commun. Le bien commun va faire dire à certains qui croient dans la laïcité que la religion ne doit pas dépasser les bornes. Si un fascisme chrétien apparaît, il va être limité par les conceptions laïques du monde. Même au Brésil, il va y avoir des gens qui vont se lever pour dire Wow! Cela dépasse ce que nous sommes capables de tolérer comme comportements sociaux pour régler les conflits. L’expérience de ce soir m’enseigne que, sans escamoter les conflits, on peut les exposer de manière sereine. J’aimerais que cela soit répercuté dans la société idéale que j’imagine de toutes sortes de manières.

– Je tiens à vous remercier pour la qualité de l’écoute et des interventions. Je crois beaucoup à l’intelligence des groupes. Lorsque les gens ont l’occasion de communiquer et d’apprendre à se connaître, ils finissent par transcender les différences pour se reconnaître et s’apprécier et éventuellement décider d’assumer un projet ensemble. Paulo Freire disait que « c’est la diversité d’un groupe qui fait sa force », et Pierre Falardeau d’ajouter : « Je ne veux pas savoir d’où vous venez, mais où est-ce qu’on va ensemble. » Donc, il y a une nécessité de toujours avoir un objectif collectif pour une société, d’avoir un sens, une direction. Je pense que nombre de nos discordes proviennent du fait que nous n’avons plus d’objectifs communs et que nous avons le sentiment d’aller nulle part. Pour chaque société consciente de son histoire, un projet qui la tire vers l’avant est une nécessité en soi.

Notes transcrites par Yves Carrier

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