#283 – La subversion spirituelle chrétienne

La subversion spirituelle chrétienne de Martin Luther à la Théologie de la libération

Compte-rendu #283, novembre 2017

version pdf

« L’origine de toute critique est la critique de la religion. La critique de la théologie est la critique de la politique » : Karl Marx

La présentation est faite par Gérald Doré, pasteur de l’Église Unie.
L’idée de présenter une soirée sur le thème des 500 ans de la réforme protestante n’est pas de moi. L’idée est venu d’autres membres du conseil d’administration et je me suis trouvé dans la situation de vous présenter cette animation. Personnellement je suis arrivé au protestantisme après 25 ans de catholicisme, suivi de 25 ans d’athéisme, mais ce n’est pas mon témoignage que je veux vous apporter ce soir. Nous allons refaire ensemble le chemin qui va de Martin Luther jusqu’à la Théologie de la libération. Ce que je vous propose, c’est une animation par les textes qui se rapportent à la subversion spirituelle chrétienne de Martin Luther à la Théologie de la libération. La subversion signifie ce qui vient d’en bas, de là où on ne l’attendait pas. « Version » est ce qui provoque un virage, et « spirituel » est ce qui vient d’une inspiration, d’un souffle intérieur qui déjoue les idées reçues et qui donne du sens à une nouvelle orientation. C’est le sens du thème d’aujourd’hui. C’est un anniversaire important pour l’émancipation de la liberté de conscience qui va conduire à la modernité. La Réforme protestante débute en 1517 en Allemagne. L’événement déclencheur est un geste posé par un bon moine catholique, exégète et théologien, qui a fait une démarche spirituelle. À la suite de cela, il décide de se révolter contre une pratique courante à l’époque qui consistait à vendre des indulgences. Il s’agissait d’un prélèvement sur le trésor de mérites accumulés par les saints, gérés par l’Église catholique, qui, pour financer la construction de la basilique Saint-Pierre de Rome, étaient vendus aux riches. Ceux-ci pouvaient ainsi acheter leur salut et réduire la durée de leur peine au purgatoire qui était le lieu de purification après la mort. Les indulgences existent encore dans l’Église catholique, mais elles ne sont plus l’objet d’un commerce.

À la même époque, dans d’autres endroits en Europe, il y avait des mouvements comparables qui se déclenchaient: en France, en Suisse avec Calvin, en Écosse avec John Knox, disciple de Calvin. En Angleterre, ce ne fut pas seulement une question de divorce d’Henry VIII, mais en réalité, il y avait un mouvement de Réforme dont le roi s’est servi pour se justifier vis-à-vis de Rome. Dans ce pays, il y a toujours eu une tension entre les Anglos catholiques en rupture avec Rome et les Réformés qui se voyaient comme les protestants authentiques. C’est pour cela que même dans l’Anglicanisme d’aujourd’hui vous avez la High Church dont la liturgie ressemble à celle de l’Église catholique des années 1950, et vous avez la Low Church qui ressemble davantage aux Église évangéliques d’aujourd’hui. C’est le panorama qui se dessine au XVIème siècle. Donc j’ai dit : « subversion spirituelle chrétienne ». Alors c’est la subversion des idées reçues et des pratiques établies, en lien avec le 500ème anniversaire de la Réforme, les sources privilégiées dans la réflexion de ce soir sont les sources chrétiennes.

En contraste avec les éléments conservateurs que l’on retrouve dans les Églises, ces textes veulent mettre en valeur la subversion spirituelle dans le christianisme à partir de Luther jusqu’à aujourd’hui.

Premier texte : « L’Esprit du Seigneur est sur moi parce qu’il m’a conféré l’onction pour annoncer la Bonne Nouvelle aux pauvres. Il m’a envoyé proclamer aux captifs la libération et aux aveugles le retour à la vue, renvoyer les opprimés en liberté, proclamer une année d’accueil par le Seigneur… Aujourd’hui, cette écriture est accomplie pour vous qui l’entendez. » Jésus citant le prophète Isaïe.

 Quand Jésus sort du désert après avoir été baptisé, il s’en va à la synagogue et lit ce passage du prophète Isaïe. Il les reprend à son compte en disant : « Aujourd’hui cette écriture est accomplie. » Cela veut dire : « La mission que je me donne, moi Jésus, c’est ce que je viens de vous lire dans le livre du prophète Isaïe. » En plus, il y a quelque chose de très particulier dans ce texte qui dit : « Proclamez une année d’accueil par le Seigneur. » Cela renvoie à une prescription du livre du Lévitique toute sortes d’observances bizarres pour nous, mais certaines sont très sociales. Au Livre 25, il est écrit qu’à chaque jubilée de 50 ans, les gens devaient être libérés de la servitude parce qu’il y avait de l’esclavage, de même les terres qui avaient été mises en servitude pour dettes étaient rendues à leur propriétaire légitime. Il y avait une dimension écologique même si on n’employait pas le mot, un repos de la terre pendant un an était prescrit. Alors les gens devaient se nourrir avec ce qui continuait à pousser sans que la terre ne soit cultivée. On retrouve dans ce texte les prémices d’un enseignement de libération qui est à l’origine du Maître spirituel du christianisme qui va se perdre en chemin, mais qui se retrouve plus loin.

Second texte : « Nous pâlissions au seul nom du Christ car on ne nous le présentait jamais que comme un juge sévère, irrité contre nous. On nous disait qu’au jugement dernier, il nous demanderait compte de nos péchés, de nos pénitences, de nos œuvres. Et, comme nous ne pouvions nous repentir assez et faire des œuvres suffisantes, il ne nous demeurait, hélas, que la terreur et l’épouvante de sa colère… »  Martin Luther

 Ce contrôle de la religion chrétienne sur les consciences et la culpabilisation par le péché fait penser à l’époque de nos parents et grands-parents, avant le concile Vatican II. Martin Luther est un moine pieux, un homme qui veut assurer son salut. Il était terrorisé. Vous voyez le contraste entre le message de Jésus que nous avons lu et cette dérive qu’a pris le christianisme jusqu’au XVIème siècle et qui est vécu par un moine pieux comme une sorte de terrorisme de la conscience.

Troisième texte : « … je n’ai pas honte de l’Évangile: il est puissance de Dieu pour le salut de quiconque croit… C’est en lui en effet que la justice de Dieu est révélée, par la foi et pour la foi, selon qu’il est écrit : « Le juste vivre par la foi. » Saint Paul

– En grec Évangile signifie : Bonne Nouvelle, parce qu’à cette époque les évangiles n’étaient pas encore écrites. La Bonne Nouvelle circulait sous forme orale.

Cette phrase est importante parce que elle va assurer la libération du moine coincé qu’était Martin Luther. Dans l’Épitre aux Romains, Paul anticipait ce sentiment de culpabilité qu’il connaissait parce qu’il était un pharisien. Comme Luther avait cherché à être un moine méticuleusement fidèle aux observances, Paul avait lui aussi voulu être un juif méticuleusement observant des 613 règles de la Loi hébraïque.

Paul ouvre une piste : « Le juste vivra par la foi, » versus le juste vivra par la minutieuse observance de toutes les règles contenus dans la Torah.

– Qu’est-ce que cela veut dire pharisien ?

Dans le judaïsme de l’époque de Jésus, il existe trois courants principaux. Les Sadducéens, ils forment une aristocratie politique et religieuse qui contrôle le Temple de Jérusalem et qui collaborent avec les Romains qui sont les occupants du pays. Les Pharisiens forment un mouvement religieux qui ne renie pas le Temple, mais qui ont aussi leurs propres lieux de culte que sont les synagogues. Ils sont beaucoup plus près du peuple. Les synagogues sont comme de petites églises de campagne. On les retrouve dans chaque village. Puis, il y a les Esséniens qui sont un courant de puristes qui vivent en-dehors de la société, dans un monastère, avec des gens qui pratiquent le célibat, ce qui était très rare en Israël. À ce courant, venait aussi se greffer des familles associées. C’est ce qui a été découvert à Qumram dans les années 1940 en Israël. Il y avait aussi des courants plus marginaux, comme celui de Jean dit le Baptiste qui était un mouvement populaire qui au lieu de soumettre les gens aux rites de purification au Temple de Jérusalem ou des Pharisiens à la synagogue, invitait les gens à se purifier en entrant dans le Jourdain où ils étaient lavés de leurs péchés. Alors Paul de Tarse était un pharisien sectaire qui persécutait les premières communautés chrétiennes jusqu’à ce qu’il vive une expérience spirituelle personnelle qui lui fasse découvrir la personne de Jésus. À partir de cette conversion, l’énergie qu’il consacrait à persécuter les chrétiens, il l’a mis à devenir un propagateur de la doctrine de Jésus ou de la compréhension qu’il en avait.
Est-ce que le mot pharisien n’a pas pris pour nous le sens d’hypocrite ? Pourquoi ?

Parce que Jésus qui était plus proche des Pharisiens que des Sadducéens, mais encore plus proche du mouvement prophétique, reprochait aux Pharisiens avec leurs 613 observances de mettre sur le dos des gens un fardeau de pratiques religieuses incompatibles avec la vie des gens ordinaires. En plus, il savait qu’il y en avait parmi eux qui contournaient les observances en s’accordant des passe-droits. C’est pourquoi il les traite d’hypocrites et de sépulcres blanchis. Autrement dit, c’est propre à l’extérieur, mais au-dedans c’est pourri.

– D’ailleurs hypocritas en grec signifie : avoir plusieurs faces. Jésus les traite d’hypocrites en raison des questions pièges qu’ils lui posaient à répétition pour le coincer et le mettre en accusation.

– D’ailleurs, c’est un Pharisien qui demande à Jésus si l’on doit payer les impôts à Rome.

Tout à fait. Ils faisaient semblant de reconnaitre Jésus comme un maitre, mais en réalité, ils cherchaient à le piéger. Un peu comme aujourd’hui dans des régimes répressifs, des agents doubles essaient de faire parler les militants pour qu’ils se compromettent afin de les emprisonner.

Quatrième texte : « … je commençais à comprendre que la justice de Dieu signifie ici la justice que Dieu donne et par laquelle le juste vit, s’il a la foi. Le sens de la phrase est donc celui-ci : L’Évangile nous révèle la justice… par laquelle Dieu dans sa miséricorde, nous justifie au moyen de la foi, comme il est écrit : le juste vivra par la foi. Aussitôt je me sentis renaître… » Matin Luther

Avec cette prise de conscience de Martin Luther, nous arrivons au point tournant de la Réforme. Luther qui était un professeur de bible et un théologien, était lui-même prisonnier d’une vision oppressive de la religion. Mais à force de lire la Lettre aux Romains et cette citation, il a fini par comprendre que ce qui allait le rendre juste aux yeux de Dieu, ce n’était pas les jeûnes, ni les pénitences ou l’auto-flagellation qu’il s’imposait, c’est Dieu qui dans sa gratuité le rendait conforme à ce que Dieu voulait pour lui. Il n’avait qu’à y consentir, autrement dit, le juste vivra par la foi, par la confiance en la gratuité du don de Dieu. C’est le tournant radical de Luther et c’est à ce moment qu’il devient original. Il devait donné un cours sur l’Épitre aux Romains et au lieu de l’aborder de manière détachée comme un professeur qui enseigne une matière, il a été personnellement saisi. Certains disent que c’est une illumination, d’autres l’interprètent comme un cheminement intellectuel que Luther aurait vécu. Le plus probable c’est que ce serait les deux à la fois, il a été saisi et il a approfondi.

Après cela, au lieu de lire la Bible en accordant une même valeur à tous ses livres, il s’est donné une clé de lecture. Les livres de la Bible valent dans la mesure où ils nous libèrent par l’affirmation de la gratuité du salut qui nous est donné en Dieu. Donc, il y a des livres qui ne l’intéressent pas et d’autres qui l’intéressent. Il appelle cela le canon, dans le canon, au sens de la règle, de la norme, parmi le canon de la Bible, c’est-à-dire les livres qui ont été reconnus comme faisant partie de la Bible dans les premiers siècles de l’Église. Alors la libération à laquelle Luther arrive, c’est psycho-libérateur. C’est une libération spirituelle et surnaturelle. C’est une forme de libération que Jésus aussi apportait en disant : « Tes péchés te sont remis ». Mais il ne s’agit pas entièrement de la libération de Jésus. C’est alors qu’il va se produire un événement qui va séparer Luther d’un autre mouvement qui va émerger de la Réforme.

Cinquième texte : « … certains ne font que commencer pour de bon… à exploiter leur peuple… et ils     massacrent sans pitié leurs sujets et les étrangers de la façon la plus cruelle, de sorte que Dieu, après le combat soutenu par les élus, ne pourra, et ne voudra lui aussi assister plus longtemps à cette calamité. » Thomas Münzer, un pasteur opposé à Martin Luther.

 Münzer ne croyait pas que la libération proposée par l’Évangile n’était que spirituelle. D’après lui, il s’agissait aussi d’une libération sociale. Il faut comprendre que Luther, après avoir vécu son expérience spirituelle, a été cohérent avec lui-même. Devant la vente des indulgences en Allemagne par le moine Tetzel, un dominicain, Luther s’est opposé publiquement en employant un argumentaire théologique contre un tel commerce. Mais comme nous étions au début de l’imprimerie, cette querelle de théologiens s’est répandue comme une trainée de poudre partout en Europe.

À ce moment, la vie de Luther est menacée et il aurait pu subir le sort des précurseurs de la Réforme. Or, il y a une conjoncture politique qui l’a sauvé. À cette époque, sous l’Empire de Charles Quint, l’Allemagne était divisée en de nombreux royaumes et certains princes ont choisi de protéger Luther. Ils avaient des convictions réelles, mais aussi des intérêts matériels parce qu’en expropriant les monastères de l’Église catholique, ils avaient accès à certains bien et à certains revenus. Tout cela pour dire qu’ils ont protégé Luther, mais c’était dangereux parce que l’Empereur s’était rangé du côté de l’Église catholique. Il y a toute une mise en scène qui a été développée et ceux qui voulaient protéger Luther l’ont kidnappé pour le cacher dans un château pendant un an. C’est à cette époque qu’il a traduit la Bible en allemand. C’est lui qui a rendu la Bible accessible au peuple en langue vernaculaire. Donc, Luther avait été protégé par les princes, mais ceux-ci exploitaient leurs paysans de manière éhontée. Alors, les paysans se révoltaient contre l’ordre établi, ce qui n’était pas évident dans une société à liberté surveillée, sinon répressive. Les paysans voulaient se libérer de ce joug parce que toutes leurs récoltes servaient à payer les seigneurs.

Dans un premier temps, Luther va sermonner les riches seigneurs féodaux qui mènent la grande vie sur le dos des paysans. Mais il y a un ancien prêtre devenu pasteur, Thomas Münzer, qui a pris fait et cause pour les paysans. Sa réflexion était de l’ordre de celle que l’on retrouve souvent chez des personnes dont l’engagement est nourri par une inspiration religieuse. Pour lui l’oppression des paysans était telle que cela ne se pouvait pas que Dieu accepte cela. Et à la manière de Camilo Torres en Colombie, il s’est joint à la lutte armée des paysans. À ce moment, Luther a eu des paroles d’une violence extrême en autorisant les maitres à massacrer tous ceux qui ont pris part au soulèvement paysan. Luther dénonce le fait que cette révolte va créer de graves problèmes dans la société si elle n’est pas réprimée sur le champ et si vous mourez en réprimant les paysans, vous irez au Ciel. Évidemment les princes ont suivi ses recommandations davantage que les premiers appels à la modération. Ils se sont engagés dans une répression terrible, des milliers de paysans ont été tués, on parle de quelques dizaines de milliers de morts. Évidemment, Münzer a été arrêté, torturé et exécuté. En quelque sorte,Luther a été le complice du martyr de quelqu’un qui s’engageait pour la libération des paysans. Ce soulèvement fera figure d’anticipation des mouvements révolutionnaires européens, à tel point que les marxistes, Engel, nommait Thomas Münzer comme un précurseur de la révolution prolétarienne. Münzer rejoint l’appel à la libération de toutes les oppressions de Jésus, en choisissant une voie, la lutte armée, à laquelle Jésus a renoncée.

« Le Ciel n’est pas dans un autre monde, il faut le chercher dans cette vie et la tâche des croyants consiste à établir ici ce Ciel qui est le règne de Dieu sur Terre. » Thomas Münzer

À l’époque de Jésus, il y avait aussi les zélotes qui étaient les partisans de la lutte armée contre l’occupation romaine. Parmi ses disciples, il y avait de ces gens-là. Un jour, dans l’Évangile de Luc, Jésus dit : « Si vous n’avez pas d’épée et que vous avez un manteau, vendez-le pour vous acheter une épée. » Mais graduellement, Jésus va évoluer vers une position non violente, préférant assumer lui-même les conséquences de son engagement plutôt que d’engager le peuple dans une lutte sans issu. Il a fait cela dans une perspective éthique rattachée à sa démarche spirituelle parce que Dieu ne veut pas de cette lutte armée. Donc, la dimension de la lutte armée est présente au temps de Jésus et elle revient au temps de la Réforme.

À l’origine Luther ne voulait pas fonder une nouvelle Église, mais réformer l’Église catholique. Charles Quint s’est prononcé contre Luther, mais celui-ci ne doit d’avoir la vie sauve qu’à la conjoncture politique de l’époque. La division de l’Allemagne en de multiples royaumes sous une gouvernance impériale et l’autonomie des princes allemands qui avait une certaine marge de liberté vis-à-vis l’empereur. Ce dernier, en raison de l’étendu de son empire et de la multitude des conflits potentiels, ne pouvait s’engager militairement contre ces princes.

Sixième texte : «Nous n’attendons plus comme ceux qui écoutaient la prédication de Jésus, que le   Royaume de Dieu se réalise en événements surnaturels. Nous croyons qu’il se manifestera seulement par la vertu de l’esprit de Jésus agissant dans nos cœurs et en ce monde. La seule chose qui importe, c’est que nous soyons dominés par l’idée du Royaume de Dieu autant que Jésus l’exigeait de ses fidèles. »      Albert Schweitzer, un pasteur luthérien du début du XXème siècle.

Avec le temps, le luthérianisme qui était un mouvement libérateur des consciences est devenu une orthodoxie. Mais au début du XXème siècle, il s’est produit une scission dans le monde universitaire qui a permis de relancer une recherche sur le Jésus historique, celui qui était avant les dogmes, les observances et les dévotions. Les professeurs d’université, surtout luthériens, en Allemagne, ont décidé qu’ils arrêtaient de former les pasteurs dans la doctrine officielle et qu’ils devenaient des chercheurs. L’un des éléments importants de leurs recherches a été de retrouver le Jésus le plus près possible de son historicité. Ils appelaient cela la méthode historico critique, c’est-à-dire qu’ils ont mis à profit toutes les connaissances des sciences humaines, l’histoire, la linguistique, l’archéologie, etc. , pour relire les évangiles qui sont le plus près de Jésus, Matthieu, Marc et Luc, les trois premiers. L’Évangile de Jean est arrivé beaucoup plus tard, c’est d’abord un discours théologique et doctrinal sur Jésus avec quelques anecdotes de sa vie concrète.

Au début du XXème siècle, un pasteur luthérien, très brillant, Albert Schweitzer, va faire une synthèse de toutes ces recherches: « Une histoire des recherches sur la vie de Jésus ». C’est aussi le fameux docteur Schweitzer, missionnaire en Afrique, qui a eu tout un parcours à partir de sa redécouverte du Jésus réel. Il a compris que l’essentiel de la démarche chrétienne n’est pas le culte, auquel il garde une place, mais le service humain. C’est un grand musicien, interprète de Bach, qui suite à des études de doctorat en théologie, va décider de devenir missionnaire en Afrique, et qui pour être utile, entreprend des études en médecine à l’âge de trente ans. En 1913, il quitte l’Allemagne pour l’Afrique où il ouvre un hôpital en pleine brousse. Comme il a une approche critique de la foi chrétienne, on se méfie de lui, et la société évangélique qui l’envoie en mission au Gabon lui interdit de prêcher. Une fois sur place, les autres pasteurs lui permettent de le faire. Il va pouvoir continuer son ministère, mais son travail avant tout, c’est d’ouvrir un hôpital. Il est un précurseur de la médecine humanitaire, un pacifiste, il reçoit le Prix Nobel de la Paix en 1952. C’est aussi un précurseur de l’écologie parce que dans son hôpital, tout était récupéré. Évidemment, il vivait dans des conditions de précarité. Et parce qu’il avait commencé sa carrière comme organiste, il allait faire des tournées de concerts en Europe pour financer ses œuvres en Afrique.

Les protestants conservateurs se méfiait beaucoup de ce libre-penseur. En même temps, dans ce courant qui est relié au Jésus réel, les protestants ont le droits de réécrire la théologie en utilisant tous les systèmes de pensées philosophiques qui existent. Thomas d’Aquin avait écrit une théologie à partir d’Aristote, Augustin à partir de Platon, les théologiens protestants vont employer Kant, Hegel, ou d’autres, pour réinterpréter le Jésus historique. C’est ainsi qu’ils arrivent face-à-face avec un penseur qui s’appelle Karl Marx. En particulier, un philosophe marxiste qui s’appelle Ernst Bloch, s’intéresse aux textes chrétiens, et il dit : « L’idée du Royaume de Dieu qui se réalisera au Ciel après la mort pendant que les humains endurent sur la Terre dans une vie de misère, cela ne fonctionne pas. » (Lorsque Jésus emploi l’expression Règne de Dieu ou Royaume de Dieu, C’est sa façon à lui de nommer ce que Dieu souhaite pour l’humanité, une société sans oppression ni injustice.) Ce qu’il faut faire, dit Bloch : « C’est essayer de trouver dans la société les possibles non réalisés. » À partir de ce moment, il y a toute une influence qui entre dans la Théologie allemande, affranchie du contrôle de l’orthodoxie des Églises. »

Septième texte : « L’espérance chrétienne… cherche comment les choses pourraient mieux aller dans le monde, avec plus de justice entre les hommes; car elle a l’assurance que les choses les meilleures et la justice de Dieu vont venir. » Jorgen Moltmann, théologien allemand du XXème siècle

 Toute la conception de Bloch de l’espérance, c’est qu’il y a dans la conscience humaine, une conscience de l’anticipation de ce qui n’est pas encore advenu et qui pourrait advenir. Entre 1938 et 1948, Bloch écrit un livre qui s’intitule : « Le Principe espérance ». Trois tomes écrits assez serrés. Il y a un philosophe haïtien, Laënnec Hurbon qui a écrit un petit livre qui résume bien la pensée de Bloch. Donc, il a écrit le Principe espérance et Moltmann décide de poursuivre dans cette brèche ouverte par Bloch. Son livre s’intitule « Théologie de l’espérance ». Il va être très important car il sera lu par l’ensemble des premiers théologiens de la libération. Ils l’ont tous lu et ils s’y réfèrent dans leurs livres.

Huitième texte : « Les yeux clairs, le teint bronzé, l’océan bleu et la calme lagune, la nuit qui apporte le jour, tout cela, c’est « l’apéritif » qui, dans l’aujourd’hui d’oppression, de souffrance, de pain rare, où il y a peu de liberté et beaucoup de terreur, crée le goût érotique de la vie, et l’attente ardente d’un nouveau lendemain libérateur. » Rubem Alves, théologien protestant brésilien, un des fondateurs de la Théologie de la libération.

On dit que c’est au cours de la même année que le théologien catholique péruvien, Gustavo Gutierrez, qui a été influencé par le mouvement étudiant brésilien de gauche, donne une conférence qui devait s’intituler : « Pour une Théologie du développement », mais à la dernière minute, il change le titre : « Vers une Théologie de la libération ». Ce qui est particulier à Alves, quelqu’un qui vit en exil et qui ne sait pas quand il pourra retourner dans son pays, écrit un texte où l’espérance est vécue dans les tripes, pas juste comme un concept. Alves va poursuivre son cheminement en devenant psychanalyste et pédagogue. Il va renoncer au ministère dans cette Église qui l’a dénoncé et qui a failli causer sa perte. Nous sommes à la fin des années 1960 et ce sont les toutes premières fois qu’on emploie l’expression Théologie de la libération. La thèse de doctorat sera publiée en français sous le titre : « Une Théologie de l’espoir humain ».Rubem Alves qui a lu la Théologie de l’Espérance de Moltmann et il connait l’œuvre de Bloch, est un pasteur de l’Église presbytérienne du Brésil. Une petite Église qui a eu un courant très progressiste parce qu’un théologien américain, Richard Shaull qui appartenait au courant du Social Gospel, l’Évangile social. Il est allé au Brésil, il a travaillé avec les mouvements de jeunes, et qui a introduit la thématique : Christianisme et révolution dans un texte en 1953 : « Cristianismo e revoluçao ». Cela a eu une très grande influence chez les jeunes universitaires brésiliens, en même temps qu’il se produisait un mouvement de radicalisation chez les jeunes universitaires catholiques. Rubem Alves qui était très progressiste, au moment du Coup d’État et de l’instauration d’une dictature militaire, va être dénoncé comme subversif par l’Église presbytérienne qui se range du côté du pouvoir. Il doit alors s’exiler aux États-Unis où il poursuit ses études de théologie. Sous la direction de Richard Shaull, à l’Université de Princeton, il rédige sa thèse de doctorat qui aura pour titre : « Toward a Theology of Liberation », (Vers une Théologie de la libération), 1968.

Neuvième texte : « … les hommes doivent dépasser leur compréhension naïve de Dieu en tant que mythe auquel ils s’aliènent, par une autre compréhension: celle dans laquelle Dieu, comme présence dans     l’histoire, n’empêche cependant pas les hommes de faire l’histoire, celle de leur libération ». Paulo Freire, un théoricien et praticien de l’éducation populaire.

 En 1968, Paulo Freire qui avait participé à un très grand mouvement d’alphabétisation au Brésil, a développé une méthode d’éducation populaire libératrice où les gens apprenaient en même temps à lire par les mots qui nommaient leurs conditions de vie, la Pédagogie des opprimés. Les gens apprenaient à écrire en même temps qu’ils choisissaient des gestes à poser pour transformer leur situation. C’est ce qu’on a appelé la « conscientisation ». Cette méthode qui apparait vers 1964 va avoir une influence majeure dans la vie culturelle et politique du Brésil. À cette époque, pour pouvoir voter dans la démocratie naissante, il fallait savoir lire et écrire. Donc, le nombre d’électeurs dans le peuple augmente considérablement et l’alphabétisation devient un geste révolutionnaire. Il y a toute une analyse chez Freire qui cherche à faire passer les gens d’une conscience soumise qui héberge l’idéologie du maitre en soi, à une conscience critique émancipatrice, une conscience qui a un rapport vrai avec tes conditions d’existence et qui ne les nomment pas comme les dominants ont appris à les nommer. Un obstacle à la libération, c’est que les dominés ont intériorisé la lecture que les dominants font de leur réalité.

Lorsqu’arrive le Coup d’État, considéré comme subversif, Paulo Freire doit s’exiler au Chili. Sa méthode de travail est interdite par la dictature, ses appareils de projections sont détruits. Il utilisait des tableaux codés construits à partir des scènes de la vie quotidienne où les gens apprenaient à nommer leur réalité en réfléchissant ensemble sur les moyens à leur portée pour agir. La méthode de conscientisation est à la fois une pratique de transformation et une école de formation. Du Chili également, il devra s’exiler 9 ans plus tard. Ce texte a été écrit en 1969 et Paulo Freire envoie une lettre à un jeune théologien. Il se définit comme un croyant en rupture d’Église. Il avait une vision assez large de la spiritualité puisque sa mère était catholique fervente et son père un spirite.

« L’oppresseur, qui est lui-même déshumanisé parce qu’il déshumanise les autres, est incapable de mener la lutte. » Paulo Freire

Mépriser plus humble que soit, c’est se déshumaniser.

 

Dixième texte : « Ce n’est qu’en plongeant ses racines dans les classes marginales et exploitées, ou plutôt en surgissant de ces classes mêmes, de leurs intérêts, de leurs aspirations, de leurs luttes, de leurs catégories culturelles que se forgera une Église du peuple qui fera entendre le message évangélique à tous les hommes et apparaitra comme un signe de la libération du Seigneur de l’histoire. »                 Gustavo Gutierrez, l’un des fondateurs de la Théologie de la libération.

En 1971, parait un livre qui va être publié en espagnol et en français, « Théologie de la libération, perspectives. » Ce livre de Gustavo Gutierrez va être la rampe de lancement de la Théologie de la libération. Il va être suivi par de nombreux autres, Leonardo Boff et Jon Sobrino notamment. Vous trouvez là le renouement avec la pensée de Jésus dans l’Évangile de Luc au premier siècle. Bien sûr, les théologiens de la libération, à l’intérieur de leur Église, ont eu énormément de problèmes. Plusieurs ont été convoqués à Rome et réduits au silence, désavoués, interdits d’enseignement de la théologie, etc.

La Théologie de la libération aurait tout aussi bien pu tourner en rond dans la sphère intellectuelle, mais il y a eu des théologiens pratiques ou des animateurs communautaires, animés par une inspiration spirituelle qui ont dit : « Cela ne restera pas dans le domaine intellectuel, cela va se vivre à la base ». Ils sont alors allés rejoindre le mouvement des communautés de base qui était en train d’émerger. Avec le mouvement d’éducation populaire de Paulo Freire, la JOC et les cellules d’évangélisation de la Légion de Marie, va se déployer un mouvement à l’échelle nationale puis continentale. On peut parler d’un phénomène de rétro alimentation entre les théologiens et les communautés de base, les premier s’inspirant de ce qu’ils entendent sur le terrain, donnant formes aux inspirations et aspirations des gens du peuple, rédigeant des fascicules, donnant des formations adaptées à un public moins scolarisé, formant des délégués de la Parole qui vont à leur tour quadriller le territoire pour initier de nouvelles communautés ecclésiales de base.

Pendant les années de dictature, les seules endroits où les gens avaient le droit de se réunir pour discuter ensemble de leurs problèmes, c’étaient dans les églises. C’est à l’intérieur de ces foyers que va naitre la prochaine génération de leaders politiques de gauche. Les évêques, les communautés religieuses et les prêtres progressistes, mettent ensemble leurs ressources pour accompagner et encadrer la diffusion des communautés ecclésiales de base auprès des populations les plus démunies. En 1980, au Brésil, Frei Betto en dénombrait 80 000, la plupart en lien avec la pastorale diocésaine qui les constituaient en mouvement. Cela a joué un rôle très important dans la démocratisation du Brésil. Certains membres des communautés de base sont devenus des militants syndicaux, d’autres, comme Lula, des militants politiques.

Lors du Concile Vatican II, certains évêques avaient pris un engagement en faveur de la libération des populations pauvres du joug de la misère et de l’oppression. Il y avait un groupe qui s’appelait : Jésus, Église et libération. À un moment donné, ils ont eu une réunion dans une des catacombes à Rome, là où se réunissait les premiers chrétiens lorsqu’ils étaient persécutés. Ils étaient une quarantaine d’évêques qui se sont engagés à vivre eux-mêmes un mode de vie simple, à soutenir les pauvres et de promouvoir leurs conditions de vie dans leur pays respectif. À partir des années 1950, Dom Helder Camara a été le grand rassembleur de ce mouvement qui va aboutir à la Théologie de la libération. Avec le long pontificat de Jean-Paul II ses nominations d’évêques ultraconservateurs et ses interdictions d’enseigner pour plusieurs théologiens progressistes, le mouvement de la Théologie de la libération et des communautés de base a été affaibli, mais ce n’est pas mort, il en existe encore. Pour reprendre mon thème du départ, dans le christianisme il existe un élément de subversion.

Après la pause…

Deuxième partie, alors soit vous revenez sur l’un des textes qui vous a particulièrement touché, ou vous y allez avec des questions qui vous conviennent.

– C’est quoi un martyrologue ?

C’est le livre des martyrs. Dans la tradition chrétienne, le mot signifie témoin. Le mot a été utilisé pour les chrétiens qui étaient persécutés à l’époque de l’Empire romain. Ils étaient souvent livrés aux animaux pour les jeux du cirque. C’est rester un terme pour désigner les personnes qui sont victimes de persécution en raison d’en engagement religieux ou social. Alors le martyrologue, c’est la liste des personnes qui ont subi la mort, le martyr, en raison de leur engagement. Mgr Romero, par exemple. Mais il y a aussi les martyrs politiques pour la libération de leur pays. Certains en Amérique latine portent ce titre sans que cela soit à connotation religieuse. Il existe une liste des martyrs des premiers siècles qui était lue dans les monastères avant les lectures du jour. En Amérique latine, le terme a été retenu pour des gens qui sont tombés victime en raison de leur engagement non violent pour la libération. Il y en a eu beaucoup, des étudiants universitaires, des paysans, des syndicalistes, des environnementalistes, des journalistes, etc.

– Par rapport à ce thème, j’ai lu quelque chose en provenance du Chili qui a un lien avec nous. C’est le martyr de saint Laurent, celui qui a donné son nom à notre fleuve majestueux. Au deuxième siècle, à Rome, le gouverneur de la ville fit venir l’évêque des chrétiens qui s’appelait Laurent et il lui donna une semaine pour livrer les richesses de l’Église entre ses mains s’il ne voulait pas être persécuté. C’était avant que l’Église reçoive l’appuie de l’Empereur Constantin au quatrième siècle. Alors Laurent rassembla tous les pauvres, les malades, les orphelins et les handicapés, dont l’Église avait la charge et il attendit la visite du gouverneur. Lorsque celui se présenta devant lui, il lui affirma que là se trouvait toute la richesse de l’Église, dans les pauvres, les orphelins, les malades et les estropiés. Le gouverneur entra dans une grande colère et il fit élever un bucher où Laurent fut jeté aussitôt pour avoir dit la vérité. À cette époque l’Église de Rome n’avait aucune richesse. Celui qui est le véritable patron du Québec était un homme de gauche qui savait défier les pouvoirs injustes.

– Ce qui me frappe c’est la relation entre une illumination, une prise de conscience ou une évolution personnelle et le fait que cela puisse aussi se produire de manière synchronique, en même temps, à large échelle. Cela m’interroge. Je cherche à comprendre. Est-ce qu’on peut voir l’Esprit Saint derrière cela ? C’est l’idée que possiblement, Dieu agit dans le monde à travers les humains et que cela se produit au plan personnel sous le mode d’un éveil spirituel.

Ce que je peux répondre à cela c’est qu’au Brésil cela a coïncidé avec une période de gestation de la société.

L’Esprit Saint agit à travers des personnes et on peut retracer le cheminement. À l’intérieur de l’Église catholique, c’est un petit groupe marginal au moment du Concile qui prend un engagement. Dans ce groupe il y avait une majorité d’évêques latino-américains et ils ont été très cohérents. Parce que d’une part, ils avaient leur inspiration religieuse et, d’autre part, l’expérience concrète des conditions de vie déplorables des gens. D’ailleurs, très souvent, ceux qui ont pris cet engagement, ont renoncé à leur palais et ils les ont vendus pour aller vivre plus modestement parmi les gens.

– Ce que je trouve fascinant, c’est ce qui précède la Théologie de la libération et le Concile Vatican II, cela provient de l’Europe francophone, l’Action catholique Joseph Cardijn, les prêtres ouvriers proviennent des dominicains : Jean-Marie Lebret, Marie-Dominique Chenu, Yves Congar et du Québec, Gérard Cambron, l’implantation de l’Action catholique au Brésil par les Pères de Sainte-Croix à Sao Paulo dès 1946. Lebret enseigne à Sao Paulo à la demande du gouvernement brésilien tout de suite après la guerre avec son organisation Économie et humanisme, c’est lui le père du concept de développement endogène. Les Dominicains francophones ont été des précurseurs et ils ont été mis à l’index par Pie XII avant le Concile. Aujourd’hui, cette fronde en provenance du monde francophone s’est complètement éteinte.

J’exprimerais une nuance. Selon moi, il s’agit d’une autre filière qui a des sources qui remontent à la fin du XIXème et au début du XXème siècle. Dans différents pays, il y a eu des mouvements de christianisme social. En Allemagne, il y a eu les chrétiens de Gauche, ça existait en France, et aussi dans l’Ouest canadien. Aux États-Unis et au Canada anglais, il y a eu le Social Gospel, l’Évangile social. C’était un mouvement avant tout protestant qui a entrainé la participation de courants devenus aujourd’hui très conservateurs, les Baptistes entre-autre. Au Canada, au commencement du NPD, lors de la création du CCF, Commonwealth Cooperative Federation, ce sont des pasteurs anglophones de gauche de l’ouest et des syndicats d’ouvriers et d’agriculteurs. Certains pasteurs ont été élus comme députés. Woodward, le seul pacifiste élu à la Chambre des communes a refusé la participation du Canada à la Seconde guerre mondiale. Il a quitter l’Église méthodiste parce que la chicane était pris entre lui qui se liguait avec les syndicats ouvriers et les patrons qui étaient méthodistes et qui finançaient l’Église. Il a été le premier député CCF élu. Il y a eu différentes filières, mais la Théologie de la libération passe par la Théologie allemande et la recherche historico critique. Les principaux théologiens de la libération vont étudier en Europe et il est frappant de constater que autant Gutierrez que Alves cite Ernst Bloch. Comme ils s’inspiraient de Théologiens protestants cela a suscité la méfiance des autorités romaines, en plus des idées sociales qui aux yeux de la hiérarchie les rapprochaient des communistes. Les prêtres ouvriers qui ont fondé le CAPMO se situaient aussi dans cette mouvance et la Théologie de la libération les rejoignait.

– L’Équipe Calama au Chili, à ses début, avec les Chrétiens pour le socialisme, trouve que Gustavo Gutierrez n’est pas assez radical et qu’il est trop conciliant avec le système capitaliste. Les plus marxistes vont dénoncer la Théologie de la libération comme étant un courant réformiste à l’intérieur de l’Église, (réformiste au sens marxiste).

– Où peut-on situer le Pape François dans l’ensemble de ce panorama ? Comme il a choisi son nom en l’honneur de François d’Assise, l’option pour la pauvreté, comment le situer par rapport à la Théologie de la libération ?

Pour ce que j’en sais, il a en quelque sorte réhabilité la Théologie de la libération. Il a reconnu sa place dans l’Église. Maintenant, ce qu’on en dit dans le Dictionnaire historique de la Théologie de la libération, il appartient davantage à un courant qui s’est développé en Argentine qui s’appelle la Théologie du peuple. Elle est très orientée vers la religiosité populaire, en même temps que la recherche de la justice sociale alors que la Théologie de la libération est une lecture historico critique de l’Évangile et c’est la dimension libératrice de l’Évangile que les animateurs des communautés ecclésiales de base essayaient de partager avec les gens à partir de leur réalité, (le fameux voir-juger-agir). L’une des grandes figures de la réflexion biblique dans les communautés de base, c’est un carme hollandais qui a passé sa vie au Brésil, Carlos Mester. Lors d’une rencontre de Théologie de la libération, il a dit qu’il y avait la communauté, la réalité de la communauté et la Bible, pour autant qu’un texte biblique pouvait aider la communauté à saisir sa réalité et à orienter une action pour la transformer.

– Donc, ce n’est pas forcément la religion qui est mise au premier plan ?

C’est une conception de la religion qui est davantage un mouvement, comme au début du Christianisme, qu’une religion instituée autour des sacrements et des rituels. C’est un mouvement qui a une inspiration religieuse. Ce n’est pas une institution qui a défini à l’avance ce à quoi il faut adhérer : doctrines, rites, observances, et ainsi de suite.
La Théologie de la libération semble avoir un côté plus engagé que les religions instituées ?

– Au Brésil, encore aujourd’hui, même s’il y a une certaine défection de l’Église catholique en faveur des Églises évangéliques, le fait sociologique massif, c’est que l’immense majorité de la population est croyante, voire hyper croyante, même superstitieuse, avec des syncrétismes de tout ordre. Alors le problème auquel les théologiens et les pasteurs étaient confrontés n’est pas l’athéisme, mais plutôt quel sens donner à cette foi qui représente un potentiel immense de transformation ou de stagnation social. Par rapport à l’Église catholique romaine, avant le Concile, les gens ordinaires qui avaient la foi ne comprenaient rien aux codes, lois et rituels, ils étaient dans une compréhension magique du phénomène religieux et cherchaient à se concilier les faveurs des différents saints tout en évitant le courroux divin. C’est pourquoi la Théologie de la libération était aussi une théologie populaire qui cherchait à donner sens aux enseignements et à incarner dans leur réalité les valeurs de l’Évangile. Mais les communautés de base n’étaient que des groupes de ressourcement religieux. À travers leurs échanges, il abordaient les problèmes de leur communauté et ils essayaient de définir des actions à entreprendre à l’intérieur de la communauté.

C’était toujours des problèmes assez concrets. Par exemple, dans des favelas, il pouvait s’agir d’avoir l’électricité, l’eau courante, l’éclairage des rues, l’enlèvement des ordures, une cuisine collective, une garderie, une école, un autobus, etc. S’organiser ensemble pour régler ces différents problèmes les amenaient à faire des réclamations auprès des pouvoirs municipaux et ils faisaient leur éducation politique en apprenant à revendiquer leurs droits collectifs. Ensuite, il prenaient conscience de l’inertie et de la corruption des autorités politiques qui se trainaient les pieds pour leur venir en aide. Cela les a incités à élire des représentants issus de leur communauté, davantage à l’écoute des besoins du milieu.

Parfois, ce sont des problèmes dramatiques. La seule communauté de base à laquelle j’ai assisté, c’était en périphérie de Mexico, c’était un prêtre américain qui s’était installé là, qui s’était fait un appartement dans le jubé de l’Église, qui gagnait sa vie en donnant des cours d’anglais, et qui passait sa vie à s’engager avec les jeunes du milieu. La communauté de base partageait avec lui un problème majeur. Il y avait une croix en bois avec des petits papiers avec des noms écrits dessus à la main. C’était des jeunes qui étaient décédés suite à des combats de gang, des vengeances pour dettes de drogue ou victime des balles de la police. Nous étions estomaqués devant cette croix. Le prêtre l’a tournée de bord et elle était remplie avec d’autres noms. Alors quand la communauté se réunissait et lisait ensemble un texte biblique, cette réalité de la violence qu’ils subissaient était présente dans leurs réflexions. Comment amener une reprise en main de la communauté dans un tel climat de violence à travers des choses très concrètes ? Des réunions de voisins pour régler des problèmes, des partages sur le rapport aux jeunes, les rapports avec les chefs de gangs et avec la police corrompue. C’était lourd comme situation.

– Ce qui m’a frappé dans les textes que nous avons lus, il y en a deux en particulier, le huit et le dix. « Les yeux clairs, le teint bronzé, l’océan bleu et la calme lagune, la nuit qui apporte le jour, tout cela, c’est « l’apéritif » qui, dans l’aujourd’hui d’oppression, de souffrance, de pain rare, où il y a peu de liberté et beaucoup de terreur, crée le goût érotique de la vie et l’attente ardente d’un nouveau lendemain libérateur. » Cela me fait penser aux luttes que nous menons contre la pauvreté et l’exclusion sociale. C’est un peu ce que nous faisons aujourd’hui.

C’est la contribution la plus originale de Rubem Alves par rapport à d’autres qui sont très axés sur l’analyse dramatique des luttes et des situations tragiques portées par les milieux populaires. Alors que lui il porte ce goût érotique de la vie. Autrement dit, ce n’est pas parce qu’on est engagé, que la vie n’est pas belle. Les relations exceptionnelles que l’on peut développer dans l’action collective, même si dans les milieux populaires nous n’avons pas accès aux grandes manifestations qui coûtent chers, les spectacles et les matchs sportifs professionnels, il reste qu’il y a plein de choses dans la vie qui sont belles. Alves soulève l’émerveillement de l’expérience esthétique devant les beautés de la nature. Il implique aussi la dimension du corps contrairement à la plupart des religions qui sont ascétiques et nient la dimension corporelle de l’existence humaine. Surtout lorsqu’on pense au contexte où il a écrit ça, il fait preuve d’une vitalité intérieure exceptionnelle. Il venait d’être trahi par les gens de son Église et il était en exil.

Moi, c’est la septième que j’ai retenue : « L’espérance chrétienne… cherche comment les choses pourraient mieux aller dans le monde, avec plus de justice entre les hommes; car elle a l’assurance que les choses les meilleures et la justice de Dieu vont venir. » Quand je me suis impliqué au cours des dernières années dans les organismes communautaires, j’ai toujours été confronté au même obstacle : c’était l’austérité. Les gens étaient centrés sur le fait que c’était dur et qu’il n’y avait pas de solution, il n’y avait que des injustices. L’une des solutions proposées de temps à autre était de se concentrer sur ce qui était possible, sur ce qui allait fonctionner. C’est quelque chose qui est questionnée dans les groupes populaires parce qu’on semble tenir fortement à cette stratégie de penser que cela irait mieux et que les injustices allaient disparaitre d’elles-mêmes. Je suis content que tu aies parlé de l’espérance dans ta présentation car c’est une dimension importante qu’il faut avoir pour durer dans l’engagement. Il y a longtemps que je m’étais proposé de lire sur le Principe espérance et je ne l’ai pas encore fait. Suite à cette activité, j’ai le goût d’approfondir ma recherche sur ce thème.

Comme je l’ai dit, Bloch, traduit de l’allemand au français est très difficile à lire, mais il existe une petite synthèse écrite par Laënnec Hurbon. C’est accessible. C’est un philosophe ou un théologien haïtien.

– Le dernier texte que nous avons lu : « Ce n’est qu’en plongeant ses racines dans les classes marginales et exploitées, ou plutôt en surgissant de ces classes mêmes, de leurs intérêts, de leurs aspirations, de leurs luttes, de leurs catégories culturelles que se forgera une Église du peuple qui fera entendre le message évangélique à tous les hommes et apparaitra comme un signe de la libération du Seigneur de l’histoire. » J’ai aimé ce texte parce que les pauvres sont importants. Lorsqu’on prend le temps de parler avec ces gens qui sont exclus, on s’aperçoit qu’ils sont aussi importants et qu’ils font partie de la société autant que les autres.

Cela s’est traduit dans un slogan : « L’option préférentielle pour les pauvres. » Cette option s’est ensuite élargie lorsqu’on s’est aperçu qu’il y avait d’autres points d’oppression que les inégalités socioéconomiques. La race, l’ethnie, les Premières Nations à travers les Amériques, le genre, toutes les formes d’intolérance et de discrimination. Yves avait rendu compte dans un article publié dans une revue religieuse d’une rencontre Inter ecclésiale des communautés de base au Brésil où il y avait également des communautés de base protestantes. Il y avait aussi des participants des religions afro-américaines. Ils sont ouverts à prendre compte et à dénoncer les rapports de domination homme-femme, ainsi qu’entre les gens de couleurs et les blancs.

– On peut aussi mentionner l’Éco-théologie avec Leonardo Boff qui considère que la Terre-Mère est l’exploitée parmi les exploitée.

 

Évaluation de la soirée

– J’ai beaucoup aimé ça parce que j’ai appris des choses que j’ignorais. J’ai trouvé ça très intéressant. Je vais conserver avec moi les textes car ce sont des phrases inspirantes pour la société d’aujourd’hui. J’aimerais en laisser traîner dans des endroits publics pour sensibiliser les gens là-dessus.

– On se trouve à avoir fait le pont avec la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb il y a 525 ans, mais celui-ci était beaucoup plus pour les rois catholiques.

– Au moment du 500ème anniversaire, il y a eu des écrits de la théologie de la libération pour relire la conquête des Amériques du point de vue des opprimés.

– J’ai trouvé la formule d’animation très agréable à vivre. Je trouvais que c’était nourrissant pour la discussion d’avoir un paquet d’exemples et cela nous permettait de couvrir une grande période historique de façon structurée. Ce serait une formule à réutiliser dans le futur.

– C’est rare que nous couvrons une période de 500 ans en deux heures.

– J’ai trouvé ça extrêmement intéressant et j’ai appris beaucoup de choses. Pédagogiquement, c’était fort intéressant. Cela mériterait d’être développé et repris. Ce qui m’interpelle un peu, c’est ici, à ce moment de l’histoire, chez-nous, est-ce qu’il y a moyen de repérer ces traces libératoires potentielles ? À l’échelle des individus, mais peut-être aussi à l’échelle des communautés et des groupes. Où est-ce que nous pouvons regarder ici aujourd’hui pour s’apercevoir de quelque chose qui ressemblerait à ce que tu nous as décrit globalement comme étant une inspiration libératrice à partir d’une lecture sociologique de la réalité avec l’inspiration religieuse qui vient s’insérer là-dedans ? Comment faire pour que cela prenne forme ici ? Je t’en remercie.

La Théologie de la libération est un mouvement qui continue dans une pluralité grandissante avec une nouvelle génération de théologiens et de théologiennes qui se lèvent. L’environnement, la diversité sexuelle et le pluralisme religieux sont de nouvelles thématiques à l’ordre du jour. Ici au Québec, les groupes de défense collective des droits rejoignent actuellement les actions contre le racisme à Québec, c’est très porteur. Ce que je m’aperçois, c’est que les groupes de Québécois qui veulent être solidaires avec les immigrants sont mal-à-l’aise avec les questions spirituelles. Alors que selon moi, la spiritualité peut être une clé interculturelle exceptionnelle pour établir des contacts humains plus profonds. Selon moi, une clé doit servir à ouvrir des portes, pas à les fermer.

Merci Gérald !

 

Contenu

Partager sur