#267 – L’Utopie du possible, la Théorie de la société civile

La Théorie de la société civile

L’Utopie du possible, la Théorie de la société civile

Entre l’oubli de soi des régimes totalitaires et celui des autres du capitalisme triomphant, la Théorie de la société civile offre une voie mitoyenne où l’interdépendance des êtres, conscients de leur rôle indispensable dans l’histoire, construit un contrepoids aux pouvoirs de l’État en assumant la part de responsabilité correspondante à l’espace de leur citoyenneté, condition première de leur liberté retrouvée. Autrement dit, il n’y a pas de liberté réelle sans engagement dans la communauté. Il faut sortir du rôle d’observateur passif afin d’ouvrir les espaces du possible à de nouveaux lendemains. L’utopie du possible réside dans cette connaissance partagée du bien commun que tous et toutes accepteraient de servir loyalement sans étroitesse d’esprit. Mais, nous semblons empêtrés dans le chacun pour soi, prisonniers de la société de marché, incapables de s’affranchir de la peur qui nous tenaille et interdit le partage des biens. Mais comment fonder ce sentiment d’appartenance au projet historique, affranchis des chaines de l’esprit qui nous retiennent isolés les uns des autres ?

La réalité de notre condition humaine, passage éphémère sur la Terre, nous relie à l’ensemble de l’humanité, passé, présente et à venir. Devenir conscient de cela, c’est ouvrir la porte de la spiritualité, passeport qui nous délivre de notre égocentrisme maladif qui enferme nos esprits. Mais comment apprendre la confiance lorsqu’on a si souvent été trompés et inventer un chemin pluriel où chacun, chacune, pourra exprimer et développer son plein potentiel humain dans la reconnaissance mutuelle ? L’homme nouveau et la femme nouvelle demeurent la condition première du changement social qui ne saurait être sans l’affranchissement du règne de l’argent et la redécouverte de la dignité sacrée de chaque être humain. Bien misérable est celui qui pense que l’argent représente le but de l’existence et la mesure de chacun. Nous habitons encore une fois dans les ténèbres d’un nouvel absolutisme. Après les démons des sociétés primitives, la menace de l’enfer des sociétés traditionnelles et la tyrannie de l’utopie de ceux qui prétendaient établir un ordre définitif sur Terre, nous voici à nouveau confrontés à l’utopie scientifique qui cherche à s’accaparer tous les secrets de la nature en omettant la seule force capable de nous libérer de nous-mêmes, l’Amour du prochain et de celui qui est au loin, victime de ce carnage. Si nos actes témoignent de nos paroles et de nos sentiments les plus profonds, souhaitons que l’humanité reprenne sa longue marche sur ses propres sentiers, loin des chimères des riches et des puissants.

Yves Carrier

 


 

Table des matières :

Origines d’un parcours intellectuel
 Du citoyen à la société civile
Au fond d’un chaudron
Histoire et salut
 Comme une balle de tennis

 


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Origines d’un parcours intellectuel

Il y a toute une pratique de la société civile qui existe déjà. J’ai simplement essayé de la mettre sous une forme théorique en m’informant sur les principales expériences qui ont été menées à travers le monde. Alors je pense qu’il est important de parler du cheminement. Ce que j’ai découvert c’est que le lien entre la théorie et la pratique n’est pas un lien direct ou nécessaire car s’efforcer à faire ce lien revient à exercer une espèce de violence symbolique. C’est-à-dire qu’on oppose théoriciens et praticiens. Comment mettre en lien la théorie et la pratique ? C’est par le cheminement personnel que ce lien peut s’effectuer. Cheminement autant spirituel qu’intellectuel que l’on doit effectuer pour rechercher la vérité, c’est-à-dire la théorie qui va nous servir pour aller dans la pratique sociale. Donc, c’est l’être en tant que tel qui fait le lien entre le vouloir, le vouloir agir, et le connaître. J’ai découvert cela avec le philosophe français Maurice Blondel. Il avait le défaut de vouloir être un philosophe chrétien, quoique sa thèse était rigoureusement philosophique. Il a passé le reste de sa vie à défendre sa thèse face aux chrétiens qui critiquaient son point de vue phénoménologique lié à l’existentiel et à la coopération, à l’expérience et au vécu.

Mon cheminement personnel commence en Afrique, à la fin des années 1960, où j’ai passé deux ans à Madagascar comme coopérant. Après cette expérience, j’ai voyagé dans plusieurs pays africains dont l’Afrique du sud. Je suis revenu de ce périple transformé et nationaliste. Je me demandais pourquoi le Québec n’était pas indépendant alors que les nations africaines l’étaient depuis peu avec bien moins de moyens que nous n’en avions. Nous savons aujourd’hui que ce furent des indépendances réalisées sous le joug du néocolonialisme. Comme disait un paysan congolais : « Le propriétaire est parti, mais le gérant est resté. » Le gérant africain remplaçait le propriétaire français.

Quand je suis revenu d’Afrique, je me suis intéressé au nationalisme, mais je me suis vite rendu compte que le Parti Québécois n’allait pas très loin dans sa réflexion. Il me fallait plus que ça. En fait, il fallait faire la révolution au Québec et au Canada. C’est alors que je suis devenu membre du Parti communiste du Canada, son numéro 2 à Québec. J’étais chargé du milieu étudiant. J’ai beaucoup appris à travers ça, mais on se rend compte peu à peu que le communisme c’est une idée chrétienne qui est devenue folle. C’est Mgr Marcel Camus, un évêque français qui disait cela. Cette idée oubliait des questions importantes comme celle du pouvoir. En opposant bourgeoisie et prolétariat, elle engendrait toujours plus de violence parce que la manière dont elle aspirait au pouvoir, demandait encore plus de violence pour s’y maintenir. Alors c’est la question de l’utilisation de la violence comme moyen d’action qui m’a fait renoncer à cette doctrine.

Ensuite, j’ai cherché autre chose et c’est par le biais des Amis de la Terre de Québec, par l’écologie humaine et politique prônée par Murray Bookchin, un anarchiste écologiste américain qui vivait dans le Vermont (mort en 2006), (Murray Bookchin et l’écologie sociale, chez Écosociété, 2013). Il disait : « Ni réforme, ni révolution, mais substitution. » Ce qu’il signifiait par là, c’est que la société civile devait prendre beaucoup plus de place et faire en sorte que peu à peu elle prenne plus d’ampleur dans la société. Une reformule qui résume cela, c’est que nous devons revendiquer tous les pouvoirs qui nous reviennent et que nous sommes en mesure d’exercer. C’est l’une des formules que j’utilise lorsque je parle de la Théorie de la société civile. Je me suis intéressé à ces questions et j’ai tenté dans une thèse de maîtrise de pouvoir théoriser cela, mais je ne possédais pas tous les instruments théoriques nécessaires pour construire une véritable Théorie de la société civile, une théorie nouvelle. J’étais proche des Amis de la Terre, et du marxisme, mais cela n’allait pas assez loin.

C’est au niveau doctoral que je me suis intéressé à la Géographie structurale ou la Théorie de la forme urbaine. Étant géographe, il fallait que l’espace soit une dimension fondamentale d’une théorie de changement social. En géographie, l’espace est tout simplement décrit comme un substrat matériel dans lequel les sociétés évoluent. Donc, il ne joue pas un rôle très important. Mais avec la Géographie structurale et sa Théorie de la forme urbaine, théorie fondée par le professeur Gilles Ritchot de l’Université Laval, j’ai découvert que l’on pouvait parler de l’espace comme une dimension fondamentale d’une théorie de changement social. Celui-ci avait aussi un autre but qui est d’éviter la violence. Dans la mesure du possible, il faut chercher à faire l’économie de la violence même si elle est souvent inévitable et même si les classes dirigeantes essaient de susciter la violence afin de discréditer le mouvement social. Il fallait que je trouve un moyen pour résoudre le problème de la violence et cela m’a amené, tout agnostique que j’étais, à une relecture de la Bible par le biais de René Girard (décédé en novembre 2015). Ce dernier essaie d’analyser et de comprendre les origines de la violence dans la société. C’est à partir de là que j’ai pu vraiment fonder une Théorie de la société civile. J’aurais pu prendre comme base théorique le socialisme et le développer de façon plus moderne, mais à cause de la dérive autoritaire qu’a connu le socialisme, j’ai fait le choix de m’intéresser à la société civile. D’ailleurs, dans ses premières œuvres, dans sa critique de Hegel, Karl Marx portait la société civile aux nues. C’est en observant l’opposition existante entre bourgeoisie et prolétariat qu’il a un peu délaissé ce concept de société civile, mais celle-ci a continué à exister dans la Doctrine sociale de l’Église, surtout à partir de Léon XIII et le commencement des encycliques sociales. Lorsque je suis venu au CAPMO en 2002, j’ai senti qu’il y avait une ouverture envers les idées que je défendais dans la Théorie de la société civile.

 


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Du citoyen à la société civile

Je vais vous passer un tableau qui explique comment on évite, de façon théorique, le problème de la violence. Comment on peut essayer de faire cela? Alors qu’est-ce que la société civile ? C’est la sphère de relations que les citoyens tissent entre eux, relations de tous genres, sportives, etc. Par exemple, dans certains pays où il y avait un parti unique, où il y avait une dictature, les rencontres sportives étaient des occasions de se réunir pour discuter clandestinement de politique et la façon pour la société civile d’exister, c’était les clubs de soccer. Il existe une infinité de moyens pour développer la société civile qui est le lieu du bien commun. C’est le lieu de l’organisation des citoyens, c’est le lieu de la famille qui est la trame de la société civile, ce n’est pas la société civile elle-même, mais c’est la trame. Ce sont toutes les organisations que les gens tissent entre eux au point de vue économique, culturel, religieux, politique, etc. C’est cela la société civile. La société politique, c’est la sphère de l’État, de son administration, de ses différentes structures et des liens qu’elle a avec l’ensemble des citoyens.

Ici, j’ai établi un tableau (voir au verso) selon une dialectique de force et de formes. Les forces ce sont des classes sociales, les individus, les familles, les groupes, etc. Elles se situent du côté concentré de l’État avec l’État régalien, c’est le monopole de la violence qui est exercé par l’État qui a le pouvoir de sanctionner la société civile et les citoyens. C’est ce qui s’appelle la coercition. Si nous restons au niveau des forces, le type de relations peut être violent puisque fondé sur des affrontements. Ce sont des gens qui se contrarient. Si on se transporte au niveau des formes, la société politique est le lieu où l’on organise le consentement des citoyens à la domination et au contrôle de l’État. Parce que l’État, selon Antonio Gramsci qui aurait pu fonder une Théorie de la société civile s’il n’était mort dans les prisons de Mussolini. Pour lui, l’État correspond à deux choses : la coercition par les forces de l’ordre et l’armée, les relations internationales, les frontières, etc.; et le consentement organisé des citoyens à l’existence et au contrôle de l’État. C’est la partie administrative où l’on distribue le bien-être social par exemple. Ce sont des rapports de type culturel, économique et politique.

 

 Selon saint Thomas d’Aquin, la société civile possède sa propre finalité qui est la recherche du bien commun de l’ensemble des citoyens. Marcil de Padoue qui est d’ailleurs l’un des fondateurs du concept de société civile, dans son livre : « Le défenseur de la paix », disait que : « Les citoyens ont davantage de moyens et de capacités de résoudre leurs propres problèmes que de laisser cela aux dirigeants de l’État. Parce que les citoyens sont eux-mêmes concernés par les problèmes, ils sont plus à même de trouver les solutions.» Évidemment il y a une prudence historique à avoir qui veut dire : 1—Ne pas répéter les erreurs du passé et 2—Penser à l’avenir.

Marcil de Padoue, vers 1328, a d’abord été chassé de France parce qu’il était un aristotélicien de gauche, si nous pouvons parler comme cela pour l’époque. Au début, Thomas d’Aquin a proposé des choses très intéressantes, par le biais d’Averroès, et Marcil de Padoue a poussé plus loin la logique d’Aristote, ce qui déplaisait à l’Église. En passant, saint Thomas d’Aquin a lui-même été condamné deux fois par l’évêque de Paris et c’est le pape qui est venu à son secours. Marcil a eu le même problème, sauf que lui a été obligé de s’exiler à Padoue qui avait une université défendant des idées avant-gardistes pour l’époque. Padoue était sous la domination de Venise et dans la république vénitienne, il y avait beaucoup plus d’ouverture sur le plan des sciences et de la politique. Marcil de Padoue parlait de la prudence, qu’il y avait trois types de prudence. 1—La prudence des chefs et des dirigeants, sauf qu’à partir d’un certain point, ils ont tendance à défendre leurs propres intérêts; 2 — Vient ensuite la prudence du peuple, comme ce sont eux qui sont aux prises avec les problèmes, ils peuvent trouver les moyens de les résoudre ; 3 — Le troisième type de prudence, c’est la prudence historique qui consiste à connaitre le passé pour ne pas commettre les mêmes erreurs. Marcil de Padoue est appelé : El defensor pacis, le défenseur de la paix.

 


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Au fond d’un chaudron

Le second tableau m’est apparu alors que je lavais des chaudrons dans les cuisines de l’Hôtel Hilton à Québec où j’ai travaillé pendant 35 ans. Tout en travaillant, j’ai poursuivi des études universitaires jusqu’au doctorat en géographie. Tout en lavant des chaudrons mécaniquement, je réfléchissais et tout à coup ce tableau m’est apparu. Je me suis dépêché de le mettre sur papier, parce qu’il s’agit d’une intuition de l’histoire de la société civile ou de la société à travers différentes variables à partir de la société primitive que l’on devrait appeler première ou originelle, jusqu’à aujourd’hui. Alors, la société a traversé différents paradigmes. Je vais vous donner deux exemples de ce que c’est un paradigme. Avant Lavoisier, un grand chimiste qui n’a pas survécu à la Révolution française, on croyait que l’air était un élément pur. Alors toutes les recherches scientifiques qui se faisaient sur l’air partaient de ce paradigme là, de cette croyance ou de cette fausse vérité. À partir du moment où l’on a découvert que l’air était un composé de différents gaz, on assiste à une révolution scientifique. Un autre exemple, c’est lorsque Karl Marx affirme que le seul moyen de résoudre la lutte des classes entre bourgeoisie et prolétariat, c’est la dictature du prolétariat. C’est un autre paradigme d’ordre social, mais il y en a encore qui y croient. La lutte des classes demeure de toute façon quelque chose d’inévitable.

Alors ce tableau part du paradigme social de l’ordre sublunaire, l’ordre préexistant dans l’univers et dont parlait Aristote d’où découle un esprit d’orthodoxie et nous allons vers un nouveau paradigme qui s’aperçoit qu’en fait, c’est le chaos de l’Univers qui engendre l’ordre et qu’il faut une part de chaos et de désordre pour que l’ordre soit maintenu. Un bon exemple de cela c’est le communisme qui croit régler les problèmes de la société en y ajoutant toujours plus d’ordre. C’est très ordonné, c’est très planifié. Mais on se rend compte que cela engendre un désordre encore plus grand. Donc, il faut préserver une dose homéopathique de désordre dans la société. Donc, les choses ne peuvent pas être parfaites ou décidés une fois pour toute.

TABLEAU 9 : VARIABLES DE LA SOCIÉTÉ

PARADIGMES

SOCIÉTÉS

DISCOURS

ORDRES

POUVOIRS

LÉGITIMITÉS

Du mythe

Primitive

Mythique

Égalitaire et cohérent

Diffus

Extrinsèque: mythe

(du début)

(Déstabilisation)

Prophétique

     

Ordre de l’univers

Traditionnelle

Religieux et totalitaire

Inégalitaire et cohérent

Concentré: autorité morale et charisme

Extrinsèque: Dieu

Ou

(Laïcisation)

       

Esprit

d’orthodoxie

Bourgeoise

Rationnel et démocratique

Inégalitaire et

incohérent

Concentré: direction et compétence

Intrinsèque: dans la société

(à la fin)

à l’utopie

Moderne:

– progressiste et socialiste;

– fasciste ou réactionnaire;

– consommation dirigée

– postmoderne?

Totalitaire et techno-scientiste

dialectique et utopiste; mythique (paranoïde); avoir et paraître

intégriste

Égalitaire en apparence et incohérent

(schizoïdie)

Concentré: le Parti

le marché

Intrinsèque mais ébranlée

NOUVEAU PARA-DIGME

SOCIÉTÉ

CIVILE

       

Chaos de

l’univers,

complexité,

ouverture

Renouvelée,

démocratique, multiforme, autonome

Critique et responsable

Ordre du possible et cohérence accrue

Pouvoir rediffusé dans la

société

Intrinsèque: valeurs de la citoyenneté, et bien

commun

L’utopie consiste à croire qu’à partir du moment où l’on instaure un certain ordre dans la société, tout va bien aller. C’est pas vrai parce que les gens souhaitent demeurer libres. Fondamentalement, la liberté compte davantage que le bonheur promis par un régime quelconque. Alors les différents types de sociétés, nous passons de la société primitive à des société civiles, renouvelées, démocratiques, multiformes. À chaque moment, pour passer d’un type de société à un autre, il se produit une crise ou une catastrophe. D’ailleurs on s’inspire beaucoup dans la Théorie de la forme urbaine de la Théorie des catastrophes. À un moment donné, dans un système donné, certaines variables quantitatives s’accroissent tranquillement jusqu’à un certain point où un désordre, un déséquilibre, nous fait changer de système. Cela nous donne une idée de ce que nous devons faire si nous souhaitons le changement social. D’une société à l’autre, les discours évoluent. Le discours mythique est ce qui préside à la société primitive, puis apparait le discours prophétique qui tente de corriger le discours mythique qui s’est dévoyé afin de rétablir la justice sociale. Par exemple, Pierre Clastres rapporte que chez les Tupis Guaranis, lorsque le pouvoir des chefs est dévoyé et qu’il devient trop important par rapport à ce qu’il doit être, lorsque les chefs ne se contentent plus d’être les porte-paroles des volontés du peuple, à cause du prestige accumulé qui se traduit en pouvoir, à ce moment se lève un prophète qui essaie de ramener les choses dans l’ordre. Mais chez les Tupis guaranis le processus a été interrompu à cause de l’arrivée des blancs.

C’est un peu ce qui s’est produit en Iran. Le Shah dévoyait la société traditionnelle iranienne dans un modernisme fondé sur l’enrichissement des classes dominantes, alors Khomeiny est intervenu avec un prophétisme qui consistait en un retour aux valeurs traditionnelles de la religion. C’est un phénomène récurant que l’on peut observer souvent dans l’histoire à des degrés divers dans les sociétés. Pour moi, il est clair que le gens de Charlie Hebdo sont des prophètes. Il existe de nombreux exemples de prophétisme, comme Berta Caceres au Honduras qui s’est levée pour défendre la Terre-Mère et son peuple. Le prophétisme consiste en un désir de revenir à un ordre favorable au peuple. Maintenant, le danger de cela, c’est que parfois ils deviennent prophètes pour eux-mêmes. C’est ce qui s’est produit en Iran finalement. Alors les discours changent selon les sociétés. La société traditionnelle qui est dominée par un discours à la fois religieux et politique. C’est un peu ce que nous avons connu au Québec avant 1960, avant la Révolution tranquille. C’est-à-dire que le religieux et le politique s’entendaient très bien sur le dos du peuple pour le contrôler. Dans la société bourgeoise, c’est plus rationnel et démocratique, la science entre en ligne de compte et l’on conteste les pouvoirs féodaux. La société moderne, c’est le 20ème siècle essentiellement, qui se présente de différente façons, du fascisme au communisme, en passant par la société de consommation.

Ordre, égalité et cohérence, ce que cela veut dire c’est que dans la société première, tout le monde est égal et a une place même si chacun est différent. Donc, tout le monde a un rôle a joué. Inégalitaire, c’est lorsque apparaissent les classes sociales, mais la société demeure cohérente parce que dans la société traditionnelle, la religion disait aux riches d’aider les pauvres, de leur porter secours. Les pauvres existaient pour permettre aux riches de gagner leur ciel. Dans la société capitaliste, cela devient complètement inégalitaire et incohérent : « Les pauvres méritent leur sort, c’est de leur faute s’ils n’ont rien, et si moi je suis riche, c’est parce que je mène une bonne vie, que je suis vaillant et que je suis une bonne personne. » Cela correspond à la morale protestante qui est à l’origine de l’esprit capitaliste où Dieu rétribue chacun selon ses mérites. Max Weber et d’autres philosophes en parlent. Égalitaire en apparence et incohérent, cela définit la société communiste où les gens sont égaux, mais certains le sont davantage que d’autres. Ce que propose la société civile renouvelée, c’est l’ordre du possible et une cohérence qui s’accroit peu à peu.

Le type de pouvoir dans la société première est diffus, c’est-à-dire que le chef n’est que le porte-parole de la communauté. Cela me fait penser à un film d’Herzog, La forêt d’émeraude, qui se passe en Amazonie. Des blancs viennent demander au chef de la tribu de convaincre un blanc qui a été adopté par la tribu de revenir chez les blancs. Alors le chef dit : « Si je dis à un homme ce qu’il doit faire, je ne serai plus chef. » Cela exprime bien le rôle de porte-parole de la société sur elle-même. Aujourd’hui, dans nos sociétés modernes, le pouvoir est concentré, mais la société civile en faisant pression sur l’État en exigeant un État de droit parvient à ce qu’une partie de ce pouvoir soit rediffusée dans la société. Plus la société civile va prendre sa place, plus le pouvoir peut être rediffusé dans la société civile.

En ce qui concerne la légitimité et sa provenance, dans la société première elle vient des dieux et des mythes donc elle est extérieure à la société. La même chose pour la société traditionnelle, c’est Dieu qui a placé le roi là et l’évêque là et il faut obéir. Mais avec la société bourgeoise, on revient à une légitimité qui est dans la société. Donc à ce moment-là elle peut aussi être contestée et c’est ce qui est arrivé avec le communisme. Dans la société civile renouvelée, la légitimité demeure aussi intrinsèque à la société qui est fondée sur les valeurs de la citoyenneté et la recherche du bien commun.


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Hstoire et salut

 Puisque nous parlons de la valeur de la société, la prochaine étape que je vais aborder avec vous, c’est la valeur de la spiritualité et du politique. Ce tableau est inspiré d’un livre de Karl Lowith, juif allemand qui a commencé à écrire sous la dictature nazi pendant les années 1930. Il a été obligé de s’enfuir au Japon, puis au États-Unis où il a publié son livre : « Histoire et salut » qui n’a été traduit en français que très récemment. Il y a une phrase dans ce livre qui m’a frappé : « Dans la civilisation occidentale, deux choses ont influencé l’histoire. La première étant la réflexion devant le Christ crucifié et la seconde étant l’humanisme. » Ces deux tendances présentes à l’intérieur de la civilisation occidentale se sont affrontées tout au long des vingt derniers siècles. C’est ce qui m’a amené à faire ce tableau, page suivante, qui est un peu complexe, dans lequel j’essaie d’exprimer le point de vue politique en rapport avec la spiritualité et la société civile en même temps.

Deux remarques :
1—La Bible amène deux choses relativement nouvelles, elle traite chaque être humain comme un individu et un rapport direct s’établit entre chaque individu et la divinité. C’est ce qui ultimement conduit à l’individualisme. L’individualisme, tout comme le capitalisme et le communisme, s’y retrouve en germe.

2 — D’autre part, l’histoire y est comprise de façon linéaire avec un commencement, un déroulement et une fin. Cela conduit à une quête du salut. Celui-ci concerne l’au-delà, mais il peut aussi être rapatrié sur Terre par des utopies qui prétendent sauver le monde. C’est un peu cette idée qui est à l’origine du capitalisme.

Si vous observez le tableau, il est divisé en quatre cadrans. Dans les deux cadrans supérieurs, c’est l’individu qui est considéré, tandis que dans les deux cadrans inférieurs c’est le collectif qui prime. Ce qui est à droite du tableau, c’est l’influence de la divinité, c’est le Christ crucifié, c’est la foi chrétienne si l’on veut, et dans la partie de gauche, c’est l’humanisme développé par la bourgeoisie, la foi dans le progrès, le positivisme, la société de consommation, etc. À gauche, nous sommes dans une sphère où les besoins sont beaucoup plus importants, tandis qu’à droite les aspirations et la question de l’être est beaucoup plus importantes.

 Si nous prenons le cadran 1, cela concerne l’individu, l’avoir, la bourgeoisie, le progrès, le positivisme, c’est la société de consommation, capitaliste et bourgeoise. Dans la cadran 2, c’est l’influence de la religion, cela peut être l’intégrisme religieux ou le choc des civilisations ou la croyance en Dieu qui définissent la société. Dans le cadran 3, on s’oppose à la fois au capitalisme et à la religion. On y retrouve bon nombre de mouvements sociaux, le réformisme, le communisme, le socialisme, ces choses-là. Et dans le cadran 4, on retrouve la spiritualité, l’idéalisme et l’humanisme des valeurs, la providence et la foi, vécus sur un mode individuel et personnel. Chaque cadran correspond un peu à un type de société. Le cadran 1, à la société de consommation qui représente une régression par rapport au cadran 2 où collectivement on s’accroche à la religion, parfois de façon un peu aveugle. C’est la foi de l’enfance si l’on veut. Dans le cadran 3, on se révolte contre ces choses-là en s’efforçant de construire sa personnalité, son moi. Tandis que dans le tableau 4, on essaie de devenir autonome sur le plan de la pensée et sur le plan spirituel. Au centre, tous ces gens peuvent s’opposer, mais ce qui peut nous rassembler, c’est la société civile. Lorsqu’on est proche des valeurs du centre et que nous adhérons à des valeurs qui sont à la fois humaines, citoyennes et spirituelles, qui encadrent les relations que nous avons avec le politique, avec l’espace, le temps, ainsi que le travail et l’économie dans l’ordre indiqué par les flèches. Si l’ordre s’inverse, si c’est le travail ou l’économie qui devient plus important que le politique, ou encore que la spiritualité, nous sommes dans l’époque actuelle, dans une époque de noirceur et c’est cela qui nous menace. C’est contre cela qu’il faut lutter.

 


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Comme une balle de tennis

 Le dernier tableau que nous allons vous passer représente la situation de la société civile actuelle. Ce n’est pas un tableau mais une balle de tennis, une image trois dimensions de la situation actuelle. Si vous pliez la feuille, les lignes se rejoignent. Au commencement de l’histoire, au moment de la société première, il n’y avait pas encore d’État ou de religion, toutes les fonctions de la société étaient réunies en son sein. Avec le temps, des entités telles que le politique ou le religieux, et l’économie plus récemment, sont devenues indépendantes et elles se sont situées au-dehors ou au-dessus de la société civile. Il arrive même que quelques individus, quelques familles, une tribu ou un clan, prennent le contrôle sur l’ensemble de la société. Le clan Somoza, par exemple, au Nicaragua, la famille Bongo au Gabon, ou les 14 familles au El Salvador. Il y a des endroits où chacune des entités qui se trouvent au-dehors du centre de la société civile, prennent le pouvoir sur celle-ci. Alors, la société civile au centre représente des cultures, des valeurs, des savoirs, elle doit élargir sa sphère aux dépends des autres pouvoirs parce que cette lutte est dynamique et qu’il est très difficile de s’en sortir.

J’ai parlé très rapidement des champs disciplinaires qui ont inspiré cette Théorie de la société civile, de la Théorie de la forme urbaine et aussi de la Théorie des catastrophes et j’ai dit rapidement que cette dernière essaie d’examiner les formes de la société et les composantes de la société politique, économique et autres, pour tenter d’apercevoir sur quel point on peut appuyer quantitativement pour pouvoir amener un changement social ou une bifurcation amenant un changement de système. Il y en a qui vont parler d’environnement décisionnelle global ou encore de morpho-dynamique. L’idée est de savoir sur quel point appuyer pour amener un changement de régime. Ce que nous apprend la Théorie de la forme urbaine, c’est par le contrôle de l’espace qu’on contrôle la société grâce au contrôle de la rente foncière qui influence la plus-value. Par exemple, si nous prenons le cas des Plaines d’Abraham, c’est un lieu sacré, un sanctuaire historique, où il est interdit de construire des maisons ou d’établir des commerces. Par contre, tout ce qui se trouve aux limites des Plaines vaut excessivement cher. C’est ce qu’on appelle la valeur implicite, c’est-à-dire que les Plaines d’Abraham ont une valeur absolue qui est affective et historique, et tout ce qui est proche a un coût qui se réfère à cette valeur.

 

Plus on s’éloigne des Plaines, moins les terrains ont de la valeur. C’est pourquoi on va établir les usines en périphérie de la ville, étant donné que la rente foncière est peu élevée, l’on peut espérer une plus-value plus grande parce que la rentabilité de l’exploitation du travail est plus grande lorsque la rente foncière est faible. Donc, le contrôle de l’espace est extrêmement important. Cela détermine également les quartiers, c’est pourquoi vivre dans Montcalm c’est très cher et que les plus pauvres doivent quitter St-Roch. Cela explique les développements de la ville, la dynamique urbaine en quelque sorte.

Maintenant, que pouvons-nous faire ? Je crois qu’il y a des valeurs importantes et des stratégies pour développer la société civile. Premièrement, il faut que cette dernière se considère comme un sujet historique dans l’histoire. De la même manière que Marx a considéré que le prolétariat était le sujet historique qui permettait de faire avancer les choses en renversant la bourgeoisie en édifiant la dictature du prolétariat. Un militant de la société civile doit considérer celle-ci comme un sujet historique qui peut faire advenir le changement dans l’histoire, l’ensemble de la société dans ses diverses composantes, bourgeoisie et prolétariat. Il y a des exemples récents dans l’histoire, comme lorsque toutes les classes sociales se sont unies au Nicaragua pour en finir avec la dictature de la dynastie Somoza. Au Québec, on a vu des communautés entières se mobiliser pour sauver leur usine et les emplois qu’il y avait. Il y a des possibilités d’alliances dans la société civile qui sont extrêmement importantes.

Deuxièmement, la société civile doit posséder un discours pour elle-même. Il faut que nous développions notre propre discours et nos propres valeurs, notre propre idéologie dirais-je, pour défendre les valeurs citoyennes de la société civile.

Troisièmement, cela prend une certaine forme d’organisation, un mouvement pour pouvoir mettre cela en œuvre et s’appuyer quantitativement pour développer un rapport de force en faveur d’un changement qualitatif.

L’eschatologie, c’est la science théologique des fins dernières telles que vues par l’Église, c’est tout ce qui a trait avec l’idée de la fin du monde et d’un jugement final, de la venue du Règne de Dieu. Tandis que l’utopie, c’est le paradis qui est ramené sur Terre. Dans le projet de Thomas More, dont c’est le 500ème anniversaire cette année, l’Utopie est extrêmement organisée parce qu’elle est la représentation bourgeoise de l’ordre féodal qui devait être absolument changé. L’utopie serait une tentative de la société bourgeoise qui voulait essayer de régler les problèmes de la société féodale.

De nos jours, les forces économiques semblent devenues folles puisqu’elles ne répondent plus à aucune injonction des États. Il n’y a plus de guide, ni d’interdiction, la spiritualité fondée sur des valeurs citoyennes, des valeurs humaines, des valeurs qui nous transcendent, a été complètement évacuée. Nous sommes entrés dans ce que Bacha appelle l’ère du perpétuel présent, sans mémoire du passé ni projet d’avenir, indépendant du système et capable de susciter l’espoir. C’est la qualité du temps qui nous est proposé aujourd’hui. Nous vivons dans le présent en consommant immédiatement sans se soucier de l’avenir ou se remémorer le passé. Nous sommes enfermés dans le présent, sans possibilité de réfléchir à partir du passé, mais aussi d’entrevoir l’avenir. Il faut réagir à cette notion corollaire de la surconsommation.

Le CAPMO pourrait devenir porteur d’un projet de société et de spiritualité parce qu’à mes yeux les deux sont liés. On ne peut pas contrer le pouvoir économique tel qu’il se présente et la violence si on n’a pas des valeurs qui se tiennent et qui peuvent alimenter une pensée politique. Non seulement la pensée politique, mais tout le reste aussi.

J’aimerais que tu approfondisses ce que tu disais à propos de la spiritualité en approfondissant les liens qui existent entre l’individuel et le collectif dans ton tableau à quatre cadrans. Cette Théorie de la société civile pourrait devenir l’un des axes de positionnement du CAPMO, c’est-à-dire que nous pourrions faire quelque chose en rapport avec cela.

Effectivement, d’après Scott Peck, dans son livre : « Ainsi pourrait être le monde », il donne quatre phases spirituelles qu’on retrouve dans les cadrans. Le cadran 2 est celui de la religion, de celui qui adhère à une religion ou à un culte en toute confiance, mais il a quand même des valeurs. Tandis que le cadran 4 c’est une spiritualité qui se permet de choisir une religion ou non, qui peut être athée, et qui est autonome. Il est mature et capable d’effectuer des choix par rapport à ce qui va et ce qui ne va pas dans le discours d’une religion, parce que toutes les religions sont porteuses d’une spiritualité. Une religion c’est en quelque sorte un véhicule de la spiritualité. Maintenant, il faut regarder qui est au volant et dans quelle sorte de véhicule est-ce que nous embarquons. On peut aussi choisir de marcher à pied sur le chemin de la spiritualité. Toute la question est de faire la distinction entre le véhicule et le but que nous voulons atteindre, le chemin qu’on doit prendre. C’est un peu cela la religion. Il faut avoir beaucoup de discernement. J’aimerais vous lire une citation d’une religieuse brésilienne Ivone Guevara qui donne une définition de la spiritualité que je trouve remarquable.

« J’entends par spiritualité le mouvement le plus profond de l’être humain, mouvement qui le maintient dans le désir de vivre, dans le sens de son existence, dans la capacité de s’ouvrir aux autres et de les aider. J’entends par spiritualité cette énergie qui nous fait bouger, qui nous fait chercher l’amour et la justice. J’entends par spiritualité l’attirance et la passion capables de nous faire sortir de l’individualisme en vue de notre bien et du bien des autres. J’entends par spiritualité la soif de vouloir un monde dans lequel tous les êtres ont un espace de dignité pour vivre. J’entends par spiritualité ce « quelque chose » qui nous apaise dans l’angoisse et la souffrance ou ce « quelque chose » que nous cherchons quand l’obscurité tombe sur nous en plein jour. J’entends par spiritualité ce « quelque chose » qui malgré tout, nous invite à continuer à vivre. Le mot spiritualité possède un lien avec le maintien de notre vie au niveau le plus profond. Cela a à voir avec la respiration même de notre être. D’où l’importance de la respiration pour vivre et renouveler la vie. Le spirituel garde toujours sa dimension biologique, son conditionnement dans notre biologie culturalisée. » (Chapitre 3, La spiritualité du quotidien comme source…p. 55-76, in Daviau).

Et le mot Dieu est absent de ce texte.

Le religieux est problématique dans la mesure où il est récupéré par le politique, mais le religieux en tant que tel est par définition ce qui nous relie dans la spiritualité. Un des liens étymologiques avec le mot religion proviendrait du mot « racine ». Une des spécificités de cette religion qui est présentée dans la Bible fait référence à cette notion de lien, d’alliance. Dans le fond, tu vis ta spiritualité en lien avec l’altérité, en lien avec l’Autre, avec la communauté et si c’est ramené simplement à la dimension individuelle, ce n’est pas réellement une spiritualité. Ce sont des questions qui me sont venues à savoir pourquoi est-ce que ces cadrans sont séparés ?

Tu peux très bien être dans les deux cadrans, la différence c’est que dans la spiritualité tu peux l’être d’une façon autonome, voulue et libre. Ce dont je voulais parler, c’est de ceux qui sont aveuglément dans la religion parce que cela les sécurise. Ils marchent à la religion parce qu’ils n’ont pas développé encore suffisamment de penser autonome pour pouvoir choisir. Par ailleurs, tout ce que tu dis est tout à fait vrai et tout à fait juste. N’oublions pas que chaque religion est un véhicule de la spiritualité. Autrement dit, tu peux croire en une puissance supérieure, mais méfie toi des gourous qui se croient délégués de cette puissance supérieure. Il est important d’apprendre à discerner et à faire ces propres choix spirituellement.

La première arme stratégique pour contrer ce système, c’est de révéler la vérité. C’est la question de l’hégémonie. Il existe trois types de domination qui sont exercés sur les citoyens. Il y a l’exploitation économique, la domination politique et l’hégémonie culturelle. Alors, c’est surtout grâce à cela que le contrôle dans les pays centraux du capitalisme fonctionne bien. Ça a été beaucoup développé par Gramsci qui a parlé de l’américanisme, de l’hégémonie grandissante de la civilisation américaine. C’est une des questions fondamentales, d’où la nécessité de développer une hégémonie propre aux groupes communautaires et aux classes ouvrières, ou si l’on veut, à la société civile. Développer une hégémonie cela signifie mener une lutte culturelle. Pour Gramsci, la lutte idéologique devient extrêmement importante parce que cette lutte pour faire apparaître la vérité sur la société est fondamentale. Parce que si les gens savaient, cela pourrait aller beaucoup plus vite. Maintenant, est-ce que les gens veulent savoir ou non?, c’est une autre question.

Une autre chose que j’aimerais développer, c’est ce que j’appelle les valeurs stratégiques. Ce sont les stratégies que nous pourrions adopter en tant que militants de la société civile. Là-dessus, j’ai distingué quatre choses : d’abord la vérité. C’est-à-dire qu’il faut savoir non seulement chercher la vérité, mais la dire aussi face à l’État. Si on prend l’exemple polonais notamment, Solidarité faisait remarquer au gouvernement polonais : « Pourquoi vous avez signé les Accords d’Helsinki qui permettent la libre circulation des idées et des personnes, et que vous ne les appliquez pas ? » « Pourquoi le Parti communiste qui se prétend le parti des travailleurs opprime les travailleurs ? » Ce sont des vérités qu’il faut inscrire dans une constitution parce qu’elles sont dans l’intérêt du peuple.

Deuxième valeur stratégique est l’autolimitation. C’est en fait un mélange de liberté et de responsabilité. C’est savoir jusqu’où ne pas aller trop loin pour faire avancer les choses sans risquer de provoquer la violence répressive de l’État, la cassure, et pouvoir continuer à négocier. En Serbie notamment, on sait que les bombardements effectués sur le zoo de Belgrade et l’ambassade chinoise n’ont rien donné. Ce qui a donné quelque chose, c’est la résistance du peuple serbe. Tous les jours, pendant plusieurs mois, le peuple serbe, la société civile et toutes les forces d’opposition unies, ont manifesté contre Milosevic parce qu’il ne reconnaissait pas la victoire de la gauche dans quatorze villes de Serbie. Ce que Milosevic a tenté de faire, c’est d’amener des gens de la campagne, complètement gagné au régime, pour susciter la violence, mais cela n’a pas marché. Il n’y a eu qu’un seul mort. Le même phénomène est arrivé aussi en Iran lorsque le régime du Shah est tombé.

La troisième valeur stratégique, c’est la civilité qui a été développée par Scot Peck. Cela signifie apprendre à être démocratique et à se respecter entre nous en tant que citoyen. Scot Peck a fait se rencontrer des patrons et des ouvriers pour qu’ils essaient de se mettre à la place les uns des autres.

Le quatrième principe nous vient d’un militant philippin, Nicanor Perlas, c’est la liminalité, le principe de résilience sociale. Il a écrit la troisième force mondiale, la société civile. C’est tous ceux qui sont aux marges de la société, ce sont des gens qui ont la capacité de transformer la société surtout s’ils reviennent dans la société, ils le font en s’appuyant sur des valeurs et sur une spiritualité. Les marginaux, les jeunes, les artistes, les étrangers, les anciens, tous ceux et celles qui sont aux marges peuvent enrichir la société. Donc ces quatre facteurs sont importants.

Un autre point, c’est l’Islam politique. Je lisais un auteur algérien qui écrivait que peut-être la meilleure façon de s’y opposer, c’est de développer en occident une politique inspirée des valeurs humaines, citoyennes et spirituelles. Étant entendu que les valeurs humaines et spirituelles encadrent les valeurs citoyennes.

Remerciements à Robert Lapointe pour cet exposé magistral.

Propos recueillis par Yves Carrier

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