#257 – Charlie Hebdo, la France et le Proche-Orient : Analyse de la conjoncture avec Pierre Mouterde

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#257 – Charlie Hebdo, la France et le Proche-Orient : Analyse de la conjoncture avec Pierre Mouterde

Au cours de l’histoire des peuples, à l’intérieur et à l’extérieur de ceux-ci, s’établissent des antagonismes difficiles à expliquer une fois la conflagration terminée. Depuis plusieurs années, il nous a été donné d’observer des résultats électoraux pour le moins troublants très près de 50% — 50%. Comment expliquer un phénomène aussi étrange se répétant d’un pays à l’autre avec une marge d’erreur de moins de 1% sur plusieurs millions de votes ? Comment est-il possible d’obtenir une polarisation aussi parfaite sur des enjeux de société ? Est-ce que nos sociétés obéiraient à des lois naturelles dont nous ignorons toujours les mécanismes ?

Certains historiens affirmaient autrefois que les conflits étaient les sages-femmes de l’histoire. Comment interpréter cette course folle à l’anéantissement de soi et au sacrifice suprême au nom d’une cause ou d’une idéologie ? On pourrait encore citer Paul VI dans son encyclique Populorum progressio déclarant que le développement est le nouveau nom de la paix. On parle ici de développement humain, pas de construire des centres d’achat en Afrique, ni d’un niveau de vie infrahumain à moins d’un dollar par jour, mais de dignité humaine. Le tout au marché prôné par le néolibéralisme, en fragilisant les différent projets de société et les États qui en étaient garants, nous a conduit au bord du gouffre aussi sûrement que le racisme conduit au fascisme. À moins que la guerre soit devenue un marché lucratif pour les fabricants d’armes et que la paix soit une utopie appelée à ne jamais se réaliser car nuisible au profit des sociétés ? Je m’interroge sur la nature du pouvoir et j’observe que le mal et la domination se conjuguent bien au-delà de toute morale et que les frontières entre le bien et le mal sont sur le point de disparaître.

TABLE DES MATIÈRES
Comment déchiffrer l’événement de Charlie Hebdo?
 Le choc premier des images et des émotions
 Les éléments du contexte
Transition vers un nouvel ordre du monde
Conclusion : une nouvelle conjoncture ouverte, que faire ?
 Commmentaires de l’assistance
intervention de Pierre Mouterde

 

Comment déchiffrer l’événement de Charlie Hebdo ?

 Je ne doute certes pas de la sincérité de toutes celles et ceux qui ont extériorisé, de quelque manière que ce soit, leur effroi, leur tristesse, leur désir de redéfinir le « vivre ensemble », face à la si lâche exécution de dix-sept personnes, les 7, 8 et 9 janvier. Mais je m’insurge contre l’écœurante récupération par des vils politiciens opportunistes qui surfent indécemment sur notre douleur notre compassion, pour des desseins guère compatibles avec les « valeurs » dont ils se gargarisent.René Hamm, Bischoffsheim (Bas-Rhin), le 11 janvier 2015

Présentation de Pierre Mouterde

L’idée est de mettre la table pour ouvrir, lancer la discussion, avec l’objectif de déchiffrer, décrypter l’actualité, saisir quelle est la conjoncture à laquelle on a affaire, aujourd’hui en ce début 2015. Je vous proposerai aussi une interprétation de ces événements, mais pour la tester, la vérifier, la nuancer, l’enrichir avec vous. Comment de tels événements ont-ils pu bousculer, interroger, faire réagir des millions d’individus, particulièrement français ou européens, mais pas seulement… parce que ça nous a touchés nous    aussi…

Ces 17 meurtres du 7/8/9 janvier perpétrés par les frères Kouachi (Cherif et Saïd ) ainsi que par Amedy Koulibaly, décimant le comité de rédaction (12) de Charlie Hebdo dont 4 dessinateurs célèbres (Charb,   Wolinski, Cabu, Tignou) ainsi qu’enlevant la vie à 3 policiers et 4 otages d’une supérette casher de Paris, et par la suite ces manifestations monstres (plusieurs millions) du 11 janvier 2015 (Netanyahou, Merkel,     David Cameron, le président malien Ibrahim Boubacar Keïta, le président gabonais Ali Bongo, le président nigérien Mahamadou Issoufou, le président béninois Thomas Boni Yayi, le président ukrainien Petro Porochenko, etc.).

Comment déchiffrer l’événement Charlie Hebdo? Le « je suis Charlie » était-il légitime et justifié?

Pour répondre à cette question, je vous propose une descente dans les entrailles de cet événement, dans  les profondeurs de la géopolitique contemporaine, en partant des apparences immédiates et en cherchant à découvrir peu à peu les facteurs de fond, plus essentiels, réellement décisifs agissant bien souvent à   notre insu. Et cela de manière à faire ressortir quelques-uns des éléments de la conjoncture actuelle.

D’où le plan que je vais suivre :

  • Le plan des apparences : secoués par le choc des images et des émotions;
  • Les éléments du contexte : la guerre et les déterminants socio-économiques;
  • La transition vers un nouvel ordre du monde : une géopolitique du chaos;
  • Conclusion : une conjoncture ouverte, que faire?

1) Le choc premier des images et des émotions

C’est d’abord à travers les grands médias que nous avons pris connaissance de ces événements. Or la logique médiatique tend non seulement à faire sensation (c’est-à-dire à s’adresser en priorité à nos émotions), mais aussi à retracer les faits qu’elle retient à travers les figures de l’hégémonie (du discours hégémonique), nous donnant une image reconstruite de la réalité et ici, tronquée, partielle, et même souvent littéralement inversée de la réalité…
D’où ces émotions premières (primaires) que nous avons tous ressentis en premier lieu : l’horreur et l’ignominie devant cette expression de la barbarie, de la sauvagerie la plus pure : la brutale kalachnikov s’en prend, en le broyant, au petit crayon artisanal. De simples caricaturistes (irrévérencieux, iconoclastes, partisans d’un humour bête et méchant, etc.) d’une petite revue de gauche (à petit tirage), une poignée de personnalités célèbres de la bande dessinée de gauche ne faisant apparemment pas mal à une mouche, froidement assassinées par ce qui semblait être deux tueurs, clairement identifiés à l’intégrisme religieux (Allah Akbar, dieu est le plus grand).
D’où l’impression bien vite d’un conflit d’ordre religieux, d’une guerre de religions, et au-delà d’un choc de civilisations : les conflits est/ouest ont donné naissance à des conflits de civilisation (Samuel Huntington).
D’où le sentiment de se sentir attaqué chez soi, et sans véritable défense : victime d’une agression insupportable. On a affaire à des fous ou des malades, facilement repérables (Allah Akbar, dieu est le plus grand) (renforçant d’autant l’impression d’insécurité).
D’où le sentiment que ce sont nos valeurs qui sont attaquées, foulées au pied : la liberté d’expression, puis la république, la démocratie, la laïcité, etc.. On est attaqué chez nous, et ce sont avec ces caricaturistes nos valeurs les plus chères qui sont attaquées : la république, la laïcité, la liberté d’expression. Sentiment d’autant plus forts qu’on vit dans une société liquide (sans institutions ni points de repère solides et fixes) comme dit Zigmunth Bauman, car toutes les valeurs sont contestées, changeantes, remises en cause), par conséquent très sensible à l’insécurité, mais aussi à l’absence de points de repère, de valeurs auxquelles nous pouvons nous identifier.

D’où l’aspiration à un renforcement des mesures répressives… et de mesures répressives… alors que nos sociétés n’ont jamais été aussi pacifiées…

2)Les éléments du contexte

Mais il faut aller au-delà de ces émotions premières en replaçant cet événement dans son contexte, en revenant au contexte global dans lequel il s’insère et en se rappelant que : 1) le tout détermine la partie, le général le particulier : c’est-à-dire que ce sont les logiques d’ensemble qui au fond sont déterminantes, i.e. les rapports de force internationaux, la pyramide hiérarchisée et inégale des nations, des flux de capitaux ainsi que les rapports de force qui la structurent. Il n’y a pas de communauté internationale, mais une hiérarchie de nations (dont certaines sont plus égales que d’autres), des puissances impérialistes qui imposent leur ordre, ou plutôt leur désordre à l’ensemble du monde.

  1. Plus particulièrement, la France est en guerre à l’extérieur de ses frontières, une guerre qui ne dit pas son nom, au sens où elle se présente comme une simple opération de police, tout en correspondant à des visées néocoloniales ou impérialistes. Ces dernières années s’implique beaucoup plus activement : Lybie (2011), au Mali (2012), Irak/Syrie 2014, etc. Existence d’un tournant atlantiste avec Sarkozy et Hollande (après 2001 et la volonté de Dominique de Villepin de prendre une distance vis-à-vis des politiques extérieures US), resserrement des alliances autour des USA. De nouvelles logiques de guerres s’imposent (virtuelles et asymétriques, infinies) dont nous avons une vue totalement inversée. Minimisées là-bas, elles sont pourtant d’une rare violence, expression d’une totale asymétrie des forces (bombardement indiscriminée, drones, privilèges de ne pas envoyer des hommes sur le terrain), elles sont majorées ici à travers l’existence d’un supposé danger terroriste grandissant, appelant de nouvelles mesures répressives et sécuritaires. Résultat, inversion de la réalité : la guerre réelle que nous menons là-bas devient virtuelle (sans réalité) et la guerre virtuelle que nous menons ici contre le terrorisme devient réelle.
  2. Derrière les conflits d’ordre religieux, se cachent toujours des conflits d’ordre économique et social ou géopolitique, et dont l’expression religieuse n’est qu’un masque, au mieux une forme d’expression parmi d’autres. Par exemple, si les citoyens musulmans ont de la peine à s’intégrer au Québec, ce n’est pas nécessairement par ce que leur religion serait aux antipodes de la nôtre, mais parce qu’ils ne disposent pas des moyens matériels pour y parvenir (francisation, travail, équivalences de diplômes, reconnaissance citoyenne, etc.)

En Europe, c’est un peu la même chose. Les conflits religieux cachent d’autres types de conflits. L’Europe est en crise, économique, sociale, politique, identitaire. Rongée par les logiques du marché néolibéral, est devenu un grand marché (où les disparités entre les uns et les autres sont de plus en plus grandes) plus qu’une entité politique dotée d’une identité propre (elle reste un nain politique). Qui plus est, elle est frappée par la crise économique, d’où dans le sillage d’une immigration grandissante dont elle a besoin, la naissance d’un racisme rampant. D’où cocktail d’éléments fragilisant l’Europe, en faisant un ensemble instable!

3)Transition vers un nouvel ordre du monde

Si on fait un pas de plus et qu’on tente de replacer ce contexte général dans une perspective historique ou temporelle, on note d’évidents changements. Comme si on avait affaire à un monde en transition, à une situation chroniquement chaotique, où il n’y a plus de domination stable, de hiérarchie arrêtée des nations et des entreprises multinationales… mais des situations de remises en cause incessantes, de crises prolongées et de guerres infinies.

  1. Une nouvelle galaxie impérialiste : (a) affaiblissement de l’impérialisme américain; (b) échec de la constitution d’un impérialisme européen, réduction des impérialismes français et britanniques, subordination de l’impérialisme nippon; c) glissement du cœur de la production mondiale vers l’Asie et non plus en Occident (la distinction entre pays du nord et pays du sud ou pays de la périphérie ne marche plus); d) l’affirmation de nouveaux impérialismes (chinois; où la bureaucratie s’est embourgeoisée, mais sur le mode indépendant) ou de sous-impérialismes; développement inégal de chaque impérialisme, fort en certains domaines, faible en d’autres.
  2. Une instabilité géopolitique chronique (pas de stabilité) : a) la compétition impérialiste s’est ravivée, il n’y a plus de chasses gardées (voir l’Ukraine); b) existences de sous-impérialismes (Brésil, Afrique du sud) voulant tirer leurs épingles du jeu; c) alliances géopolitiques figées en redéfinition (les axes Inde-Russie versus USA-Pakistan-Chine; d) l’envol des révolutions arabes et la violence des contre-révolutions créant des situation incontrôlées, des zones de non droits;
  3. Déploiement néolibéral et crise de la gouvernabilité (la crise comme état permanent, la tendance dominante est à l’instauration de régimes autoritaires échappant à la souveraineté populaire). Le projet néolibéral impliquait de dessaisir les institutions élues de pouvoir sur l’économie (lutte contre l’État providence, gouvernance plutôt que démocratie); de développer la financiarisation, le capital fictif (la spéculation); en finir avec les droits sociaux; rendre plus indépendants les flux des capitaux des politiques des États (Deux hiérarchies, celle des États et celle des flux de capitaux).
  4. De nouvelles extrêmes droites, de nouveaux fascismes : des formes classiques (Aube dorée) d’autres prennent la forme de fondamentalisme religieux (salafisme) ou de nationalisme religieux (le sionisme). Contenu autoritaire manifeste, violence extrême et barbarie, mais violence venue d’en bas, violence de masse.

4) Conclusion : une nouvelle conjoncture ouverte, que faire ?

Définir une conjoncture, c’est toujours chercher à voir quels sont les facteurs sur lesquels on peut agir, c’est toujours chercher à affirmer le pouvoir d’intervention des êtres humains, aspirant à faire leur propre histoire (ce sont les hommes qui font leur propre histoire, mais selon des circonstances non choisies par eux, pesant sur leur cerveaux comme un cauchemar). Des sociétés fragilisés, des réflexes autoritaires et sécuritaires. L’exigence démocratique.

Définir une conjoncture, c’est donc pointer du doigt des enjeux sur lesquels on pourrait avoir prise : Derrière les événements de Charlie, il y a l’enjeu de la montée de pouvoirs autoritaires fascisant échappant chaque fois davantage à la souveraineté populaire. Il y a donc pour nous la tâche –de manière urgente– de travailler au renforcement de cette souveraineté… partout élargir des espaces démocratiques.

Commentaires de l’assistances

  • Comme André Malraux, tu sembles voir le facteur religieux comme quelque chose de déterminant dans le monde d’aujourd’hui et cet événement s’est produit dans les locaux d’un journal athée où les caricaturistes ne croyaient pas en Dieu. Les gens de Charlie Hebdo croyaient que la religion est une maladie. Je trouve cela complètement absurde. Cela me fait penser que nous sommes en 2015 et que la Première guerre mondiale a débuté en 1914, il y a exactement un siècle, par un assassinat. Cela prenait un prétexte, même si cela n’est pas logique. Pour revenir à Charlie Hebdo, je pense que fondamentalement, c’est dans chaque homme que, depuis des milliers d’années, se situe l’accumulation d’absurdité et d’agressivité qu’il doit résoudre. Et la façon qu’ont trouvé certains individus pour résoudre tous les problèmes, c’est de s’associer à d’autres pour faire la guerre à un ennemi désigné. C’est complètement absurde. Si on prend l’exemple du groupe Boko-Haram qui commet des exactions absolument terribles, il n’y a aucune logique à cela et cela les amène de pire en pire. À côté de cela, cela prendrait une religion athée.
  • Marx va dire : « La religion est l’opium du peuple », mais il n’explique pas vraiment comment cela fonctionne. Cela veut dire quelque chose de logique, d’intelligent et de compréhensible. Au Québec, la Révolution tranquille a été faite beaucoup avec le secours et l’aide de l’Église. Notre sécularisation à nous est tributaire de la foi traduite en langage véritable. Autrement dit, dans l’état traditionnel québécois, nous avions une justice mystique, et là nous sommes arrivés à une justice évangélique où les gens ont vécu ensemble une révolution culturelle peine de charité et de bons sentiments de justice qui nous a transformés. Je me disais, il y a quelque chose qui a changé et l’une des conjonctures c’est que la foi n’est plus avec l’intelligence. La compréhension et le soucis de l’autre peuvent nous éclairer. La déréliction, c’est de vivre une extrême solitude avec un projet. La déréliction fonctionne à partir de l’effritement des valeurs. Alors les valeurs s’effondrent et la solitude se lève.
  • Oui, il y a des parallèles à faire avec la Première guerre mondiale alors que certains empires vont s’écrouler et disparaître, l’empire ottoman, l’empire austro-hongrois, de même que l’empire russe avec la révolution socialiste et l’Allemagne va tomber. Donc, les plaques tectoniques se déplacent. J’ai l’impression que nous sommes en train d’assister à quelque chose de similaire avec l’Irak et la Syrie notamment qui semblent s’effondrer et créer un gouffre qui risque d’engloutir de nombreux peuples.
  •  Que ce soit en France ou ailleurs en Occident, on observe un effritement des espaces démocratiques. Il y a des gens qui n’ont pas accès à la participation citoyenne parce qu’il y a des inégalités sociales et économiques. Quand il y a eu les attentats de Charlie Hebdo, qu’est-ce qui m’a interpelé le plus, c’est de voir dans le Journal de Québec une pseudo enquête sur les discours véhiculés par différentes mosquées comme étant extrémistes et trouver des bouc-émissaires. Il se vit un profond malaise dans la communauté musulmane qui a été blessée par ces attentats en France. Créer des espaces démocratiques, cela commence à l’échelle locale, par des occasions très concrètes de rencontre. Je considère que de mettre toujours une partie de la population au banc des accusés, c’est un moyen de glisser progressivement vers le fascisme. Cela me fait penser à l’entre deux-guerre où les juifs ont été mis en accusation par l’ensemble de la société. Nous n’en sommes pas là, mais je ressens une certaine inquiétude par rapport à cela. J’ai aussi conscience de la gravité des choses dont on ne parle jamais et cela semble indiquer qu’une vie européenne vaut davantage qu’une vie humaine dans un pays pauvre. Il y a eu des attentats en Afrique et au Proche-Orient dont nous n’entendons jamais parlé et l’Occident n’a pas les mains blanches dans tous ces événements, loin de là.
  •  On s’inquiète de voir les musulmans modérés ne pas réagir.
  • Il n’y a pas de musulmans modérés en France, il n’y a pas de musulmans du tout. Il y a des gens qui sont de culture musulmane, qui respectent le Ramadan, comme moi je peux faire Noël et bouffer de la dinde chez mes parents. Mais ils n’ont pas à s’engager plus que cela contre l’Islam radical en tant que musulmans modérés puisqu’ils ne sont pas musulmans modérés. Ils sont citoyens, et en tant qui citoyens ils agissent, ils achètent Charlie Hebdo, ils manifestent à nos côtés, ils votent contre des gros cons de droite. Ce qui me fait chier c’est qu’on les interpelle toujours en tant que musulmans modérés. Il n’y a pas de musulmans modérés, c’est comme si on me disait à moi : « Réagis en tant que catholiques modérés ». Je ne suis pas catholique modéré même si je suis baptisé, je ne suis pas catholique du tout.

Charb, Charlie Hebdo – Interview accordé le 11 septembre 2011 sur le site du Théâtre du Rond-point, alors que le théâtre était assiégé par des intégristes catholiques opposés à la présentation du spectacle « Golgotha pic-nic », de Rodrigo Garcia. L’entrevue avait eu lieu juste après l’incendie des bureaux de Charlie Hebdo.

  • Cela présente la question profonde de l’identité finalement. Qu’est-ce qu’on est ? Alors, est-je que je suis d’abord musulman avant d’être un être humain ? Je pense qu’on doit se rallier à des valeurs humaines, citoyennes, spirituelles. C’est ça qui nous définit et nous permet de nous identifier les uns aux autres. Dans le mot identité, il y a ce qui nous identifie aux autres, et ce qui nous identifie comme personne différente. Il y a deux idées associées à ce mot. Qu’est-ce qui est identique pour moi avec vous-autres et qu’est-ce qui me différentie de vous autres ? Alors, il faut voir ces deux contextes. Ce qui est identique, c’est que je suis un être humain, que je suis un citoyen, et nous avons aussi une vie spirituelle qui influence tout le reste. Remarquez que les valeurs humaines et spirituelles encadrent les valeurs citoyennes.
  • La question de l’identité, c’est vraiment ce qui nous rapproche, ce qui fait que nous nous ressemblons, mais ce n’est pas suffisant de traiter cela comme ça. Évidemment, chacun est différent des autres, chacun doit être différent parce que si on est tous pareils, cela on engendre la violence. L’État tend à ramener les gens au même parce que c’est plus facile à contrôler s’ils sont tous pareils. On n’a juste à leur donner un numéro et on dresse le parc humain comme dirait le philosophe allemand Sloterdijk. On les dresse, on les élève avec la religion ou la consommation, et puis on fait ce qu’on veut avec. Il y a deux chose dans la religion, c’est une institution et toute institution recèle un pouvoir, mais c’est aussi le véhicule de la spiritualité. Alors, il faut choisir son véhicule correctement. Si tu contrôles la spiritualité des gens, tu les contrôles dans tous les domaines de leur vie. C’est cela l’enjeu de la religion. C’est à cela qu’il faut faire attention. Donc, l’appartenance est secondaire par rapport à l’identité, mais cela est non moins important. Il existe une version de la citoyenneté à la française et une autre allemande. Les Français sont universalistes, tout le monde est sensé être citoyens, tandis que chez les Allemands, c’est par l’ascendance du sang, mais cela a été changé depuis peu. L’un des meilleurs exemples de citoyenneté spirituelle, c’est celle qui est présentée par Gilles Vigneault ou par Gregory Baum, théologien, dans ses travaux sur le nationalisme et le lien entre la spiritualité et la citoyenneté.
  • Pierre amène, à partir d’un événement, plusieurs choses qui tournent dans l’actualité et qui nous aident à comprendre un peu plus la complexité de certaines situations. Je reviendrais sur l’événement en tant que tel. J’étais en Argentine quand c’est arrivé et la première chose qui m’a frappé ce sont les commentaires des gens là-bas, dans la presse et les médias en général. L’impact n’était pas le même qu’ici, les gens semblaient moins sous le choc par rapport aux médias québécois que je lisais en même temps. La réaction des Argentins étaient de dire que les journalistes de Charlie Hebdo, par leur caractère irrévérencieux, l’avaient cherché, compte tenu des interventions militaires de la France en Afrique et au Moyen-Orient. Oui, mais je leur disais que Charlie Hebdo ne représentait pas la politique impérialiste de la France. Il ne faut pas tout confondre et il faut essayer de séparer les choses. En disant cela, je comprenais moi-même que c’est bizarre que ces extrémistes religieux ne se soient pas attaqués aux forces politiques et au pouvoir qui dominent et oppriment les peuples au Moyen-Orient. Au contraire, ils ont attaqué une force politique ou culturelle, progressiste. Ils ne ‘attaquent pas aux conservateurs, ils ne s’attaquent pas à la droite. Ensuite, c’est devenu tout de suite un phénomène médiatique, ce n’est plus un événement politique, ni religieux. Cela devient un produit de consommation médiatique à outrance qui est récupéré essentiellement par la droite et aujourd’hui cela me donne l’impression que Charlie Hebdo ne contrôle plus son quotidien, qu’ils ont été utilisés par leurs adversaires politiques de droite. On voit les journalistes de Charlie Hebdo invités sur tous les plateaux de télé pour faire une profession de foi dans la liberté d’expression, mais je pense que cela n’a jamais été leur intention. L’utilisation et la récupération de l’événement par les grands médias, je trouve cela aliénant, cela me confond au point qu’il arrive un moment où je ne sais plus quoi penser de tout cela.
  • Je finirais avec ce que tu dis Pierre, pendant qu’on dit défendre la liberté d’expression, il y a des journalistes qui n’ont même pas critiqué le fait qu’on adopte des lois sous le « bâillon ». C’est considéré comme normal qu’on ne puisse pas faire la débat parlementaire jusqu’à la fin pour exprimer son point de vue et qui on fait tout un tabac en disant : « Je suis Charlie », alors qu’ils ne sont même pas capables de défendre un droit aussi élémentaire. (Je suis Charlie, mais je n’ai pas le courage de mes opinions.) C’est pourquoi je dis que les journalistes assassinés ont été utilisés par les grands médias.

 

Intervention de Pierre Mouterde
On dit souvent que : « Des identités meurtries renvoient à des identités meurtrières. » Amin Maalouf
Il a écrit tout un livre sur cette idée qui considère que quand un peuple ou un individu vit des situations très dures, frustrantes, qu’il est agressé, qu’il se sent en position subordonnée, humilié, opprimé, etc. C’est pour cela qu’il ne faut jamais penser que c’est incompréhensible, c’est sans sens, c’est absurde, non il y a toujours une explication quand on la cherche de près. Tout cela fait en sorte que l’on puisse se sentir l’âme d’un meurtrier, pas parce qu’on est des barbares ou des fous furieux, mais parce qu’on s’est inscrit dans une série de conditions qui nous ont amené proche de poser un geste comme ça, et après, il ne suffit malheureusement que d’un déclencheur pour passer à l’acte. Mais nous avons tous en nous, à quelque part, un potentiel de violence, mais comme nous vivons dans des bonnes conditions, cela n’a pas lieu d’être.

 Autrement dit, cela s’explique très bien que des humains en arrivent à poser de tels gestes quand ils sont soumis à certaines conditions qui les conduisent à la radicalisation. Alors, si on veut en finir avec le terrorisme, il faut éliminer le plus possible les conditions qui l’engendre et qui poussent des gens à passer à l’acte. Si vous mettiez à la place des Irakiens et des Syriens, des gens du Niger ou du Mali, quand vous voyez arriver de drones, des avions ou des hélicoptères, ce sont pour eux des dangers réels. C’est d’abord et avant tout un avion militaire qui porte la mort avec lui. Donc, quand on voit les choses de là-bas, quand on est des pays du sud, on a beaucoup de peine à comprendre qu’est-ce que viennent faire ces gens là chez-nous ? Nous avons l’impression que c’est comme cela qu’il faut faire, l’OTAN se voit comme un bon policier qui vient mettre de l’ordre dans des pays où c’est le désordre absolu, mais c’est notre point de vue à nous et c’est très ethnocentrique par rapport au monde dans lequel nous vivons. Mais vu de là-bas, ce n’est pas du tout comme cela que l’on perçoit les choses. Si vous écoutez les reportages de Marie-Ève Bédard qui est en Jordanie, elle est nuancée, mais elle dit bien que la moitié du royaume serait plutôt favorable aux djihadistes parce que dans leur univers les djihadistes ce sont ceux qui se tiennent debout, ce sont ceux qui résistent à l’envahisseur. Comprenez que lorsqu’on se place dans leur situation, ce sont nous les barbares qui viennent les bombarder.

Donc, on peut très bien comprendre que des gens en viennent à être pris par la tentation terroriste. Je ne dis pas que c’est bien, mais on peut comprendre les conditions qui poussent des gens à basculer dans le terrorisme.

Un autre élément, c’est que la France est coupée en deux et de plus en plus. C’est-à-dire que les centres-villes sont prospères et blancs tandis que les banlieues sont pauvres et multiethniques, faites d’édifices malfamés, ma entretenus. On a vraiment l’impression d’être dans deux mondes. Les gens qui sont en France et qui ont envi d’aller faire la guerre ou le Djihad en Irak ou en Syrie, qui y sont allés et qui sont revenus, ils le font avec le sentiment d’être en permanence en Europe des citoyens de seconde zone. Cela rejoint la notion de bouc-émissaire qui est subtile et compliquée en même temps parce qu’il y a comme deux boucs-émissaires en Europe. Vous avez le bouc-émissaire des musulmans qui deviennent tout-à-coup de potentiels terroristes. C’est le bouc-émissaire où nous avons tendance à projeter toute notre peur et notre agressivité. Mais ce qui complique tout, et c’est pourquoi il nous faut toujours tenir compte de la globalité, c’est que dans le passé il y a eu un autre bouc-émissaire, le juif. Le drame, la tragédie ou le pathétique, c’est que le bouc-émissaire juif est aujourd’hui du côté de ceux qui sont en train de nommer un nouveau bouc-émissaire, les islamistes. Donc, tout est confondu si vous ne faites pas attention à tous ces plans différents parce que dans cette intervention des puissances occidentales au Moyen-Orient ou au Proche-Orient qui est l’allié principal ? Qui est la forteresse sur laquelle s’appuient les occidentaux ? C’est l’État d’Israël. Donc, quand aujourd’hui on se plaint qu’il y a une recrudescence de l’antisémitisme, il faut le replacer dans le contexte et se demander pourquoi ? C’est parce qu’il y a un conflit qui ne se règle pas. Vous voyez comme tout cela est très compliqué et que lorsque Netanyahou vient à Paris manifester avec tous ces chefs d’État, il y a de quoi s’interroger. En plus, c’est vrai qu’il y a des juifs qui ont été assassinés dans cette histoire, alors pour arriver à clarifier les choses, c’est extrêmement difficile.

  • On dirait le triangle bourreau – victime — sauveur.
  • L’histoire du loup solitaire, c’est quelque chose qu’on observe depuis longtemps déjà. Ça a beaucoup touché l’imaginaire. Un loup solitaire pour moi ce n’est pas une question de religion, c’est quelqu’un qui est malade, qui n’arrive pas à s’intégrer dans la société et qui n’a aucune stratégie viable et à côté de cela, ça prend toute une organisation qui va utiliser cette situation-là pour en faire quelque chose de vraiment malsain. Qu’on revendique de tels actes au nom de la religion, ça m’écœure carrément, peu importe la religion. Pour moi les grandes religions monothéistes se ressemblent beaucoup. Souvent de dire je suis chrétien, je suis musulman ou je suis juif, relève davantage d’une question de membership, parce qu’on est né dans telle ou telle culture. De voir des Français se lever par millions pour dire : « Je suis Charlie ! », je trouve que c’est donner trop de pouvoir à des gens qui n’ont pas compris ce que c’était que l’amour. Il est désolant de voir toute l’attention qui a été portée sur cet événement. Oui, c’est indignant, oui, il y a quelque chose qui est arrivé. Je me suis senti manipulé par les médias lors de ces grandes manifestations. N’aurions-nous pas dû manifester en aussi grand nombre contre les guerres qui affligent le monde?
  • Est-ce qu’on a réussi à identifier la motivation de ceux qui ont tué ? Quelle est l’origine du geste qu’ils ont pausé ?

RÉPONSE DE PIERRE MOUTERDE :

 Ils ont dit au téléphone avant de mourir qu’ils étaient liés à Al Qaïda. L’autre se revendiquait de DAESH et ils se connaissaient tous les trois. Donc, ils ne se revendiquaient pas de la même organisation. Ce sont des jeunes qui avaient eu des problèmes avec la justice et qui avaient grandi dans des conditions difficiles. Ils étaient d’origine algérienne. Vous savez comment en France avec la Guerre d’Algérie il y a tout un traumatisme qui n’a pas été résolu et qui continue de hanter la société parce qu’il y a beaucoup d’Algériens qui vivent en France. Ils sont arrivés à la fin de la Guerre d’Algérie. Comme la question n’a jamais été abordée par les politiciens français qui refusent d’envisager les conséquences qu’a eu cette guerre sur cette société, il demeure un point aveugle, un malaise non résolu. Il y a toute une série d’événements comme cela que l’on pourrait mettre. Des gens qui sont marginalisés, qui se sentent comme des citoyens de seconde zone, qui voient dans ces guerres djihadistes un moyen de s’affirmer, d’exister, de mettre fin à leurs frustrations, de donner une orientation à leurs frustrations. Cela donne l’impression qu’il ne s’agit pas d’individu organisés, entrainés et armés, pour faire ce coup contre Charlie Hebdo. Cela donne plutôt l’impression qu’ils ont agi sur un coup de tête. C’est eux-mêmes qui ont pensé à cette action-là.

  • Donc, il n’y a pas d’arguments pour dire que c’était nécessairement une question religieuse, ou politique, ou de droits humains ? La presse a utilisé cet événement-là sans démontrer que c’était de sources religieuses quelconque ?

(PM)On ne peut pas dire que cet acte n’était pas teinté d’intégrisme religieux. Le simple fait qu’ils aient crié Allah Akbar, Dieu est grand, a tout de suite teinté leur acte d’une dimension explicitement religieuse.

  • Oui, mais cet acte n’est-elle pas une réaction à un mal de vivre et au manque de possibilité réel d’insertion professionnelle ?

(PM)Oui, c’est certain qu’il s’agit en quelque sorte d’une réaction. C’est le symptôme d’une situation de guerre finalement.

  • Pour moi, il s’agit davantage d’un épiphénomène. S’il n’y avait pas eu Charlie Hebdo, ces gars-là avaient de la rage, de la colère, des armes et l’entrainement, donc ils auraient simplement frappé ailleurs. Mais si on recule l’horloge du temps une ou deux années en arrière en Syrie, avec la France et l’Angleterre qui voulaient à tous prix faire tomber Bachar el-Assad et qui finançaient des groupes extrémistes radicaux au point de vouloir leur livrer des armes. Sauf que quelques jours avant, les supposés soldats de la liberté se vantent sur internet d’avoir décapité des soldats du régime. Scandale, la France et l’Angleterre sont associés au diable islamiste et ils doivent faire volte-face. Résultat, en quelques jours, l’Iran et le Hezbollah libanais devenaient les meilleurs alliés de l’Occident. Comment faire confiance à nos gouvernements qui s’associent aux extrémistes pour faire valoir leurs intérêts et ensuite les désigner comme des ennemis ?
  • Pour moi, l’attentat de Charlie Hebdo, c’est un peu comme l’onde de choc qui est arrivé à Paris. Nos gouvernements ont brassé de la grosse M… au Proche-Orient, cela a déclenché un orage violent et il y a un éclair qui est tombé sur Paris. La Syrie, ce n’est pas très loin de l’Europe. Cela se fait en quelques jours en voiture si tu souhaites vraiment y aller. Ma question est la suivante, quel rôle a joué le problème syrien dans les attentats de Paris? J’ai souvent l’impression que nos gouvernements mettent eux-mêmes le feu et ils perdent le contrôle. J’ai lu un article qui m’a choqué, disant que c’était la CIA qui avait créé Boko-Haram en 2002 pour chasser les Chinois du Nigéria qui est un important producteur de pétrole. Ensuite, 12 ans plus tard, on voit la première dames des États-Unis en larmes qui maudit ce groupe. C’est comme s’il y avait un autre échiquier au-dessus de nos têtes qu’on ne voit pas.
  • On peut remonter au début de l’histoire de l’humanité, il y a 10 000 ans, c’est vrai qu’il y a des motifs de guerre qui sont légitimes comme défendre sa famille ou prendre possession d’un point d’eau, ou d’un terrain de chasse, mais partager jamais. Il est hors de question parce qu’il va en arriver d’autres et à un moment donné je vais me faire exclure. La logique va par en-haut, et cela dure depuis l’aube de l’histoire humaine. C’est sûr que si l’on cherche les causes d’un conflit, on va toujours trouver une cause antérieure qui elle-même provient d’un conflit précédent. La cause devient un effet, l’effet devient la cause. Si tu étudies l’histoire de l’Europe, il y a toujours une cause qui précède un conflit et qui semble les rattachés les uns aux autres dans une chaine de causalité sans fin. Et ce qui ne finit jamais, c’est la violence et le pouvoir. C’est absurde. Cela amène à considérer l’être humain comme une quantité négligeable, et de plus en plus le armes s’additionnent, se complexifient, se modernisent et cela donne des résultats que nous ne pouvons même pas imaginer. Il y a un travail incroyable qui est fait pour détruire.

(PM) Oui, mais il ya tout de même des choix politiques qui sont faits et qui multiplient le causes de violences et il y a des politiques au contraire qui sont capables d’installer les possibilité de rapport plus pacifiés. C’est vrai que les États-Unis, si on se limite simplement aux dernières années au Proche Orient, non seulement ils ont envahi l’Irak, mais la façon que cela a été fait, la gestion de la gouvernance en Irak a été une catastrophe. Alors qu’ils auraient pu très bien procéder autrement, ce sont eux qui ont semés les germes de la zizanie de ce qui se passe actuellement, l’anarchie généralisée de ses zones de non-droit qui se sont développés depuis la naissance de DAESH. Pour moi, il s’agit d’abord de la résultante de cette vision politique qui consiste à semer le chaos en multipliant les groupes non contrôlables, à multiplier les sources de conflits potentiels entre les chiites et les sunnites, etc.

  • Oui, mais les Américains ne semblent pas vouloir savoir d’où origine le problème. Tout ce qui leur importe, c’est de vendre des armes. Les guerres au Proche Orient sont devenues des occasions d’affaire pour le marché des armes. Le pouvoir et l’argent, ce sont les véritables causes de toutes ces guerres qu’ils ne désirent pas régler.
  • La liberté d’expression, c’est toute une dimension du débat qui mériterait d’être développée.
  • Moi, je poserais la question du droit de blasphémer qui a été posée par une musulmane.
  • L’industrie de l’armement c’est l’une des première du monde après celles des médicaments et de l’alimentation. Cela veut dire que la guerre engendre des profit pour ces entreprises alors que les gouvernements n’ont plus autant de pouvoir qu’auparavant pour dire non. De plus en plus, ce sont les corporations qui ont le pouvoir, dont celle de l’information qui est plus puissante que les gouvernements dans de nombreux pays. Par ailleurs, venant d’Amérique latine, je déplore le peu d’importance accordée par les médias à la tuerie des 43 étudiants au Mexique, par rapport à l’attention accordée aux événements de Paris. En cherchant ces étudiants, ils ont trouvé des centaines de cadavres et qui parle de ça ici ? Et je ne sais pas combien de journalistes ont été tués au Mexique et personne n’en parle. Cela veut dire qu’il existe une certaine manipulation des médias qui nous montrent ce qu’ils veulent bien nous montrer.
  • À mon sens, il y a eu une provocation à quelque part et cela a provoqué des actes que je n’approuverai jamais, on ne tue pas parce qu’on n’est pas d’accord, mais je suis mal à l’aise avec le fait qu’on ait réimprimé le journal à des millions d’exemplaire avec un dessin de Mahomet.

(PM)Comme journaliste, on doit faire des choix des thèmes qui seront retenus pour l’édition, donc nous sommes obligés de faire un tri dans l’information, obligés de prioriser des thèmes par rapport à d’autres. Donc, forcément, il y a des thèmes dont on ne parlera pas. À ce niveau là, il y a une responsabilité de la part de la rédaction de Charlie Hebdo. Une responsabilité qui n’a rien à voir avec la liberté d’expression puisqu’ils ont le droit de dire ce qu’ils veulent effectivement, mais après, il y a une responsabilité politique dans ce que je publie. Qu’est-ce que je veux, dans l’ici et le maintenant de l’actualité, la France est en guerre ou encore la France est coupée en deux, qu’est-ce qui est bon comme comité de rédaction comme type d’humour ? Même si on est bête et méchant, irrévérencieux, etc., il faut se poser la question.

À quoi ça sert la liberté d’expression ? Cela devrait nous aider à mieux débattre, mieux échanger, mieux argumenter, clarifier nos idées. C’est ça le but. Faire en sorte que toutes les idées puissent s’exprimer sur la place publique, pas pour les écraser, mais pour qu’elles puissent s’exprimer, pour qu’on puisse faire un tri à travers un exercice le plus rationnel possible au terme d’un échange. Quand on interdit à des gens d’exprimer un point de vue parce qu’on juge qu’il est fasciste et raciste, même ça pour moi cela pose problème en autant qu’il y ait tellement de liberté d’expression qu’on puisse leur répondre et montrer que leurs idées sont absurdes.

  • Je n’ai pas suivi beaucoup les événements, mais il y a un fait qui m’a frappé, un journaliste a dit que les terroristes avaient pour près de 30 000$ d’armes. Cela fait beaucoup d’argent pour des chômeurs. Donc, ils ont forcément bénéficié du support de quelqu’un ?
  • On nous a beaucoup parlé des morts américains dans la dernière guerre en Irak, mais on oublie de mentionner les victimes irakiennes qui seraient plus de 500 000. Ces gens ont de la parenté dans le monde arabe et cela créé sûrement une onde de choc, dans le sens qu’ils sont choqués d’une telle intervention occidentale. Cette guerre a été très mal menée ce qui fait qu’on peut comprendre la rage qu’ils ont envers l’Occident et qu’ils y aient des répercussions par la suite. Ceci n’excuse pas les attentats, mais les situe dans un contexte plus large.
  • Je trouve que nous avons beaucoup vu et analysé, mais qu’est-ce qu’on fait avec ça ? Cela nous interpelle pour prendre des actions pour diminuer les terreaux de violence en commençant par chez-nous.
  • La question du droit au blasphème a été posé par une marocaine qui vit au Québec. Jusqu’où ira le pouvoir de la religion ? La religion est aussi une forme de pouvoir qui peut nous préparer au fascisme et à l’intolérance. Il y a une limite entre le sacré et le profane. Si on laisse la religion faire, la domination sur les esprits des gens va s’étendre de plus en plus. Il y a deux choses qui emprisonnent actuellement la société : le consumérisme et la religion. Il faut absolument se rebeller contre ces deux formes de pouvoir et trouver une authentique spiritualité. D’ailleurs, se rebeller dans le domaine du sacré, c’est accéder à une spiritualité plus authentique et plus autonome, c’est pouvoir faire ses propres choix de société, spirituels et politiques.
  • Je pense qu’il y a des pré-requis intellectuels à l’exercice de la liberté d’expression, pas seulement faire usage de logique et de rhétorique, mais est-ce que le travail intellectuel est vraiment apprécié dans nos sociétés occidentales ? La sur-appréciation de Charlie Hebdo ne proviendrait-elle pas d’un sentiment de culpabilité envers un journal qui était mal-aimé ? La vérité peut être transformée, modifiée, falsifiée. J’ai aimé la réflexion de Pierre parce qu’elle nous a permis de faire une reprise des événements. Il y a ici toute une méthode à reprendre pour l’analyse d’autres événements choc. Il est à souhaiter que le travail intellectuel donne de l’amitié, mais si cela conduit à de l’hostilité, c’est triste, c’est l’échec et c’est la fin de la pédagogie. Quand il n’y a plus de pédagogie, il ne reste que les armes.

(PM)C’est vrai que nous sommes des sociétés en crise qui avons nos problèmes, alors qu’est-ce qu’on est vraiment ? Quelle est notre identité ? Qu’est-ce qu’on est face à l’autre qui à travers son discours intégriste parait très sûr de lui ? Il y a des valeurs très fortes qui sont au cœur de la tradition occidentale que souvent les courants de gauche ont repris à leur compte, mais qu’il ne faut jamais oublier. Il y a deux choses essentielles à retenir. Premièrement, on ne possède pas la vérité, mais on la cherche et comme on la cherche, on ne peut pas la détenir tout seul, on la partage avec d’autres. C’est toute la démarche philosophique qui fait que le savoir n’est pas entre les mains d’une caste de gens qui à priori savent. Et le savoir c’est quelque chose qui s’apprend dans une école, etc. L’autre idée, c’est qu’il y a un régime politique qui peut nous permettre cela. La démocratie doit nous permettre d’échanger et de débattre en transparence sur la place publique. Le pouvoir n’est pas entre les mains d’une petite caste, d’un roi ou d’un empereur.

C’est le pouvoir de tous et de toutes qui est partagé sur la place publique. Ce sont deux intuitions très fortes qui parcourent tout l’Occident qu’on ne doit pas oublier et qui peuvent être des clés pour aujourd’hui pour faire face à cette géopolitique du chaos qui semble vouloir s’installer un peu partout. Tout semble envelopper de confusion et nous ne savons plus qui est avec qui. Nous avons besoin de nouveaux points de repères, de retrouver de points de repères dans notre tradition et une certaine conception ouverte de la laïcité pourrait nous aider en ce sens qui en même temps nous permettrait d’affirmer nos identités meurtries et de nous affirmer non pas sur le mode agressif en recherchant un bouc-émissaire, mais en retrouvant les racines de ce qu’il y a de plus beau dans notre culture ou notre civilisation.

  • Nous avons la chance de vivre dans une société où nous avons la liberté d’expression et cela permet de faire un travail intellectuel qui peut créer des amitiés et c’est vraiment important de comprendre qu’il fau tendre vers ça plutôt que de tomber dans le jeu du fascisme qui nous entraine à chercher des bouc-émissaires face à l’impuissance.
  • Dans l’histoire de France, il faut se rappeler l’importance de la satire qui a longtemps été la seule manière de dénoncer les injustices des puissants. C’était vu comme une forme de libération par rapport à l’oppression religieuse et politique de l’époque monarchique. La question qu’on peut se poser c’est est-ce que ce type de satire exercée par Charlie Hebdo amenait les gens à se solidariser vis-à-vis de l’oppression? Parfois, certains numéros pouvaient être ressentis comme une forme d’oppression par certains gens. C’est une question que je laisse en suspend. Comme Marie-France, je vois que c’est vraiment important de passer en mode action. J’ai pris connaissance, il y a quelque semaines, d’un groupe de femmes pour qui la spiritualité est importante et qui se réunissaient au Centre Justice et foi à Montréal dans un regroupement qui s’intitule Vivre ensemble. Ces femmes de différentes origines confessionnelles s’identifient comme féministes. Leur questionnement portait sur comment vivre son féminisme en lien avec sa foi ou sa spiritualité. L’idée c’est de se donner des espaces de rencontres interconfessionnelles où l’on puisse construire des ponts entre les différents groupes pour apprendre à se connaître et briser les préjugés. Est-ce qu’à l’intérieur de nos mouvements sociaux nous avons le souci de donner la parole à l’autre, à l’étranger, à celui qu’on entend jamais ? Selon nos origines ethniques, nous n’avons pas tous et toutes accès au même droit de parole dans la société. C’est présent et il faut en être conscient dans nos mouvements afin d’accorder la parole, d’aller vers l’autre pour lui demander de s’exprimer dans le débat public. Cela m’apparait être l’une des solutions que nous pourrions mettre de l’avant.

Propos recueillis par Yves Carrier

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