Ça roule au CAPMO – septembre 2019, année 21, numéro 01

Le pouvoir obédientiel

Sous l’égide de son nouveau président Andrès Manuel Lopez Obrador le Mexique vit actuellement sa Quatrième transformation. Ce processus se caractérise par une volonté de sortie du néolibéralisme et de renationalisation des secteurs stratégiques de l’économie ainsi que par des investissements massifs dans les domaines de la santé, du social et de l’éducation.

Ayant vécu de graves problèmes de corruptions à tous les niveaux de l’État, cette reprise en main du pays par le peuple entend se réaliser à partir de la base, à l’intérieur d’une restauration éthique et culturelle où les modèles de convivialité des communautés autochtones représentent l’archétype d’une autre manière d’aborder les relations de pouvoir concernant le service public. Afin de ne pas retomber dans les vieilles ornières, le Mouvement de la rénovation nationale, Morena, entend se donner une formation critique, civique, éthique et historique, de ses nombreux cadres politiques pour faire en sorte que les meilleurs servent au meilleur de leurs capacités au lieu de laisser la place aux opportunistes les plus habiles à se faire une place au sommet de l’organisation.

Le terme « pouvoir obédientiel » a été utilisé pour la première fois par le mouvement zapatiste de libération nationale au Chiapas en janvier 1994. Originaire des civilisations autochtones, il réfère à une manière différente d’exercer le pouvoir en demeurant à l’écoute active des volontés exprimées par le peuple dans le sens de l’édification du bien commun et de la préservation des héritages et coutumes reçus.

Pour Enrique Dussel, le pouvoir obédientiel est l’opposé du pouvoir pyramidal où celui qui l’exerce domine et contraint, ordonne et punit, tout en s’arrogeant les armes de la légalité et de la légitimité. Cette façon d’exercer l’autorité provoque le renoncement des plus altruistes, non désireux de s’accaparer le pouvoir par la force ou la ruse. Après avoir rappelé que la souveraineté réside dans le peuple et qu’aucun gouvernement illégitime n’est en droit d’usurper ce rôle, Dussel énumère trois caractéristiques du pouvoir obédientiel: 1) Il protège et défend la vie des plus vulnérables et il refuse de commettre un écocide au nom de la maximisation des profits; 2) il se veut à l’écoute des besoins et des aspiration de la population d’où il tire sa légitimité. Il n’annule pas le pouvoir de décision, de création et d’exécution, mais permet son plein épanouissement à travers le dialogue orienté vers le bien commun. Mais pour que les discussions aient lieu dans un environnement sain, il faut être porteur d’un consensus minimal sur les valeurs fondamentales qui supportent la vie. 3) Il relève de la faisabilité des projets exprimés. On ne saurait promettre ce qui est physiquement irréaliste. La faisabilité d’un projet doit également correspondre au respect des principes éthiques élémentaires.

Tout au long de ce processus où l’exercice du pouvoir est compris comme un service à la population, les mandats demeurent révocables en tout temps si le responsable n’est pas à la hauteur des exigences de la fonction.

Yves Carrier

 


 Spiritualité et citoyenneté

LA CONSTRUCTION DU SOI

Ingrédients : liberté, responsabilité, altérité, niveaux de conscience, identité, spiritualité, etc.
Deux mots pourraient résumer toute la spiritualité : le sens et la relation.

Le sens commence par les sens. C’est par eux que nous rentrons en contact avec le monde, que nous le percevons et qu’il nous affecte, produit des sentiments, des réactions. Nos sens nous trompent-ils? Il faut faire la critique de notre perception du monde. Vérifier. C’est le début de la science, de la compréhension du monde.
Par les sens, nous acquérons du sens, de la signification, et dépassons le simple sentiment et la sensibilité. Mais pour aller où, dans quel sens? Le sens c’est aussi la direction, la finalité. Donner de la signification à sa vie, c’est savoir où aller, quel chemin prendre, quel but viser, en sachant que seule la finalité peut rendre libre de toute dépendance, de toute aliénation. Il faut savoir choisir le véhicule à emprunter pour parcourir ce chemin, la religion, le mode de vie?

La relation est tout aussi importante, car nous ne cheminons pas seuls. Avec qui embarquons-nous? Quelle philosophie avons-nous? Quelle sera notre spiritualité? Avec qui entrons-nous en relation? Avec Dieu, une puissance ou un principe supérieur? En deçà de la dimension spirituelle ou parce qu’elle en fait partie, la dimension psychologique est tout aussi utile; l’orgueil est un mauvais conseiller et nous avons absolument besoin de l’humilité dans la construction du soi. Cette croyance en une entité supérieure est nécessaire et la prière que nous lui adressons, malgré notre manque de foi, peut être beaucoup plus efficace que nous le pensons. J’en ai fait l’expérience. Se décharger sur un autre être de nos tensions, nos difficultés, a un effet salvateur et cela peut marcher.

Dans ce sens, la relation à autrui est tout aussi importante. Nous avons tous et toutes besoin d’un confident, d’une confidente, ou d’un amour. Bâtir la relation passe par différentes étapes. Peut-être faut-il établir les fondations, ériger les murs avant de penser à l’aménagement et à la décoration. Thomas d’Aquin distingue l’amour de bienveillance de l’amour de possession, fusionnel. Dans la relation amoureuse, il faut commencer par l’amitié, nous sommes amis, bienveillants à l’égard de l’autre. Puis vient le désir, s’il y a lieu; nous devenons amoureux. Et quand deux désirs s’accordent, nous devenons amants et la passion s’installe. N’oublions pas que nous n’existons réellement, selon certains, que dans le regard de l’autre.

Et la relation à soi-même est-elle superfétatoire, superflue? Non. Nous avons une personnalité à construire à travers les différents niveaux de conscience qui nous feront évoluer de l’individualisme à une spiritualité authentique établie sur le sens, la direction, et enrichie par toutes nos relations. Selon une revue bouddhiste, nous avons dans notre conscience près de 500 egos qui se disputent la direction de notre être. Il faut donc réunir fréquemment notre assemblée générale et notre conseil d’administration et confier la présidence à un ego responsable, qu’on pourrait appeler le Soi, union de la puissance supérieure avec notre conscience, laquelle doit être développée.

L’explication des niveaux de conscience a déjà fait l’objet d’un article il y a quelque temps. Rappelons-les brièvement. La conscience individuelle est la conscience élémentaire du moi, de l’ego. Ensuite, nous prenons conscience que nous appartenons à un groupe, un sexe, une orientation, une nation, une religion : c’est une conscience d’une collectivité, d’une communauté. Mais il y a un univers, il y a d’autres nations, d’autres religions, d’autres orientations : notre conscience devient universelle. Enfin, il y a une conscience spirituelle qui permet de transcender religions, idéologies, nations, univers. Nous sommes unis alors à l’entité supérieure dont nous devenons librement et consciemment l’instrument. Seule une finalité d’ordre spirituelle peut produire une liberté responsable et nous aider à dépasser le chaos actuel.

Aurélien Bellanger a écrit dans Le Grand Paris cette sentence : « Les civilisations qui développent des parkings souterrains n’ont plus besoin de Dieu, mais seulement d’issues de secours praticables et d’extracteurs d’air puissants. »

Robert Lapointe


Éthique de l’écosolidarité 

Le principe solidarité des religions dans l’horizon de la globalisation

Juan José Tamayo, Madrid, 30 août 2019, site Amerindia

Tout au long du 20ème siècle, plusieurs principes ont été proposés comme guide pour un changement de paradigme dans les différentes disciplines et les relations éco-humaines : principe espérance (Ernst Bloch, Jürgen Moltmann), principe libération (Gustavo Gutiérrez), principe miséricorde (Simone Weil, Jon Sobrino), principe Terre et soin de la Terre (Leonardo Boff), principe responsabilité (Hans Jonas), principe féminisme (théorie du genre et mouvements féministes), principe de la décolonialité (Walter Mignolo, Anibal Quijano, Santiago Castro-Gomez, Ramon Grosfoguel), principe de la transmodernité (Enrique Dussel), principe de l’épistémologie du Sud (Boaventura de Sousa Santos), etc. Je voudrais y ajouter le principe de la solidarité éco-humaine.

Après les attentats contre les tours jumelles à New York le 11 septembre 2001, il y a eu une tendance toujours plus généralisée, tant chez les médias de communication comme dans les analyses et les réflexions interdisciplinaires sur les religions et, spécialement sur l’Islam, à établir une relation directe entre celles-ci et les attitudes fondamentalistes, violentes, racistes et xénophobes, qui se produisent dans nos sociétés.

Il est incontestable que les religions produisent assez souvent ce genre d’attitudes, que les croyances ont été un motif d’affrontement entre les êtres humains et qu’on a fait appel au nom de Dieu pour déchaîner des conflits et des affrontements entre les peuples. Il n’en est pas moins certain que trop souvent, une solidarité sélective, de tribu, réservée à ses membres, en excluant ceux et celles qui se situaient en-dehors de leur système de croyances, a été fabriquée. Il faut demeurer attentif à ces phénomènes qui possèdent une forte charge destructrice afin de les analyser de manière critique, les dénoncer et lutter pour qu’ils soient exclus du panorama géopolitique, religieux, économique et culturel.

Toutefois il est nécessaire de préciser que ni le fondamentalisme et la violence, ni le racisme et la xénophobie, ni la aporophobie (la peur des pauvres) et les fondamentalismes ne sont des éléments constitutifs des religions, sinon que, dans la majorité des cas, ce sont de graves déviations, pire encore, des perversions, de leur esprit originel.

Les religions possèdent d’autres dimensions qu’il est nécessaire de connaître, elles génèrent d’autres attitudes et elles promeuvent des valeurs alternatives qu’il est nécessaire d’encourager et elles proposent des principes qui leur donnent consistance. Un de ces principes fondamentaux est la solidarité, très présent dans les grandes traditions religieuses et spiritualités de l’humanité, qui doit fonctionner comme principe mobilisateur des énergies utopiques et comme attitude de base face à la globalisation néolibérale. C’est précisément ce principe, cette valeur et cette attitude que je vous soumets dans cet article parce que ce courant chaleureux de la solidarité présent dans les religions peut contribuer favorablement à éliminer les rigidités de la « globalisation réellement présente » qui engendre l’exclusion et la marginalisation.

Juan José Tamayo

L’implantation des religions et des spiritualités dans une grande diversité de contextes géoculturels et leur présence dans de vastes espaces de marginalisation et d’exclusion, constitue une situation privilégiée pour une théorie et une pratique de la solidarité qui va au-delà des crédos religieux et s’étend aux continents, peuples et secteurs, les plus vulnérables de la population mondiale, victimes du néolibéralisme rampant. C’est la solidarité à partir d’en bas, alter mondialiste, inclusive des êtres humains et des groupes sociaux que la globalisation néolibérale exclue, et de la nature qui est pillé par le modèle de développement techno scientifique de la modernité.

Sur le terrain de la solidarité entre en confrontation deux modèles d’éthique : la libératrice des mouvements religieux utopiques et des mouvements sociaux, et la néolibérale du marché, défendu par les globalisateurs, que je résume par ces deux décalogues :

Nouvelles tables de la Loi du Marché (je m’inspire de la proposition de Ricardo Petrella)

1. Vous ne pouvez pas résister au processus de la globalisation des capitaux, des marchés, de la finance et des entreprises. Vous devez vous adapter sans opposer aucune objection.

2. Vous ne pouvez pas résister à l’innovation technologique. Vous devez innover constamment pour réduire les coûts et la main d’œuvre, et améliorer les résultats.

3. Vous devrez ouvrir complètement vos marchés, en renonçant à la protection des économies nationales.

4. Vous transférerez tout le pouvoir au marché et les autorités politiques se convertiront en de simples exécutants de ses ordonnances.

5. Vous devrez éliminer toute forme de propriété publique, laissant le gouvernement de la société entre les mains des entreprises privées.

6. Vous devez devenir le plus fort si vous voulez survivre au milieu de la brutale compétition actuelle.

7. Vous renoncerez à défendre la justice sociale, superstition stérile, et à pratiquer l’altruisme, attitude quasi religieuse également stérile.

8. Vous défendrez la liberté individuelle comme une valeur absolue sans référence à la communauté ni à aucune dimension sociale.

9. Dans toutes vos actions, vous défendrez la priorité de l’économie sur l’éthique et sur la politique.

10. Vous pratiquerez la religion du marché avec tous ses rituels, ses sacrements, ses livres sacrés, ses temps sacrés, ses personnes sacrées.

11. Vous ne tiendrez pas compte des besoins des personnes en situation de pauvreté, marginaux et exclus, qui sont des populations de trop et qui ne produisent pas de richesse. Vous pratiquerez le darwinisme social!

12. Vous dominerez la Terre comme si elle était votre propriété avec droit d’user et d’abuser d’elle puisqu’elle n’est pas un sujet de droits ni de dignité; seuls le sont les êtres humains.

13. Vous soumettrez la Nature pour la mettre au service du capital qui est celui qui peut lui extraire le meilleur rendement, sans porter attention aux considérations écologiques qui retardent le progrès humain.

Éthique libératrice des religions et des mouvements sociaux

1. Éthique de la libération : Dans un monde dominé par de multiples oppressions, par la peur des pauvres, l’impératif moral sera : « Libère le pauvre et l’opprimé! »

2. Éthique de la justice : Dans un monde structurellement injuste, l’impératif moral sera : « Agis avec justice dans les relations avec tes semblables et travaille à la construction d’un ordre international juste! »

3. Éthique de la gratuité : Dans un monde où domine le calcul, l’intérêt, le bénéfice, le commerce, l’impératif moral sera : « Sois généreux! Tout ce que tu possèdes, tu l’as reçu gratuitement. Ne fais pas de commerce avec ce qui est gratuit! »

4. Éthique de la compassion : Dans un monde où prédomine le principe de l’insensibilité envers la souffrance humaine et l’environnement, l’impératif moral sera : « Sois compatissant! Aies des entrailles de miséricorde envers ceux qui souffrent, les humains et la nature. Collabore à alléger leur souffrance. »

5. Éthique de l’altérité, de l’accueil et de l’hospitalité pour les personnes migrantes, les réfugiés et les « sans-papiers ». L’impératif moral sera : « Reconnais, respecte et accueille l’autre comme un égal et un différent! La différence t’enrichit! »

6. Éthique de la solidarité : Dans un monde où la fermeture sur son groupe domine, l’impératif moral sera : « Prends soin du monde! Travaille pour un monde où il y ait de la place pour tous et pour toutes! »

7. Éthique communautaire fraternelle et sororale : Dans un monde patriarcal, où prédomine la discrimination de genre dans tous les domaines de la vie, l’impératif moral sera : « Collabore à la construction d’une communauté fraternelle-sororale! »

8. Éthique de la paix, inséparable de la justice : Dans un monde de violence structurelle causée par l’injustice du système, l’impératif moral sera : « Si tu veux la paix, travaille pour la paix et la justice au moyen de la non-violence active! »

9. Éthique de la vie, de toute vie, des êtres humains et aussi de la nature qui a le même droit de vivre, de la vie des pauvres et des opprimés qui est constamment menacée. Ton impératif moral sera : « Défends la vie de tout être vivant. Vis et aide à vivre! »

10. Éthique de l’incompatibilité entre Dieu et l’argent. Dans un monde où l’on associe facilement la foi en Dieu et la croyance dans les idoles, l’adoration de leur divinité et le veau d’or, l’impératif moral sera : « Partage tes biens! Ton accumulation engendre l’appauvrissement de ceux et celles qui vivent autour de toi. »

11. Éthique de la faiblesse : Dans un monde où domine la loi du plus fort et du « sauve qui peut! », l’impératif moral doit être : « Travaille à l’intégration des personnes exclues, ce sont tes frères et tes sœurs! Tu es responsable de leur exclusion, sois-le aussi de leur inclusion! »

12. Éthique des droits de la Terre dont l’impératif moral est : « La Terre aussi est un sujet de droits. Respectez-les, comme vous exigez qu’on respecte les vôtres! »

13. Éthique de la préservation de l’environnement dont l’impératif moral est : « La Nature es ton foyer, ne la maltraite pas!, ne la détruis pas!, traite-la avec respect et tendresse! »

Juan José Tamayo est directeur de la Chaire de Théologie et de sciences des religions de l’Université Carlos III à Madrid. Il est l’auteur de : “Teologias del Sur. El giro descolonisador”, Editora Trotta

Traduit de l’espagnol par Yves Carrier

 


Luttons pour la justice

Luttons pour la justice et la liberté, la vie en premier lieu

Marcelo Barros, Brésil, 30 août 2019, site Amerindia

Samedi le 7 septembre 2019, le Brésil célébrera l’anniversaire de son indépendance politique. Cependant, en ce moment, le peuple brésilien et la terre souffrent les tristes conséquences d’un gouvernement servile à l’impérialisme nord-américain et aux multinationales qui à chaque jour aggrave les inégalités sociales. Au Brésil, cinq hommes seulement possèdent autant que le revenu annuel de la moitié la plus pauvre de la population. Le gouvernement vend tout au capital international et il défend la destruction de l’Amazonie. Ces jours-ci, la superficie des forêts brûlées a augmenté de 80% par rapport aux années antérieures. Le message du président sème la haine, l’intolérance et la violence. Il encourage le ressentiment d’une grande partie de la population qui, depuis des siècles, s’est toujours senties marginalisée et exploitée. Le peuple ne perçoit pas que ce discours de haine ne peut pas les libérer.

Actuellement, tous les mouvements sociaux du pays sont unis contre le gouvernement. Le 7 septembre, dans tout le pays, il y aura des mobilisations réunies autour du mouvement : « Le cri des exclus. » C’est une initiative des pastorales sociales catholiques, avec l’appui des communautés évangéliques et la participation des mouvements sociaux. Le thème de cette année est : « Luttons pour la justice et la liberté, la vie en premier lieu. »

Cela signifie que nous exigeons une organisation sociale et politique qui place la vie des personnes et de la nature en premier lieu et non pas l’économie et l’intérêt des entreprises. Cette année, les multitudes iront sur les places et dans les rues des villes brésiliennes, et ils répéteront une parole que le pape François a prononcée lors de la rencontre avec les mouvements sociaux du monde entier en août 2015 à Cochabamba en Bolivie : « Ce système où nous vivons est insupportable, il exclut, dégrade et tue. » Maintenant ce sera le cri du peuple.

Si nous parvenons à ce que la majorité de la population prenne conscience de leur réalité et des causes de leur pauvreté provoquée par le système dominant, sans doute pourrons-nous avancer dans une nouvelle manière d’organiser le pays et le monde. Les Églises chrétiennes ont pris ce nom (Églises) parce que c’était des assemblées de gens pauvres des périphéries de l’empire romain.

Au départ, les chrétiens vivaient en communauté de biens comme témoignage du projet de justice et de paix que Dieu a pour l’humanité. Aujourd’hui, il est nécessaire de revenir à cette proposition. La mission des Églises suppose de mettre au centre de ses préoccupations les appauvris du monde et d’être disposé à servir à la libération des pauvres de la Terre. 

Traduit de l’espagnol par Yves Carrier


Chico Mendes

L’héritage de Chico Mendes

Leonardo Boff, Brésil, 30 août 2019, site Amerindia

Chico Mendes est un fils de sang de la jungle parce qu’il s’est complètement identifié à elle. Encore jeune, il s’est aperçu que le modèle de développement actuel faisait abstraction de la nature et qu’il se réalisait à son encontre, la percevant davantage comme un obstacle qu’une alliée. Il fut l’un des rares à comprendre la durabilité comme un équilibre dynamique et autorégulateur de la Terre grâce à la chaîne d’interdépendances entre tous les êtres qui vivent des ressources recyclées de façon permanente, et pour cela, indéfiniment durables. L’Amazonie est le plus grand exemple de cette durabilité naturelle.

Nous qui l’avons connu et avec qui nous étions ami, nous connaissons sa profonde identification avec la forêt amazonienne, avec son immense biodiversité, avec ses forêts d’arbres à caoutchouc, avec les animaux, avec le moindre signe de vie de la jungle. Il avait l’esprit de Saint-François moderne.

Il partageait son temps entre la ville et la jungle, mais lorsqu’il était en ville, il ressentait fortement l’appel de la jungle dans son corps et dans son âme. Il se percevait comme faisant partie d’elle. C’est pourquoi il retournait de temps en temps à sa forêt de caoutchoutiers et à la communion avec la nature. Là, il se sentait chez-lui, dans sa véritable demeure. Mais sa conscience socio-écologique le faisait quitter, pour un certain temps, sa forêt pour organiser les cueilleurs de caoutchouc, fonder des cellules syndicales et participer aux luttes de résistance : les fameux « blocages », stratégie par laquelle les cueilleurs avec leurs enfants, les aînés et d’autres alliés, se plaçaient pacifiquement devant les abatteuses pour empêcher les coupes forestières.

Face aux feux de forêts en Amazonie, Chico Mendes proposa au nom du mouvement des peuples de la forêt, la création de réserves d’exploitation, acceptées par le gouvernement brésilien en 1987. Comme il le disait si bien : « Nous les cueilleurs de caoutchouc, nous comprenons que l’Amazonie ne peut être transformée en sanctuaire inviolable. D’un autre côté, nous comprenons également qu’il y a un besoin urgent de développement, mais sans déboiser et ainsi menacer la vie des peuples de la planète. »

Il affirmait : « Au commencement, je défendais les cueilleurs de caoutchouc, après j’ai réalisé que je devais défendre la nature, ensuite j’ai compris que je devais défendre l’Humanité. Pour cela nous proposons une alternative de conservation de la jungle qui est aussi économique. Alors nous pensons à la création d’une réserve d’exploitation.” (cf. Grzybowski, C.,(org.) O testamento do Homem da Floresta: Chico Mendes por ele mesmo, FASE, Rio de Janeiro 1989 p.24).

Lui même expliquait comme cela fonctionnerait : “Dans les réserves d’exploitation nous allons commercialiser et industrialiser les produits que la jungle nous offre généreusement. L’université doit accompagner la réserve d’exploitation. Elle est la seule solution pour que l’Amazonie ne disparaisse pas. Plus encore, cette réserve n’aura pas de propriétaires. Elle sera un bien commun de la communauté. Nous aurons l’usufruit, pas la propriété. » (cf. Jornal do Brasil 24/12/1988).

“Désormais, il y aura une alternative à l’exploitation sauvage qui ne profite qu’aux spéculateurs. Un arbre d’acajou coupé dans l’État d’Acre (frontière avec le Pérou), ne vaut qu’entre un et cinq dollars, alors qu’une fois sur le marché européen, il est vendu entre trois et cinq mille dollars.”

La veille de Noël 1988, il fut victime de la haine des ennemis de la nature et de l’humanité. Il fut assassiné de cinq balles. Il abandonna la vie amazonique pour entrer dans l’histoire universelle et dans l’inconscient collectif de ceux et celles qui aiment notre planète et sa biodiversité.

Chico Mendes devint un archétype qui animait la lutte pour la préservation de la forêt amazonienne et des peuples de la jungle, aujourd’hui assumée par des millions de personnes. Nous comprenons l’indignation de plusieurs membres du G7, exprimée par le président de la France Emmanuel Macron, contre la dévastation irrationnelle promue par le président Bolsonaro. Il commet un crime contre l’humanité et il mériterait d’être jugé pour ce crime. L’Amazonie est un bien commun de toute l’humanité.

Les mégaprojets en Amazonie (brésiliens et étrangers) reflètent le type de développement prédateur du capitalisme. Celui ne produit que de la croissance, appropriée par certains aux dépends de la jungle et de la misère de ses peuples. Il est contraire à la vie et il est l’ennemi de la Terre. Il est le fruit d’une rationalité démente.

De tels projets pharaoniques, sans les précautions nécessaires, sont décidés dans des bureaux climatisés, loin des paysages enchanteurs, aveugles aux visages suppliant des cueilleurs de caoutchouc et indifférents aux yeux innocents des autochtones, sans aucun lien d’empathie, de sens du respect envers la forêt et de la solidarité humaine.

Différent est l’instrument de travail développé pour le Synode Pan amazonique où la voix la plus entendue sera celle des peuples de la forêt. Ils savent la protéger et ils offrent les meilleures suggestions, en unissant la sauvegarde de la forêt à l’extraction et à la production de ses produits naturels.

Ce “développement” est fait pour le peuple et avec le peuple. Il délégitime l’idée dominante, spécialement de l’industrie agricole, que les forêts doivent être éradiquées. Dans le cas contraire, le Brésil n’entrerait pas dans la modernité.

Les études démontrent qu’il n’est pas nécessaire de détruire la forêt amazonienne pour tirer profit d’elle. L’extraction des fruits des palmiers (açaï, buriti, bacaba, pupunha, etc.), des noix du Brésil, des huiles et des colorants végétaux, des substances alcaloïdes pour la pharmacologie, des substances herbicides et fongicides, rapporte davantage que tout l’abattage qui sous le gouvernement de Bolsonaro a augmenté de 230% en huit mois à peine.

10% des terres indiennes déjà identifiées comme ayant une excellente fertilité pourrait devenir les régions de plus grande production agricole au monde. L’exploitation de minerais et du bois peuvent aller de paire avec un reboisement permanent garantissant la vitalité écologique des régions affectées. (cf. Moran, E., A economia humana das populações na Amazônia, Vozes, Petrópolis 1990, 293 e 404-405 ; Schubart, H., Ecologia e utilização das Florestas, em Salati, E., Amazônia, desenvolvimento, integração, ecologia, op.cit. 101-143). 

L’Amazonie est un lieu d’essai d’alternative possible, en consonance avec le rythme de cette nature luxuriante, respectant et valorisant la sagesse des peuples originaires.

Chico Mendes sera pour le Synode Pan-amazonique qui aura lieu à Rome en octobre 2019, un exemple paradigmatique et une source d’inspiration. 

Leonardo Boff est éco-théologien et philosophe. Il a écrit  Como cuidar da Casa Comum: uma ética da Terra, Vozes 2018.

Traduit du portugais par Yves Carrier


Christianisme de la libération

Christianisme de la libération, écologisme et anticapitalisme

Entrevue avec Michael Löwy, revue Éxodo, Santiago du Chili, avril 2019

Michael Löwy est directeur émérite du Centre national de la recherche scientifique et professeur de l’École des Hautes études en sciences sociales à Paris.

Michael, pendant que nous préparions un nouveau numéro d’Éxodo, votre splendide ouvrage sur le Christianisme de la libération nous est tombé sous la main. Le thème que nous avons choisi pour ce numéro est la profonde crise où la politique se trouve et la nécessité de sa transformation radicale, non seulement en Europe, mais au Brésil également.

ML : La force principale de la gauche brésilienne, le Parti des Travailleurs, n’est pas parvenu à effectuer une conscientisation effective des classes populaires. Il a mis en place certaines mesures importantes pour améliorer la condition des pauvres, mais il n’a pas confronté la structure oligarchique du pays, le pouvoir des latifundios et du capital financier. De plus, le PT s’est empêtré dans des problèmes de corruption intrinsèque au système politique brésilien. Sauf que la victoire de l’extrême-droite fasciste de Jaïr Bolsonaro ne peut s’expliquer uniquement par les erreurs commises par les dirigeants du PT. Cela fait partie d’un processus planétaire d’ascension de l’extrême-droite. Au Brésil, l’emploi massif des fakenews, l’appui des Églises néo-pentecôtistes réactionnaires et la démagogie anticorruption, ont permis à un parti issu de la dictature militaire (1964-1985) de gagner les élections. Bolsonaro est homophobe, sexiste, partisan de l’extermination de la gauche et grand admirateur d’un des pires tortionnaires du régime militaire : le colonel Brilhante Ustra. Parmi ses victimes, mortes sous la torture en 1971, on retrouve mon ami Luis Eduardo Merlino, jeune militant marxiste.

La résistance à son gouvernement a déjà commencé à s’organiser. Il a à sa tête les jeunes femmes. Leur symbole est Marielle Franco, jeune conseillère municipale de Rio de Janeiro, socialiste, noire, lesbienne, assassinée il y a un an. Malgré tout, nous ne devons pas oublier que 45% des électeurs ont voté pour Fernando Haddad (PT), le candidat commun de toute la gauche. Plusieurs de ceux et celles qui ont voté pour Bolsonaro commence déjà à changer d’opinion. Depuis son élection, des scandales de corruption l’impliquant lui et sa famille ont été révélés.

Vous avez écrit un libre sur la radicalité introduite par le Christianisme de la libération. Croyez-vous que la situation actuelle exige une radicalisation anticapitaliste? Quels changements cela impliquerait-il pour une nouvelle politique?

ML : La situation actuelle en Amérique latine est marquée par une terrible offensive de l’extrême-droite qui a pris le pouvoir dans la majorité des pays au moyen d’élections ou par des coups d’État pseudo-parlementaires. Il existe un alignement avec Trump et l’impérialisme américain, le néolibéralisme effréné, la destruction de l’environnement et la répression des mouvements sociaux. Dans la résistance qui commence à se développer, les chrétiens de la libération jouent un rôle essentiel. L’objectif immédiat est la défense des libertés démocratiques et des conquêtes populaires, de même que l’opposition aux mesures antisociales et anti-écologiques d’origine néolibérale. Il y a des mouvements de résistance habituels qui s’aperçoivent qu’il faut combattre la racine de ces maux : le système capitaliste. Le capitalisme est un système intrinsèquement pervers qui exige des sacrifices humains pour l’idole « Marché ». Nous avons besoin d’alternatives anti-systémiques et écosocialistes. Les chrétiens de la libération sont et seront sans doute au cœur de cette lutte, inspirés par les écrits de Leonardo Boff, de Frei Betto et de l’encyclique « Laudato Si » du Pape François.

Est-ce que les conditions pour cette radicalisation sociale et politique sont réunies? Quels obstacles et quelles possibilités voyez-vous?

ML : Le principal obstacle est le pouvoir idéologique du système. Celui-ci se diffuse à travers son contrôle des médias de communication, du rôle néfaste de nombreuses Églises néo-pentecôtistes, de l’influence sociale de la religion du marché, de l’aliénation consumériste et de la passivité résignée de vastes secteurs populaires. À cela, il faut ajouter comme obstacle, les options de vastes secteurs de la gauche pour des politiques de conciliation de classes, de concertation avec l’oligarchie, de concessions aux grands propriétaires terriens et au capital financier dans plusieurs domaines de la « gouvernabilité ». Il est possible que les luttes des organisations populaires développent des formes de conscientisation et de radicalisation sociopolitique. C’est très perceptible dans de nombreux secteurs de la jeunesse.

Dans la relation du Christianisme de la libération avec la modernité européenne, on constate une différence. Vous affirmez dans votre livre que ce qui apparaît déterminant pour le christianisme ce n’est pas la modernisation, mais le changement de société et la libération des appauvris. C’est le « point de vue des vaincus » que réclame Walter Benjamin. Pouvez-vous exprimer ce que signifie cette différence?
La modernisation se conçoit comme le développement industriel et croissant du PIB. C’est cette idée de la modernisation qui prévaut chez les classes dominantes en Amérique latine, mais également dans les secteurs de la gauche traditionnelle. Depuis ses origines, le Christianisme de la libération a adopté une position critique face à cette idéologie de la modernisation, proposant une vision beaucoup plus radicale du point de vue des exploités et des opprimés, des pauvres, des Noirs et des Autochtones, des travailleurs ruraux et urbains. Leur perspective n’est pas le développement, mais la libération, en rupture avec les structures oppressives du système dominant. Pour ces chrétiens, les pauvres sont le sujet historique de cette transformation, les acteurs de leur propre libération.

Le Christianisme de la libération ne connaissait pas les écrits de Walter Benjamin, mais il existe une affinité élective évidente entre l’œuvre des théologiens de la libération et la conception benjamienne de l’histoire dans la perspective des vaincus et leur proposition d’une alliance de la théologie avec le marxisme. Sans oublier son texte sur : « Le capitalisme comme religion » (1921) qui a beaucoup en commun avec la dénonciation de l’idolâtrie du marché réalisée par les théologiens de la libération.

La critique du capitalisme et la nécessité de le dépasser est un élément central du christianisme de la libération. Est-ce que cette critique a perdu ou gagné en pertinence? Cette question n’est-elle pas infiniment plus complexe?

La critique du capitalisme comme système intrinsèquement pervers réalisée par le Christianisme de la libération me semble plus actuelle que jamais, entre autres raisons à cause de la crise écologique et du changement climatique qui menacent directement la survie de l’humanité sur cette planète. Du point de vue écosocialiste, le capitalisme n’est pas seulement un système d’exploitation, comme l’aborde traditionnellement la pensée marxiste, mais aussi de destruction de l’environnement et des équilibres écologiques. Dépasser le capitalisme est un impératif catégorique pour des raisons de justice élémentaire. C’est un système absurde dans lequel quelques dizaines de millionnaires possèdent plus de richesse que la moitié de l’humanité. Il faut également le dépasser parce qu’il s’agit d’une question de survie pour l’humanité : le capitalisme ne peut exister sans une croissance illimitée. C’est à cause de cela que la destruction des conditions de vie sur la planète appartienne à sa logique interne. En finir avec le capitalisme est une tâche complexe et difficile, mais nous n’avons pas d’autre choix que de mener cette lutte anti-systémique. Comme disait Bertolt Brecht : « Celui qui lutte peut perdre, mais celui qui ne lutte pas a déjà perdu. »

La critique du capitalisme dans le Christianisme de la libération se réalise aussi comme une critique de l’idolâtrie. Est-ce que cette critique a été assumée dans les Églises des différents continents?

ML : La critique du christianisme de la libération envers l’idolâtrie du capital et du marché est profondément radicale. Elle fusionne la critique des prophètes de l’Ancien Testament aux cultes idolâtres, avec leurs exigences de sacrifices humains, et la critique marxiste du fétichisme de marché. Marx dénonçait le Capital comme un Baal ou un Moloch, des idoles auxquels il fallait offrir des vies humaines. Enrique Dussel, philosophe et théologien de la libération, a analysé ce thème de façon fort intéressante dans son livre : « Les métaphores théologiques de Marx ». Au cours des années 1970, cette critique était présente dans les documents et l’enseignement de certains secteurs des Églises latino-américaines, plus spécifiquement au Brésil. Cela apparaît également, mais de manière plus limitée, dans d’autres pays du sud (Philippines, Coré du Sud) ou d’Europe (France). Mais avec le pontificat de Jean-Paul II, ce versant anticapitaliste chez les Églises d’Amérique latine va être condamné, marginalisé et réprimé par le Vatican. On ne peut pas oublier la tentative de réduire au silence Leonardo Boff et la dénonciation par le Saint Office alors dirigé par Joseph Ratzinger de la Théologie de la libération comme une dangereuse erreur. Avec l’élection d’un Pape latino-américain, Bergoglio, cette situation à commencer à changer.

Considérez-vous que le christianisme de la libération soit une source importante d’inspiration et de motivation pour la gauche transformatrice? Vous distanciez-vous d’autres intellectuels, dirigeants et militants des mouvements de gauche, qui ne lui attribuent pas d’importance?

ML : J’ai beaucoup de respect pour la figure de Trotski, mais ma principale référence politique, depuis ma jeunesse au Brésil jusqu’à aujourd’hui, c’est Rosa Luxembourg. Cette grande penseuse et militante marxiste, martyr du socialisme, assassinée il y a un siècle par des paramilitaires allemands, est l’auteur de l’essai : « Église et socialisme ». Elle y présente un argument original : « Nous, les socialistes, sommes les véritables héritiers des premiers chrétiens, des Pères de l’Église, des critiques implacables de l’injustice sociale et du pouvoir corrupteur de l’argent. Les Églises qui se sont alignées sur la bourgeoisie contre le mouvement ouvrier, ont trahi ce message initial du christianisme. » Ce qui s’est passé en Amérique latine à partir des années 1970 est quelque chose de nouveau : le Christianisme de la libération – auquel participe aussi des secteurs du clergé, des ordres religieux et même des évêques- s’est ouvertement situé dans le camp des opprimés en faveur de leurs luttes d’émancipation. Sans le christianisme de la libération on ne peut pas expliquer l’émergence d’un nouveau mouvement ouvrier et paysan au Brésil à partir des années 1970, les révolutions en Amérique centrale au cours des années 1980 ou le soulèvement zapatiste au Chiapas en 1994.

Avec un certain retard, la gauche latino-américaine s’est rendu compte de l’importance de ce phénomène, quoiqu’il y ait encore des résistances dans certains secteurs plus dogmatiques au nom de l’athéisme scientifique. La gauche doit respecter les convictions religieuses et considérer les militants chrétiens de gauche comme une part essentiel du mouvement d’émancipation des opprimés. La Théologie de la libération nous enseigne aussi l’importance de l’éthique dans le processus de conscientisation et la priorité du travail de base avec les classes populaires dans leurs quartiers, leurs églises, leurs communautés rurales et leurs écoles. De plus, les chrétiens radicaux sont une composante essentielle des mouvements sociaux du Sud et des associations européennes de solidarité avec les luttes dans les pays appauvris. Ces chrétiens apportent une contribution importante à l’élaboration d’une nouvelle culture internationaliste.

À la lecture du livre, nous avons remarqué la très grande valeur que vous attribuez à des personnages qui ont accordé une grande importance à la religion comme par exemple les marxistes Walter Benjamin et José Mariategui. Quels aspects de leurs écrits sur cette question sont toujours d’actualité?

ML : Les deux appartiennent à des univers géographiques, culturels et historiques très différents, et chacun ignorait les écrits de l’autre. Malgré cette distance, les deux partagent une critique romantique de la civilisation occidentale moderne et un rejet du dogme du progrès dans l’histoire. Ils ont aussi d’autres convergences : une adhésion peu orthodoxe aux idées communistes, une sympathie pour Trotski, une véritable fascination pour le surréalisme et une vision « religieuse » du socialisme. Ils ont contribué à repenser la relation entre le passé, le présent et le futur, les luttes émancipatrices des opprimés et la révolution en de nouveaux termes.

L’une de leurs hérésies les plus notables envers le marxisme classique, c’est effectivement leur réflexion sur la dimension « religieuse » du socialisme. Walter Benjamin dans ses « Thèses sur le concept d’histoire » (1940), propose une alliance entre la théologie messianique et le matérialisme historique : « C’est seulement ensemble qu’ils pourront vaincre leur véritable adversaire, le fascisme. Pour sa part, José Carlos Mariategui, dans son essai « L’homme et le mythe », écrivait : « L’émotion révolutionnaire est une émotion religieuse. Les motivations religieuses se sont déplacées du Ciel vers la Terre. Elles ne sont plus divines, elles sont humaines, elles sont sociales ».

Une partie de votre livre aborde les relations entre le Christianisme de la libération, l’écosocialisme et l’anticapitalisme. Que pensez-vous des positions du Pape François dans le domaine de l’écologie?

M.L. : L’encyclique « Laudato Si » est une contribution d’une importance extraordinaire pour le développement à l’échelle planétaire d’une conscience écologique. Pour le Pape François, les désastres écologiques et le changement climatique ne sont pas simplement le résultat de comportements individuels, mais des modèles actuels de production et de consommation. Bergoglio n’est pas marxiste et le mot capitalisme n’apparaît pas dans son encyclique, mais il apparaît évident que les problèmes écologiques dramatiques de notre époque sont le résultat « des engrenages de l’actuelle économie globalisée », engrenages qui constituent un système global. C’est, dans ses mots, « un système de relations commerciales et de propriété structurellement pervers ».

Quelles sont, selon le Pape François, ces caractéristiques « structurellement perverses »? Tout d’abord, il s’agit d’un système dans lequel prédominent « les intérêts limités des entreprises » et « une rationalité économique discutable », une rationalité instrumentale qui a pour unique objectif de maximiser ses profits. Le Pape affirme : « le principe de la maximisation des profits, isolé de toute autre considération, est une distorsion conceptuelle de l’économie : si la production augmente, peu importe que cela se produise aux dépends des ressources futures ou de la sauvegarde de l’environnement. «  Cette distorsion, cette perversité éthique et sociale, n’est pas propre à un pays, mais à un système mondial où priment la spéculation et la recherche de la rente financière. Ceux-ci tendent à ignorer tout contexte ainsi que les impacts sur la dignité humaine et l’environnement. Ainsi, il est manifeste que la dégradation environnementale, la dégradation humaine et éthique sont intimement unies. » Ce sont ces mots. Je pense que sa pensé est claire dans la relation qu’il établit entre le capitalisme et la destruction environnementale et écologique.

Entrevue réalisée par Juanjo Sanchez et Evaristo Villar, publié dans le numéro 148 de la revue Éxodo d’avril 2019.

Traduit de l’espagnol par Yves Carrier


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