Ça roule au CAPMO – septembre 2017, année 19, numéro 01
L’esprit de nos luttes
Au cours de la dernière année, les soirée mensuelles du CAPMO ont exploré les questions de sens et d’engagement en faveur de la transformation sociale. Ces rencontres ont permis d’exprimer nos valeurs, nos convictions et notre vécu dans les différentes luttes que nous avons menées. Le CAPMO, c’est aussi un groupe de chercheurs et chercheuses appliqué au changement social qui met ensemble les expertises les plus diverses, les experts du vécu, les praticiens et les théoriciens.
Les consultations publiques de la Ville de Québec pour la mobilité durable et un réseau structurant s’est poursuivi tout au long de l’été. Le CAPMO y a participé sur la base du rapport d’enquête conscientisante sur l’accessibilité sociale au transport en commun. Cela a permis au Collectif TRAAQ, (transport accessible et abordable de Québec) dont nous rêvions depuis plusieurs années, de faire ses premiers pas sur la place publique. Cette expérience démontre que lorsque l’on s’engage à la transformation sociale, il faut le faire sur le long terme en se préparant, en s’informant, en se réunissant, parfois pendant plusieurs années, en attendant que la fenêtre d’opportunités se présente.
C’est ce qui s’est produit pour le Comité transport du CAPMO depuis le mois de juin 2017. Les consultations publiques ont permis de faire valoir nos revendications, d’établir notre crédibilité auprès de différents partenaires et de resserrer nos liens avec différents groupes parce que le transport en commun est devenu le sujet de l’heure à Québec et que nous y étions préparés depuis plusieurs années. À notre grande satisfaction, nos revendications ont même été reprises par plusieurs partenaires, dont le directeur de la santé publique de Québec dans son mémoire présenté aux autorités de la ville.
Persévérance et assiduité seraient les mots clés de cette lutte qui commence à porter fruit. Je me dois de remercier Emilie Frémont-Cloutier, Normand d’Amour, Nicole Bouchard, Monique Toutant, Renaud Blais, Gérald Doré, Robert Lapointe, Vivian Labrie, Stuart W. Edward, Laurence Letarte, Ronald Lachapelle, Éric Lapointe, Marc Boutin ainsi que tous ceux et celles qui nous ont épaulés depuis 2012 dans cette aventure en faveur d’une tarification sociale du transport en commun. La partie n’est pas encore gagnée, mais nous sommes parvenus à inscrire cette revendication à l’agenda des élus.
Le Carrefour d’animation et de participation à un monde ouvert est un organisme capable de se renouveler et de s’inscrire dans les luttes actuelles. La chimie humaine qui le compose conserve pour moi quelque chose de mystérieux qui nous permet ensemble de franchir les plus grands obstacles. Groupe d’action et de réflexion, il est aussi une association d’individus partageant une vison commune et un fort sentiment d’appartenance. N’étant ni riche, ni puissant, et disposant de faibles ressources, nous parvenons néanmoins à susciter l’espoir dans une société en manque de repères. N’ayant pour unique certitude que la force des liens qui nous unissent, nous perpétuons l’esprit des fondateurs et des fondatrices en parvenant à créer du nouveau, explorant des chemins inédits, confiant qu’il faut rêver logique et que têtes et cœurs ensemble valent toujours mieux que le cynisme, la peur de l’autre ou le désespoir. Petit mais vivant, des milliers de groupes comme le nôtre font la différence en ce monde dominé par les antivaleurs du marché parce que nous placerons toujours l’être humain, reconnu dans toutes ses dimensions, au centre de notre engagement. À tous et à toutes, bonne rentrée militante !
Yves Carrier
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SOLIDARITÉ ET SOCIÉTÉ CIVILE
Renforcer la société civile et la rendre autonome ne peut se faire sans la solidarité. La société civile se doit d’être inclusive et cohérente, c’est-à-dire que chaque classe sociale, chaque groupe, chaque famille et chaque individu, doivent y trouver leur place.
Le rapport démocratique est essentiel pour construire l’autonomie et la solidarité. Il faut saisir toutes les occasions pour prendre collectivement tous les pouvoirs qui nous reviennent et que l’on est en mesure d’exercer.
L’attitude spirituelle vis-à-vis du pouvoir consiste dans son partage fait d’une façon démocratique. Le pouvoir corrompt dans la mesure où il est concentré entre les mains d’une minorité, quand il devient un but en soi, quand il est utilisé pour préserver les privilèges de quelques-uns.
Partager le pouvoir, en dompter le désir, s’en servir comme besoin pour atteindre des fins justifiées en faisant la critique des moyens utilisés, voilà tout un programme qui exige un plan, voire une théorie, pour ne pas se faire manipuler.
Une société civile solidaire, cohérente, inclusive, bien informée, démocratique, autonome, responsable est pratiquement invincible. Cela s’est vu à maintes reprises dans l’histoire récente. Ces qualités acquises dans le cadre d’une application réfléchie de la théorie de la société civile éviteront la récupération de ces luttes par diverses forces obscures.
Un des hommes les plus riches du monde, George Soros, a créé une organisation qui récupère le concept de société civile pour renverser certains régimes dans l’Europe de l’Est et instaurer à terme le néolibéralisme dans plusieurs pays.
Cette récupération est tentée ailleurs : en France, en Afrique, en Asie, en Amérique. Certains hauts fonctionnaires d’organisations internationales prônant le néolibéralisme deviennent des présidents au Libéria, en Côte d’Ivoire ou ailleurs.
Une nouvelle utopie doit être proposée à tous les opprimés et exploités de la planète, une utopie du possible, qui n’est pas l’idée de quelques têtes pensantes mais de tout un peuple : une utopie modifiable car elle sera le fruit du cheminement d’un pouvoir partagé par toutes les classes de la société et par chaque individu.
Robert Lapointe
P .S . On continue toujours jouer aux cartes le vendredi et le dimanche au CAPMO et nous bénéficions d’un excellent repas à peu de frais.
UN MONDE SOLIDAIRE : UTOPIE OU ESPÉRANCE ACTIVE?
Yvonne Bergeron, Les Journées sociales du Québec, Ville de Saguenay, 5 mai 2017
Nous avons préparé cette contribution avec quelques questions en tête dont les deux suivantes : Quelle inspiration chrétienne pouvons-nous ressaisir dans les pratiques de l’économie sociale? Quelles promesses prophétiques logent au cœur de ce mouvement mondial? Pour tenter d’y répondre, nous suivrons ce que nous considérons comme une ligne de fond qui traverse l’expérience humaine et spirituelle de la Tradition judéo-chrétienne jusqu’à ce jour : la SOLIDARITÉ. Ainsi, après avoir entendu de nouveau ceux et celles qui ont porté jusqu’à nous ce mouvement, nous signalerons quelques repères importants pour notre manière d’habiter le monde et de vivre l’espérance de ce temps.
LA SPIRITUALITÉ JUDÉO-CHRÉTIENNE : UNE SOURCE QUI NOUS REJOINT ENCORE
LE NAZARÉEN : UN HOMME LIBRE ET SOLIDAIRE
Un citoyen profondément enraciné et clairement « branché ». Nous parlons ici de cette liberté radicale et singulière qui caractérise tout son être et son parcours historique (Mc 1, 22). Et c’est tout entier présent dans cette liberté qu’il choisit de vivre en citoyen profondément enraciné dans sa terre natale et dans une solidarité indéfectible avec son peuple. Son peuple dont il connaît la désintégration des conditions socio-économiques, dont il fait siens les cris et les espoirs, dont il partage la double captivité de la religion officielle et de l’Empire : « Il sait d’expérience, dira André Myre, la violence de l’oppression romaine, et le poids insoutenable des taxations romaines, hérodiennes et sacerdotales. Le sens de sa vie ne l’envoie pas vers les oppresseurs mais vers leurs victimes, soit son peuple lui-même ». Et il prend position en faveur des gens dont la vie est menacée.
Un projet collectif axé sur le Règne de Dieu. Face à la brisure du lien social, le Galiléen contribue à la réinsertion dans la communauté des personnes laissées pour compte. Son projet globalement présenté dans les Béatitudes (Lc 6, 20-26) est axé sur le Règne de Dieu (Mt 6, 33) qu’il annonce et dont il multiple les signes dans sa vie et sa pratique. Bonne nouvelle d’abord pour tous ces gens appauvris et exclus (Lc 4, 18; Mt 11, 4) pour lesquels il accepte d’aller à contre-courant sans jamais entrer dans les jeux de puissance des oppresseurs. Se situant dans la lignée des prophètes sociaux d’Israël, il dénonce les injustices et les systèmes déshumanisants. Pour lui le Règne de Dieu est une « attaque frontale » au système, dira André Myre. Or ce Règne implique une autre façon de penser, de croire, d’agir et d’espérer. Une autre manière d’être humain et de vivre en relation avec les autres, avec le cosmos et avec Dieu.
Une autre logique également (celle du don, de la gratuité) qui exige une réorganisation sociale, politique et religieuse. Il s’agit d’une transformation qualitative, totale et permanente.
L’expression d’un amour solidaire jusqu’au bout. Si la mort du Nazaréen est la conséquence de sa résistance aux visées de l’Empire et aux complicités venant de Jérusalem, elle est fondamentalement l’expression d’un amour radicalement solidaire jusqu’à la croix et au pardon (cette « kénose » évoquée en Ph 2, 6-11). Vivre ainsi c’est pour lui chercher la volonté de Dieu et choisir la modalité par laquelle il entend réaliser le Règne. N’est-ce pas au cœur de cette pratique solidaire que le Prophète compromet son Dieu en l’invoquant comme ABBA et en l’associant à son œuvre? Pour lui Dieu est insaisissable en dehors de son agir libérateur dans notre monde et son honneur c’est le bonheur des femmes et des hommes. Plus encore, le Galiléen confesse agir sous l’impulsion de l’Esprit (Lc 4, 18-21; Mc 3, 20-31), établissant ainsi un lien significatif entre l’énergie de cet Esprit et la présence de son Dieu.
***** Cette façon d’invoquer le Père sur la base d’une pratique solidaire de libération et d’évoquer l’Esprit comme force de changement, voilà le fondement de la symbolique trinitaire porteuse d’une relation inédite avec un Dieu se révélant communauté amoureuse de tous les humains. Une divinité solidaire. Parlons donc un peu de ce Dieu…
YAHVÉ : LE DIEU SOLIDAIRE D’ISRAËL
L’Exode : une découverte renversante pour Israël (Ex 3, 7-10). Au cœur d’un événement politique, Israël reconnaît en Yahvé un Dieu très proche des humains et prioritairement de ceux qui sont accablés, rejetés. Prenant parti pour le peuple écrasé, Yahvé s’oppose à la domination du Pharaon et des dieux égyptiens qui la cautionnent. Comptant sur la responsabilité politique des Hébreux, il cherche à convaincre Moïse de devenir le leader qui les aidera à sortir de ce rapport destructeur. L’Exode deviendra pour eux un événement fondateur. Non seulement le peuple identifie son Dieu et le nomme libérateur, mais il comprend aussi que Yahvé veut établir une entente particulière de réciprocité en lui offrant de devenir son partenaire. Ainsi, à travers cette ALLIANCE, s’enclenchent les premiers pas d’une relation à jamais associée à la liberté et au respect mutuel. Alliance dont la gratuité est tout aussi fondamentale. Yahvé ne désire rien pour lui-même : « Ce n’est pas le sacrifice que je veux mais l’amour » (Os 6, 6; Mt 9, 13). Tout ce qu’il demande, c’est qu’Israël fasse bénéficier les autres peuples qui entreront en contact avec lui de l’offre qu’il a reçue (Gn 22, 18). Que cette Alliance, cette logique « autre », instaure la solidarité comme nouvelle normalité.
La tâche de faire advenir une société elle-même solidaire. Une société impliquant priorité aux humains marginalisés, égale dignité des personnes, justice sociale, décentralisation du pouvoir (Ex 18, 17-21), répartition équitable des biens (Ex 16, 19-23), absence de pauvreté (Dt 15, 4). L’agir solidaire étant le signe d’appartenance au peuple de l’Alliance, une nouvelle pratique est exigée et assortie d’un ensemble de lois de solidarité sociale dont voici quelques exemples plus généraux : donner de bon cœur et prêter (Dt 15, 7-11), tenir compte de la situation du pauvre et être clément (Dt 24, 10-13), assurer un salaire (Dt 24, 14), respecter les droits (Ex 2, 6-7) et ne pas violenter (Ex 22, 20-23), prêter sans intérêt (Dt 23, 20), protéger spécialement le réfugié, la veuve, l’orphelin et le lévite (Dt 14, 28-29). L’Alliance en viendra à créer une solidarité s’exprimant dans l’idéal d’une confédération égalitaire de tribus, de clans et de familles se répartissant équitablement la terre.
Un vivre ensemble revu et corrigé (Lv 25, 1-55). La tentation d’ériger un modèle politique de type monarchique aura raison de cette extraordinaire expérience d’égalité sociale qui a duré environ 200 ans. Ce fut le retour au rapport dominateur et la formation d’une classe de puissants qui se livrera à de multiples abus. Flagrant déni de l’Alliance. Considérablement affaibli, Israël en paiera le prix jusqu’à se retrouver en exil. Ce cheminement difficile le conduit à une conversion concrétisée dans les législations sabbatiques et jubilaires (Lv 25, 1-55) que le peuple entend établir dès son retour en Israël. Ces lois posent des limites à trois impasses sociales : la libération de toutes les dettes et de la servitude, le recouvrement du patrimoine familial et un repos d’un an. Pendant l’année jubilaire, tous les cinquante ans, les droits sont donc restaurés.
Le rôle des prophètes au risque de leur vie. Les prophètes insistent sur l’incontournable de cet agir social solidaire (Is 65, 17-23) et leurs textes sont d’une force remarquable. Pour eux, la pauvreté étant d’abord un rapport social d’oppression, l’accès aux biens nécessaires est une affaire de justice et de droit reposant sur le fait que Dieu prend parti en faveur des pauvres : sans la justice, le culte perd sa valeur (Is 1, 12-17) et le jeûne exige un comportement de justice (Is 58, 3b.6-7.9b-10; Jér 22,3). Ils fustigent ce triangle dangereux qui vient de la relation intime entre l’exploitation économique, l’oppression pour mieux exploiter et l’idolâtrie (argent, biens matériels, pouvoir…) dont les deux premières sont une manifestation (Mi 3, 1-4).
***** Bref, l’expérience du Jubilé, comme les autres semblables, demeure exemplaire et nous transmet la portée sociale de cette logique de solidarité qui a perduré.
LES PREMIÈRES COMMUNAUTÉS CHRÉTIENNES : UN TOURNANT RADICAL
La Nouvelle Alliance : accomplissement et universalisation. Tournant radical car la nouveauté de Pâques authentifie la personne et l’histoire du Nazaréen qui devient l’expression de la solidarité de son Dieu. C’est la reconnaissance que l’Alliance est accomplie et offerte à toute l’humanité. La parole des prophètes reprend sens et la nouvelle Loi libératrice se réalisera en se modulant au cœur des réalités historiques vécues par les communautés.
La recherche de nouveaux rapports économiques. Prenant le relais, les communautés demeurent dans la même lignée croyante et le même dynamisme (Ép 4, 4-5) en portant le même appel à travailler pour l’avenir du monde. Ainsi une de leurs caractéristiques se traduit dans l’instauration de rapports économiques nouveaux (Ac 2, 44-45; 4, 34-35 et 11, 27-30) car le rapport aux biens passe par la relation aux autres et le rapport à Dieu.
Avec le temps les communautés réalisent davantage la profondeur et la portée concrète de certains textes concernant le parti pris en faveur des gens exclus (Mt 25, 31-46; 1 Tm 6, 9-10).
La portée sociale de l’Eucharistie (Jn 13, 1-20). Il existe deux traditions concernant les récits de la Cène. Une première dite « cultuelle » vient des Synoptiques (Mt 26, 26-30; Mc 14, 22-26; Lc 22, 14-23) et de Paul (1 Cor 11, 17-34) sous la forme d’un récit liturgique. La deuxième appelée « testamentaire » vient particulièrement de l’Évangile de Jean (13, 1-20). Elle présente le dernier repas d’une façon plutôt existentielle et comporte trois aspects importants. Premièrement Jean évoque les dernières volontés du Nazaréen, son testament qui est l’aboutissement de toute son existence : le lavement des pieds (où il se place dans la situation des gens qui ne peuvent siéger à la table) suivi du discours d’adieu. Deuxièmement la relation entre les pauvres et la vérité de l’Eucharistie : Celui dont nous faisons mémoire fut lui-même un citoyen exclu et crucifié. Paul affirme lui aussi clairement ce lien essentiel (1 Cor, 17-34). D’où l’importance de donner toute sa densité au symbole du pain et du vin dans le sens matériel d’abord (la faim, la soif, la souffrance, la vie…), ce qui n’empêche pas de considérer la réalité spirituelle. Troisièmement le rapport entre l’Eucharistie et le vivre ensemble : faire eucharistie c’est porter le projet d’un monde solidaire et construire une humanité où toutes et tous puissent goûter la vie en abondance. Bref, chaque eucharistie à la fois célèbre les signes d’une transformation en cours et relance sur les chantiers de la libération.
***** Soulignons ici la pertinence de la singularité révolutionnaire judéochrétienne en ces temps de néolibéralisme triomphant, mais aussi de résistance accrue à l’antisolidarité et de multiples pratiques en train de concrétiser un tout autre vivre ensemble.
L’UTOPIE D’UN MONDE SOLIDAIRE : QUELQUES REPÈRES IMPORTANTS
La solidarité évangélique est une invitation à vivre ce qu’elle affirme et confesse. Or, nous le savons, le changement de cap comporte une utopie : une sorte de vision de l’invisible pour le moment. Et si l’utopie exige un NON percutant à l’absurdité du système actuel, c’est d’abord parce qu’elle est un OUI à autre chose.
Oui à une logique sociale libératrice assortie d’une conscience de l’écart entre ce qui est et ce qui pourrait être. Cela nous amène à proposer quelques repères qui entendent ressaisir pour l’action certaines affirmations qui nous paraissent particulièrement fondamentales.
PREMIER REPÈRE : L’HUMANISATION DE L’ÉCONOMIE
Un point de départ déstabilisant : l’exclusion. Comment ne pas rappeler ici l’incontournable parti pris en faveur de celles et ceux qui sont les disqualifiés de nos sociétés? Leur univers couvre les deux tiers de l’humanité. Leur rêve commun c’est d’être reconnus dans leur dignité et leurs droits en prenant leur place à la table des peuples. Elle nous semble bien actuelle cette affirmation de Leonardo Boff en 1994 : « De nos jours (…) apparaît l’éventualité que le défi mondial des pauvres devienne le centre de gravité de la politique » et il ajoutait : « Ils constitueront certainement le point de rupture de l’équilibre du monde ». Leurs forces jointes à celles des solidarités déployées à leur égard ne devraient-elles pas devenir sujet historique d’une nouvelle humanité? D’où l’importance de vérifier l’authenticité de nos solidarités avec eux : quelles sont nos perceptions à leur endroit, quel est le point de départ de nos analyses et de nos recherches de solutions, qu’est-ce qui caractérise nos rapports avec eux…?
Une mobilisation orientée vers la recherche du bien commun. C’est toute l’éthique du mieux-être commun déjà évoqué qui est en cause ici et la nécessité de la redéfinir à partir des gens situés au bas de l’échelle sociale. Cela exige de mettre en place les conditions permettant aux individus et aux groupes de s’épanouir d’une façon plus totale et plus facile. Pour retisser le lien social cette éthique implique des rapports sociaux et une économie qui tiennent compte de la destination universelle des biens de la terre, qui fassent revenir les fruits de l’activité économique à celles et ceux qui les ont rendus possibles et qui mesurent non seulement les revenus mais aussi les progrès humains selon des indicateurs appropriés (salaires, égalité des chances…). N’est-ce pas ce type de mobilisation qui permet de conjuguer les intérêts individuels et les intérêts collectifs?
Le potentiel des expériences de proximité. Le territoire c’est le lieu où l’être humain se construit dans une appartenance qui conditionne largement son identité. Lieu où naissent les besoins, les rêves, les projets, les expériences de proximité locales et ou régionales. Ces expériences sont aussi celles où émerge la fierté de la parole et de la pratique citoyennes, où les débats sont encouragés, les compétences civiques valorisées et la démocratie revitalisée. Rien d’étonnant alors que l’engagement s’inscrive dans la quête d’un vivre ensemble d’égalité, de relations vraies, de gestes libres soucieux d’évaluer l’impact des transformations locales sur le changement global. Et dans le présent contexte de mondialisation, construire un imaginaire social et une identité propre sur un territoire donné constitue un défi important et considérable.
DEUXIÈME REPÈRE : L’URGENCE D’UN CHANGEMENT DE PARADIGME
La résistance à l’enfermement néolibéral. Dans ce monde à la fois merveilleux et capable des pires déshumanisations, ce qui nous sépare le plus n’est-ce pas cet écart scandaleux entre les conditions de vie des majorités marginalisées et celles des minorités privilégiées? Face à ce contredit flagrant de l’humain et de l’Évangile, monte l’indignation. Celle qui « ébranle et hérisse tout notre être, nous enjoignant d’agir et de nous compromettre ». Refusant l’envahissement du paradigme techno-économique et de son idéologie qui bafoue la démocratie et réduit l’être humain au statut de producteur/consommateur, nous résistons avec d’autres. Devant un horizon aussi bloqué, il faut rompre pour autre chose!
La conversion à une « écologie intégrale ». Construire un monde solidaire nous réfère aux liens existentiels entre les humains, la terre et le cosmos. Cela est à la fois rassurant et menaçant car nos gestes peuvent tout autant servir l’avenir que le menacer. D’où l’importance non seulement d’approuver cette visée intégratrice et cette logique d’interdépendance dans laquelle l’humain, l’économie et la planète sont inséparables, mais encore d’entrer dans un état de « conversion écologique ». Une telle approche globale s’avère incontournable aux yeux de François pour « combattre la pauvreté, pour rendre la dignité aux exclus et simultanément pour préserver la nature ». Consentir à ce changement radical n’exige-t-il pas une autre manière d’être humain et de vivre en relation avec les autres, avec le cosmos et avec Dieu? Nous l’avons rappelé, l’humanité ne peut plus occuper la place centrale en rapportant tout à elle-même.
Une démarche de dialogue-en-acte. Il s’agit bien entendu d’un dialogue tourné vers l’avenir où émergent de nouvelles perspectives, de nouvelles possibilités et responsabilités afin de trouver les politiques et les instruments appropriés pour faire croître une « culture d’inclusion ». Se pose ici l’enjeu majeur de l’action concertée si nous portons la visée d’une transformation en profondeur. D’où la nécessité de travailler avec celles et ceux qui expérimentent ces changements, d’écouter les personnes qui ont une expertise et de chercher avec elles des alternatives tenant compte de l’ensemble des composantes. Mobiliser tous les atouts, y compris les instances financières et politiques, afin d’agir sur les causes structurelles de l’exclusion et de rendre faisable un développement solidaire.
TROISIÈME REPÈRE :
MAINTENIR EN MARCHE LE PROCESSUS
Ne pas perdre de vue la visée. Tout d’abord croire que le changement demeure possible. À la fois écologique et existentielle, la crise est grave mais elle peut « ouvrir la voie à une transformation sociale radicale (…) » (Naomie KLEIN, Tout peut changer. Capitalisme et changement climatique, Lux Éditeur pour le Canada et les États-Unis, 2015, p. 508.) qui est d’ailleurs commencée. Des luttes sont menées contre l’appauvrissement, l’extraction effrénée de ressources naturelles, le réchauffement de la planète…
Même s’ils sont très insuffisants, des changements importants sont là et des études démontrent qu’il est techniquement possible de produire, de consommer, de vivre autrement. D’où l’importance de ne jamais perdre de vue l’ensemble du processus et de ne pas oublier ce propos de Peter Drucker : « La seule façon de prévoir l’avenir, c’est de la créer ».
Apprendre à conjuguer le local et le global. Pour garder actif le processus vers un monde solidaire, il nous faut en même temps garder les pieds bien ancrés au local et le regard ouvert sur l’ailleurs. Ce que nous accomplissons à petite échelle (familles, villages, villes, régions…) s’inscrit à plus grande échelle (pays, continents, monde…) et peut y laisser une empreinte que nous ne soupçonnons même pas. Concernant l’action locale et la solidarité mondiale, Claude Béland affirme : « on ne peut créer un monde meilleur sans la volonté citoyenne de réussir collectivement ce noble projet du « mieux-vivre ensemble » d’abord chez soi, avec les siens ». Quant aux expériences venues d’ailleurs, elles éveillent à d’autres dimensions et favorisent la construction d’un monde solidaire.
Donner un visage concret à l’utopie. C’est dans l’action que l’indignation et l’utopie se renvoient concrètement l’une à l’autre. C’est là que l’utopie devient féconde. Des signes de changement apparaissent et inspirent confiance. Cela se réalise par un ensemble de médiations, c’est-à-dire par des pratiques individuelles ou collectives, des activités, des projets alternatifs ou autres qui vont dans le sens de l’utopie. Tout cela bâtit au quotidien quelque chose du monde solidaire où se joue l’équilibre des relations entre l’économie, les humains et l’environnement. Et en même temps, en plein chantier, demeure un dynamisme de fond qui nous garde sur la trajectoire de la solidarité et nous fait durer dans l’engagement. L’horizon n’est-il pas essentiel pour nous tirer en avant?
En guise de conclusion : reprenons la route vers nos territoires…
Certes il existe un abîme entre ce qui est et le monde auquel nous aspirons. Or l’espérance, ce trait commun des disciples du Nazaréen et de sa lignée, n’est-elle pas justement cette tension vers ce qui advient de l’humain et du cosmos? Vers cette libération en train de s’accomplir? Si l’apôtre Paul, dans la Lettre aux Romains, ose affirmer que « la création tout entière se lamente dans les douleurs de l’enfantement » (8, 22), il rappelle avec autant d’audace que rien ne peut nous séparer de l’amour de Dieu manifesté en Jésus le Christ (8, 38-39). Dans ce mouvement d’une marche solidaire nous reconnaissons que la pratique, la parole et l’existence du Prophète de Galilée portent le dynamisme transformateur qui élargit le présent et ouvre l’avenir en déployant l’histoire vers d’autres possibles. Finalement n’est-ce pas en reprenant la route avec celles et ceux auxquels Le-Toujours-Vivant ne cesse de nous renvoyer en priorité que nous pourrons imaginer un vivre ensemble différent, rompre avec les mécanismes mortifères et garder active notre espérance en dressant progressivement la table de la solidarité universelle ?
Frater Noster, parYves Carrier,
Présenté lors du Congrès sur la Fraternité d’Espace Art Nature, 9 juin 2017
Avoir un frère, une sœur, appartenir à une famille, est une expérience extraordinaire qui structure notre identité première. C’est au sein de la fratrie que nous apprenons à transiger, à partager et à nous affirmer, tout en se sachant protéger de la solitude et de l’abandon. Dans l’épreuve, si la pauvreté ou la maladie advient, c’est solidairement que ses membres affrontent les difficultés. La fraternité en son sens originel est l’élargissement de l’affection familiale à des cercles toujours plus grand, jusqu’à embrasser l’humanité entière dans des personnes que nous n’avons jamais rencontrées vivant dans des pays lointains où nous ne sommes jamais allés. La fraternité nous situe dans un rapport horizontal aux autres, habitant la maison commune et formant une grande famille, origine du mot patrie. Une appartenance enracinée dans une histoire et une culture dont il faut savoir s’affranchir, sans la renier, pour aspirer à un amour qui dépasse l’État nation.
Mais qu’est-ce qui se cache derrière ce mot : fraternité ?
Dans ma jeunesse j’ai beaucoup voyagé avec peu de moyens, me situant souvent dans un état de vulnérabilité par rapport aux habitants des pays visités. Ces expériences à la rencontre de l’autre ont façonné mon regard sur la vie et ma compréhension de notre appartenance à un tout plus grand que nous.
À mon sens, la vie est généreuse et refuser de partager correspond à un frein à notre évolution relevant d’une pauvreté morale qui s’étend des individus jusqu’aux nations. S’attacher au matériel ou le convoiter est une sorte de pathologie qui relève du manque de confiance en l’autre, une recherche de sécurité absolue voulant à tout prix déjouer le manque et la mort. Au contraire, le don, la gratuité et la réciprocité, l’entraide et la collaboration, qui cimentent les liens d’amitié et le sentiment d’appartenance à une destinée commune, sont les lois primordiales régissant l’univers.
Mais la fraternité dépasse en envergure l’amitié qui a quelque chose d’exclusif et qui, trop souvent, d’un point de vue sociologique, confine à l’homogénéité. Pour la plupart, nos amis sont de la même génération, nous partageons avec eux les mêmes origines et un niveau économique semblable. Nous pratiquons les mêmes loisirs et fréquentons les mêmes lieux, nous partageons aussi souvent les mêmes opinions. Les groupes d’amis peuvent ainsi devenir des cercles fermés où il est facile d’entretenir des préjugés envers ceux et celles qui n’appartiennent pas au groupes des semblables. Souvent à leur insu, les cercles d’amis confinent au confort et à l’indifférence.
Faites l’expérience d’avoir des amis plus pauvres, moins instruits, d’une génération différente de la vôtre, des homosexuels, des travailleurs manuels si vous êtes un intellectuel, des personnes handicapés, etc., des immigrants aussi, mais surtout des réfugiés, vous en retirerez une meilleure ouverture d’esprit, une plus grande compréhension du monde et si vous êtes croyants, une vision enrichie de la foi.
Mais l’idée que je me fais de la fraternité est d’un autre ordre, elle renvoie à la solidarité nécessaire au vivre ensemble. La fraternité a valeur de responsabilité éthique, elle qualifie mon être comme Jésus l’a défini en Matthieu 25, 35-46 : « Car j’ai eu faim et vous m’avez donné à manger, j’ai eu soif et vous m’avez donné à boire, j’étais un étranger et vous m’avez accueilli, nu et vous m’avez vêtu, malade et vous m’avez visité, prisonnier et vous êtes venus me voir. »
En prenant soin de l’autre, des conditions matérielles de sa survie, je me fais proche de lui et je deviens son frère. Difficile d’y voir autre chose que la pierre angulaire de notre civilisation. Au droit romain et à la philosophie grecque, le christianisme ajoute la compassion et la sollicitude. Pour Jésus, rien n’altère la dignité humaine sinon notre refus de fraternité.
À l’inverse, dans le Livre de la Genèse, Yahvé demande à Caïn où est Abel ? Caïn répond qu’il n’est pas le gardien de son frère. On croirait entendre les agences de notation et le Fonds monétaire international. Cette métaphore biblique illustre à quel point le refus de prendre soin de l’autre peut nous déshumaniser et provoquer le ressentiment de ceux qui n’ont pus rien à perdre. Pour le biologiste chilien Humberto Maturana : « Ignorez le désespoir et les appels à l’aide de ceux et celles qui réclament d’être entendu parce qu’ils sont victimes d’injustice, c’est perpétrer une grande violence envers eux. » L’indifférence des mieux nantis, ou des peuples fortunés comme nous, a un caractère criminel qui exige réparation.
Mais même si nous agissons souvent en niant cette qualité à l’étranger, au pauvre, au malade, au prisonnier, au différent de soi, tous les humains de la Terre sont nos frères et nos sœurs. Lorsque celui qui est devant moi est le plus différent que je puisse imaginer et qu’il m’interpelle dans sa vulnérabilité, suis-je assez grand pour le considérer comme un autre moi-même ?
L’étranger, le pauvre, le vieillard, l’handicapée, le mourant, l’enfant, agissent sur moi comme des révélateurs de mon incapacité à entrer en relation ou à me laisser toucher, me faisant proche de l’autre, aiguisant ma curiosité sur ce qu’il peut m’apprendre sur moi-même. C’est pourquoi la qualité intrinsèque que je reconnais ou ne reconnais pas à l’autre, me qualifie ou me disqualifie dans mon humanité.
La fraternité, c’est sentir le froid, la faim, l’incapacité ou la détresse de l’autre, que je ne connais pas, pour me mettre à sa hauteur, humblement, excluant toute condescendance. Ontologiquement, c’est la reconnaissance qu’une origine et une destinée communes nous habitent. C’est aussi l’indignation devant l’injustice qui est intolérable et qui doit être réparée pour que je puisse retrouver la paix. La misère n’est pas acceptable dans un pays aussi riche que le nôtre, et c’est une malhonnêteté intellectuelle de prétendre que nous n’avons pas les moyens de l’enrayer. C’est une question de volonté politique et de priorité. En faveur de qui les décisions économiques sont-elles prises ? Qui profite de la pauvreté et de la criminalité ? Est-ce que semer le désespoir n’équivaut pas à une manière de perpétuer le statu quo et à rendre invisible les groupes les plus vulnérables de la population ?
Chez les Premières Nations, la qualité de frère est un terme qui se mérite en relation avec la loyauté, la mise en commun et le respect de la parole donnée. Le frère est une personne en qui je dépose ma confiance et sur laquelle je peux me reposer, sa parole est sacrée parce qu’elle dit la vérité. Attention, il ne s’agit pas d’une simple appréciation mutuelle, mais de la communion à des valeurs qui engagent l’agir moral d’un individu sur toute une vie.
Écologiquement, la fraternité c’est apprendre à vivre et à respirer en contemplant la nature qui nous entoure, en nous unissant à sa splendeur pour goûter la simplicité d’être. C’est se reconnaître égaux devant un même Créateur, associé depuis la nuit des temps à tous les êtres des différents règnes qu’Il a créés. Dans cette fraternité universelle du vivant, l’équilibre et la joie sont à notre portée. Ma sœur Lune, mon frère Soleil, dit saint François, pour nous apprendre à communier à nos racines cosmiques pour que nous cessions de chercher à l’extérieur ce que nous avons au-dedans. Cette rencontre avec soi-même, préalable à la rencontre de l’autre, exige silence et recueillement, des temps d’arrêt pour apprendre à se connaitre.
Politiquement, la fraternité : c’est sentir que toute chair humaine qui souffre est une atteinte à ma dignité et que chaque refus de venir en aide à mon semblable constitue un recul de mon humanité et un échec de la civilisation ; c’est l’altruisme à l’œuvre dans l’amélioration des conditions de vie pour tous et pour toutes lorsque nous construisons le monde avec bienveillance ; c’est notre être primordial refusant toutes formes d’oppression et d’injustice ; c’est comprendre que nous avançons ensemble ou nous reculons ; c’est vouloir pour les autres, les éléments nécessaires à leur développement et à leur émancipation de l’ignorance, de la solitude et de la misère, parce que nous sommes grégaires et que nous avons besoin des autres pour avancer.
À l’occasion de catastrophes naturelles ou d’accidents industriels majeurs, la fraternité se met spontanément à l’œuvre pour sauver des gens et soulager la souffrance au prix de grands efforts et parfois même au risque de sa vie. Les vieilles querelles et les antagonismes semblent s’effacés. Lors du tremblement de terre à Mexico en 1985, un ami mexicain me racontait que les élèves de son école ont accueilli ceux d’un autre collège qui étaient leurs rivaux avant la tragédie et qu’ils sont devenus les meilleurs amis du monde après cette expérience de cohabitation. La fraternité c’est aussi faire preuve d’abnégation lorsque c’est nécessaire et accepter d’être dérangé pour secourir les personnes en péril. Dans ces situations, elle exprime le meilleur dont nous sommes capables.
La fraternité est l’essence de la société, son cœur et son âme, l’orientation primordiale de son agir éthique et morale, et la condition première du vivre ensemble. Sinon nous vivons dans une société morte, glauque, insensible et sans but, un monde inhabité plus vide que la solitude du désert, rendu stérile par une bureaucratie sans âme, détachée de toute appartenance, une société de marché où tout s’achète et se vend. La fraternité, c’est se sentir concerner et responsable de ce monde dans lequel nous vivons.
C’est aussi refuser de tourner le dos à l’histoire en se réfugiant dans une fausse tranquillité d’esprit. Mais nous devons prendre garde que nos bons sentiments ne soient manipulés par les ambitions hégémoniques des puissants de ce monde. Devant les informations des mass médias, nous devons demeurer critiques et toujours nous demander au service de qui cette nouvelle est répandue, car il n’y a pas d’information internationale neutre, entièrement objective, on nous présente toujours un angle d’intérêt particulier. La défaite morale de l’Occident est la résultante de la trahison de ses principes. Tant que nous placerons la vie humaine au second rang, derrière la convoitise de l’argent et l’accaparement du pouvoir, l’état du monde ne pourra pas s’améliorer.
Sur le plan national, si la fraternité et le vivre-ensemble relèvent du devoir de chaque individu, les structures étatiques doivent établir les conditions matérielles de leur réalisation. Un gouvernement qui permet l’indigence et demeure sourd aux besoins permettant d’avoir accès à un niveau de vie décent si je me retrouve dans l’incapacité de me trouver un emploi, est-il vraiment digne de gouverner ? Un gouvernement qui répand de préjugés envers les personnes en situation de pauvreté, possède-t-il les qualités morales pour assumer ses fonctions ?
La fraternité est une responsabilité partagée qui appelle la construction de collectif sur la base de valeurs communes. Non pas des communautés repliées sur le domaine de la vie privée comme les familles qui sont légitimes et nécessaires, mais des espaces de rencontres, de discussions et de débats, pour donner un sens à un agir solidaire.
Le Bien commun de l’humanité est l’axe fondamental sur lequel nous devons construire l’avenir. Subvertir l’ordre injuste du monde actuel, c’est l’interpréter à partir d’en bas, des petits, des vulnérables et des pauvres, en solidarité avec la Terre Mère, pour le remettre à l’endroit, dans un cercle polycentrique et organique. François Houtart, sociologue, prêtre catholique, et fondateur du Forum social mondial, rêvait de cet autre monde possible et, par delà sa mort, il nous invite à persévérer dans cette voie d’humanisation.
Parce qu’elle sait toute la puissance de la tendresse, la fraternité est un cercle d’humanisation et d’émancipation, la conscience de l’humanité en marche qui refuse l’abrutissement de la haine et les appels au repli sur soi dans un individualisme cynique ou matérialiste.
La fraternité transperce l’avenir de son regard, vibrant au potentiel des humains réunis en un même projet, partageant un même horizon existentiel, déterminés à avancer et à construire un monde meilleur. Souvent nous sommes à la recherche de l’espoir, mais celui-ci nait de la rencontre de gens qui s’unissent dans la poursuite et la défense du bien commun. « ¡Caminante, no hay camino, se hace el camino al andar! » Il n’y a pas de voie toute tracée, s’est en marchant ensemble qu’émerge la réalité nouvelle.
La fraternité est un devoir que nous avons les uns envers les autres pour que ce monde ne disparaisse pas, l’amour qui s’organise au service du bien commun de notre patrie commune, réponse de l’être à sa nature véritable, utopie permanente d’entraide et de justice.
Merci et bon congrès !
HOMMAGE A FRANÇOIS HOUTART
La Communauté Internationale des Droits de l’Homme,
Brême & Forum pour le Paix au Sri Lanka, Irlande
C’était au Printemps 2008.
L’État Sri Lankais préparait le terrain en vue du bain de sang qui allait devenir le premier génocide du XXIème siècle. Le peuple Tamoul, désespéré dans ses diasporas, descendit par centaines de milliers dans les rues, néanmoins, leur demande auprès de la communauté internationale fut ignorée. Grâce à un lien très spécial avec le Sri Lanka, depuis les années 1970, un groupe d’activistes Tamouls et Cinghalais, rencontre François Houtart au Centre Tricontinental (CETRI), à Louvain la Neuve, en Belgique. Le Centre cofondé par François et par Samir Amin, un éminent économiste marxiste franco-égyptien, était fortement impliqué dans la lutte auprès des opprimés du tiers monde.
Dès la première rencontre, François fit un effort immense pour empêcher les massacres. Il frappa à la porte de nombreux gouvernements progressistes, en utilisant sa longue expérience en Amérique Latine. Cela l’a amené à obtenir auprès de ces gouvernements, leur assistance pour l’évacuation des personnes blessées. Dans un moment de détresse sans pareil, François a été, pour nous, un véritable espoir. Son soutien inconditionnel des Tamouls, était la conséquence logique d’une vie passée à se battre pour les opprimés, pour ceux qui tenaient tête à l’abus de pouvoir. L’intensité de notre entretien avec lui dans le Hall Camilo Torres au CETRI, fait de témoignages racontés par les Tamouls ainsi que de terribles passages vidéos tournés sur la zone de guerre, ont fortifié son implication pour contrer le carnage. Malgré tous ses efforts, l’État Sri Lankais soutenu par les puissances impérialistes ont perpétré un génocide en affamant et en bombardant plus de 70 000 Tamouls, en l’espace de cinq mois.
François n’était pas prêt à laisser les choses continuer ainsi. Même sous une pression extrême des pseudos gauchistes, financés par l’État Sri Lankais, il ne s’est jamais rendu. La propagande mondiale qui criminalisait la lutte Tamoule et ignorait le génocide n’a aucunement aveuglé son discernement politique. Il n’a jamais accepté l’injustice comme étant inévitable ou irréversible. Connaissant bien la complicité coupable de certaines puissances occidentales ainsi que le douloureux dilemme des gouvernements d’Amérique Latine, François prit les devants afin de mettre en place la toute première investigation internationale indépendante sur les atrocités de masse infligés, en l’occurrence, au peuple Tamoul. Si cela n’avait pas été pour François Houtart, qui a cheminé parmi le désarroi des populations en Asie, en Afrique et en Amérique Latine construisant des réseaux de forces progressistes, la mise au tribunal du dossier Sri Lanka – Dublin (2010) et Brême (2013), n’auraient jamais eu lieu. Les tribunaux devinrent l’élément décisif contre le silence maintenu par les Nations Unies, et dominé par les pays qui ont facilité le génocide Tamoul.
François, qui en 1971 et en 1989, s’est battu au Sri Lanka pour garantir les droits des deux générations rebelles de jeunes Cinghalais défavorisés, continua 40 années plus tard à se battre du côté des opprimés en faveur de la défense des droits collectifs des Îlam Tamouls. En plus d’avoir mis en place la diffusion du documentaire ‘No Fire Zone’ en Argentine, au Brésil, en Bolivie, en Equateur, au Paraguay et au Mexique; il devint une pièce maîtresse dans l’organisation de plusieurs évènements publics en 2016 pour marquer le massacre génocidaire à Mullivaikkal avec l’aide de la Fundacion Pueblo Indio del Ecuador, une organisation phare des peuples indigènes.
Cet évènement devint le premier événement commémoratif organisé par des non-Tamouls.
Né dans une famille aristocratique belge, petit-fils de l’ancien Premier Ministre le Comte Henry Carton de Wiart (1920-1921), François choisit de se battre avec les plus démunis de ce monde en s’associant au cri des plus opprimés. Sa passion pour la justice permit de remettre les Tamouls à leur juste place.
Cher François, dans un monde où l’idéal de justice, d’égalité et de souci de la planète restent de simples procédés rhétoriques, tu laisses derrière toi un héritage qui nous inspire plus que jamais à continuer notre voyage vers la libération. Tu n’as jamais fait de concessions et tu ne t’es jamais arrêté jusqu’au bel âge de 92 ans. Quelques heures avant que tu ne rendes ton dernier souffle, tu assistais à une réunion, où tu exposais les injustices commises contre le peuple Tamoul, tout en y expliquant la complicité des puissances internationales. Tu nous manques cher compagnon de route, professeur bien-aimé, académicien renommé, activiste engagé mais par-dessus tout, comme être humain intègre, plein de compassion, de sagesse et de détermination.
Tu nous a aidé à croire qu’un monde nouveau n’est pas seulement possible, mais nécessaire. Au revoir mon Père.
Nous attendons l’aube d’un jour nouveau.