Ça roule au CAPMO, novembre 2020, Vol. 22, no 3

Le droit de vivre en paix

par Yves Carrier

El derecho de vivir en paz est le titre d’une chanson de Victor Jarra, auteur chilien assassiné dans les premiers jours de la dictature d’Augusto Pinochet. Cette allusion qui fait penser à la guerre possède une portée beaucoup plus large qui inclut la quiétude de l’esprit de pouvoir vivre sans violence ou menace à sa sécurité. La paix est aussi l’attribut d’un monde où la justice sociale et le droit règnent afin que tous et toutes puissent vivre sans s’inquiéter du lendemain.

Le 18 octobre 2019, jour du soulèvement populaire contre la hausse des tarifs de transport en commun, la jeunesse a réclamé pour tous le droit de vivre à l’abri de l’angoisse et de l’incertitude. Exerçant un certain degré de violence, ils exprimaient l’impossibilité de vivre enfermés dans un système économique où 50% de la richesse est captée par 1% de la population.

Le capitalisme prédateur du miracle chilien est arrivé au bout de sa logique spoliatrice. Si ce cap d’appauvrissement de la population est maintenu, la criminalité, l’oppression et la violence, sont les horizons qui menacent d’engloutir cette société. Pourtant le Chili n’est pas un pays dépourvu de ressources, son principal problème est la redistribution des revenus et des opportunités.

Le droit de vivre en paix est la plus élémentaire revendication sociale, celle de s’éduquer, de se former, de s’aimer, de s’épanouir, d’être soigné, de travailler et de se retirer paisiblement en admirant les autres générations poursuivre l’œuvre inachevée.

Fin 2019, tandis que le gouvernement lâchait ses sbires sur les manifestant-e-s, l’éclatement social s’étendait à tout le pays. Si bien, qu’après quelques semaines, tout en conservant ses gorilles dans la rue, le président Sebastian Pinera demanda une trêve. Il acceptait de convoquer un référendum pour consulter la population sur sa volonté de changer la constitution héritée du général défunt.

Le 25 octobre 2020, le oui l’emporta à plus de 78%. Cela signifie que le processus d’écriture d’une nouvelle constitution est enclenché, mais les embuches juridiques pour rendre cet exercice fastidieux et compliqué afin d’en détourner la population, sont loin d’être vaincues. Le droit de vivre en paix dans une société juste et démocratique est à ce prix. Pour que les puissants cèdent quelques-uns de leurs intérêts pour ne pas tout perdre, la population doit s’investir massivement dans tous les espaces démocratiques à sa portée pour faire valoir ses droits et constituer des instances de contre-pouvoir tels que des syndicats ou des coopératives.

Par contre, ce qui est emballant dans ce projet de constituante, c’est que tous et toutes sont conviés à réfléchir à l’avenir qu’ils entendent bâtir ensemble, loin des chemins sans issu de l’individualisme néolibéral. Les grandes avenues de l’édification commune, interrompue il y a 47 ans, seraient- elles sur le point de renaître?

 


Spiritualité et citoyenneté        

La métaphysique computationnelle démontre l’existence de Dieu

par Robert Lapointe

Plusieurs disciplines sont appelées pour la démonstration: ontologie (science de l’être en soi), logique formelle, mathématiques, informatique.

La preuve se déploie en 12 étapes grâce aux recherches menées pendant 30 ans par le grand mathématicien Kurt Gödel (1906-1978), recherches légèrement remaniées par Christoph Benz Müller et Dana Scott à l’aide du logiciel Leo-II. Le théorème est rédigé dans le langage de la logique modale dont je vous fais grâce.

Définition de Dieu. Être Dieu, c’est posséder toutes les « propriétés positives ».

Axiome 1. Celles-ci découlent de la notion de « perfection » développée par Gottfried Leibniz, philosophe allemand (1646-1716).

Axiome 2. « Toute propriété engendrée par une propriété positive est aussi positive ».

Théorème 1. Une propriété positive possiblement exemplifié peut être exprimée par un être.

Axiome 3. « Être Dieu est positif ».

Corollaire. Si un être tel que Dieu peut être exemplifié, Il est donc possible.

Axiome 4. « Les propriétés positives le sont nécessairement ».

Définition de l’essence de Dieu. Quand toutes les propriétés de cet être sont impliquées dans la propriété « E », essence, de cet être, et que cet être possède « E ».

« Être tel que Dieu est l’essence de Dieu ».

Définition de l’existence de Dieu. Elle est liée à « la nécessaire exemplification de son essence ». Le philosophe chrétien Maurice Blondel (1861-1949) aimait parler de Dieu en ces termes « l’Unique nécessaire ».

Axiome 5. « Exister nécessairement est positif ».

CQFD. « Dieu existe….L’essence de Dieu est nécessairement exemplifié ».

Prouver rationnellement l’existence de Dieu est un cheminement qui se déroule depuis quinze siècles. Auparavant, presque personne ne remettait en cause cette existence bien que l’on élaborait des idées très différentes. Il y avait bien sûr quelques agnostiques, comme Protagoras, et quelques sceptiques ou cyniques comme Pyrrhon et Diogène.

Boèce (480-524) se sert de l’ontologie pour affirmer que « rien ne peut se penser de plus grand que Dieu ».

Anselme de Cantorbéry (1033-1109) se fonde sur la causalité pour établir cinq preuves de l’existence de Dieu, reprises et développées par Thomas d’Aquin. Descartes (1596-1650) réduit ces preuves à trois propositions en insistant sur la perfection de Dieu. Pour Leibniz, c’est simple, Dieu possède toutes les perfections.

Puis l’informatique est venue.

Alors qu’en pensez-vous? Pour moi, faux agnostique et athée, selon certains, Dieu n’existe pas, car Il est éternel. C’est que l’existence a un commencement, une durée et une fin. L’existence, c’est l’incarnation dans le monde d’une essence: ex-istere, sortir de l’être, pour venir au monde. C’est ainsi que cette démonstration, plus haut, me paraît superfétatoire, inutile et superflue. Pour parler de Dieu, j’utilise souvent l’argument suivant, celui de Protagoras, que connaissait Socrate. Il disait « ne rien savoir de l’univers et des dieux »; quant à moi je précise ne pas savoir si Dieu existe ou non, mais que j’en ai besoin, pour changer ma vie, mais aussi pour dompter mon orgueil et acquérir un peu d’humilité. Des réflexions plus récentes m’ont amené à penser Dieu comme une Forme absente, qui continue à agir sur le monde sans que l’on sache trop comment. Et de connaître ce « comment » est le travail de la science. Le pourquoi revient à la foi, la religion, la théologie, la spiritualité.

Mais qu’est-ce que Dieu à la fin? Peut-être est-ce principe qui fait que tout être tend à s’affirmer comme tel, à sauvegarder son être à travers l’existence, à s’accroître, pénétré du dur désir de durer, disait Jean Cocteau. Dans ce cadre, j’essaie de concilier philosophie et science en sachant que la spiritualité est essentiellement sens et relations, une quête de sens à travers toutes nos sortes de relations.

(L’analyse computationnelle est extraite d’un article de Science & Vie : Dieu existe, c’est logique par Thomas Cavaillé-Fol et Kirill Nikitine, p.65-73, No 1235, août 2020.)


Nouveau conseil d’administration du CAPMO

Présidente : Joanne Laperrière

Vice-présidente : Francine Bordeleau

Trésorier :  Éric Lapointe

Secrétaire : Fernand Dorval

Administrateur : Claude Garneau

Administrateur : Robert Lapointe

Administrateur : Denis Auger

Félicitation à tous et à toutes!


Il est tombé le grand chêne !

par Gilles Simard

Reproduit de la page Facebook du Comité populaire du quartier Saint-Jean-Baptiste, 31 octobre 2020

Il est tombé le grand Marc! Vendredi matin, le 30 octobre, il est tombé comme tombent les grands chênes frappés par l’orage, d’un seul coup, fendu et foudroyé, le cœur dévasté par un éclair de feu, une sorte d’infarctus massif qui ne lui a laissé aucune chance! Lui qui était en train de signer un énième article pour le journal Droit de Parole, à peine a-t-il eu le temps de m’appeler au secours, que c’était déjà le commencement de la fin. Le départ sur une civière avec le défibrillateur vissé au torse, et, rendu à l’hôtel Dieu, le terrible prononcé de la mort. Ces mots qu’on ne voudrait jamais entendre, s’agissant des gens qu’on aime.

Comme plusieurs d’entre vous qui l’avez appris au travers des branches, je suis triste, peiné, choqué même. J’aimais ce gars-là! Je l’aimais comme on aime un ami d’un amour de gars! Je l’aimais comme un frère, un camarade, un confident, un alter ego, un partenaire, quelqu’un qu’on imagine éternel.

Parce que Marc était tout cela, oui, mais beaucoup plus encore! C’était un batailleur redoutable et implacable en matière de luttes urbaines ; un journaliste communautaire à la plume intarissable et acérée ; un géographe et militant urbain visionnaire, pragmatique et respecté ; un acteur du « communautaire » à la fois pionner, bâtisseur, fondateur et toujours resté des plus humbles malgré tout ; un professeur d’urbanisme et d’architecture généreux de son temps et de son savoir qui aura formé des dizaines de militants-es. Il y a peu, à la blague, je disais encore : «Marc, c’est à la fois le Gordie Howe et le Maurice Richard du milieu populaire et communautaire à Québec!» Et comment!

Oui, le grand Marc c’était tout cela, mais que dire encore ?! Bien sûr, il n’avait pas que des qualités! Il avait quelques beaux défauts, un ou deux « tocs », et quelques bonnes vieilles manies… Qu’importe, on l’aimait comme il était! Authentique, passionné, généreux, d’un seul bloc, et de toutes les causes! Au reste, tous-ceux et celles qui ont visité ses multiples expositions au fil du temps, vous le diront, l’homme était aussi un amoureux des arts, des lettres et des formes, un photographe appliqué et constant, un poète romantique et multiple, un talentueux peintre doublé d’un prolifique dessinateur… Semble-t-il que le Gémeaux qu’il était portait ça à sa naissance!

Finalement, outre d’être un fabuleux sportif amateur et un actif pour toute sa communauté, Marc était un amoureux de la vie avec un grand A. Un amoureux transi des femmes et de sa Zoé, aussi ; un gars loyal et très généreux pour ses amis-es, doublé d’un père et d’un grand-père aimant et attentionné pour ses enfants (Camille et Félix) et ses petits-enfants (Odile, Meïkan et Flavie) qu’il adorait.

Et il va me manquer le grand Marc! Et vont me manquer aussi ses rassurants persifflages et ses ineffables montées de lait contre l’automobile et le Canadien de Montréal ; ses envolées anticléricales et ses rodomontades contre les promoteurs et les profiteurs de tout acabit ; ses obsessions « labeaumiennes » et ses théories critiques sur le « sexe » des villes ; ses discours indépendantistes et ses oraisons sur la langue française et la démocratie citoyenne!

Tout ça va me manquer… Terriblement!

À ses enfants Camille et Félix, ses petits-enfants, à son ex-conjointe et mère des enfants, Marie-France, à son amie de cœur Zoé, à sa sœur Lucie, à ses nombreux-ses cousins-es et neveux et nièces, à tous-tes les parents et amis-es de Marc, je voudrais offrir mes plus sincères sympathies pour ce départ aussi cruel que brutal. Puisse Marc, là où il cantonne maintenant, veiller de près sur nous tous-tes!

« Il nous aura laissé beaucoup ; et il va beaucoup nous manquer. »

Gilles Simard, un ami, un admirateur et un partenaire de vie.

P.S. Vous seront communiqués, ultérieurement, les dates et les lieux de l’endroit où se tiendra la cérémonie funéraire organisée par la famille de Marc, en tenant compte aussi des restrictions dues à la COVID-19.

Marc

Fuddleduddle

Par Francine Bordeleau

« Quo semel est imbutarecens, servabitodore Testa diu », disait le poète latin Horace (à qui l’on doit aussi le célèbre « Carpe diem »). Ce qui, en français, signifie : « Le flacon conservera longtemps l’odeur dont il a été une fois imprégné. »

« La caque sent toujours le hareng », a-t-on maintenant coutume de dire. Et peut-être cet adage populaire a-t-il inspiré les fondateurs de la Coalition avenir Québec (CAQ) lorsque vint le temps pour eux de choisir un nom de parti.

À moins que le nom de ce parti qui a recruté autant des péquistes que des libéraux ne soit attribuable à une sorte de lapsus, même si l’origine officielle en est le manifeste Coalition pour l’avenir du Québec lancé en 2011 et signé par 12 auteurs dont François Legault, l’homme d’affaires Charles Sirois et le médecin Lionel Carmant, aujourd’hui ministre délégué à la Santé et député de Taillon, l’ancien fief de Pauline Marois.

Justement François Legault, cofondateur puis PDG d’Air Transat avant d’entrer en politique à l’invitation de Lucien Bouchard, en 1998 – comme Pauline Marois, il sera ministre de l’Éducation puis de la Santé et des Services sociaux –, sent fort les eaux dans lesquelles il a marinées. Même que depuis le début de la pandémie, il se fait fort de les rappeler.

Quand le gouvernement a « fermé » le Québec au printemps, et au retour des mesures restrictives usuelles cet automne, le premier ministre a maintes fois évoqué son passé d’homme d’affaires : une façon de montrer combien il comprend les « sacrifices » imposés aux propriétaires d’entreprises.

En point de presse, M. Legault s’est aussi affiché comme lecteur assidu de Marie Laberge, même s’il a évoqué l’un des romans de l’écrivaine (Traverser la nuit, 2019) dans le but de susciter des vocations en CHSLD, en plus d’affirmer son goût pour le théâtre, un secteur durement affecté par les mesures sanitaires. Il a d’ailleurs écrit sur Twitter, à la mort du grand acteur Jacques Godin survenue le 26 octobre : « Je me rappellerai toute ma vie de son rôle de Lennie dans le téléthéâtre Des souris et des hommes, en 1971, dans la peau d’un homme avec un âge mental de 5 ans, aux côtés d’Hubert Loiselle et Luce Guilbeault. »

Un cheveu sur la langue

Il était assez piquant d’entendre François Legault, toujours lors d’un de ses points de presse redevenus presque quotidiens à l’automne, s’interroger sur le terme « réouvrir » après nous l’avoir servi pendant six mois, quand la forme correcte, ou du moins la plus préconisée, est plutôt « rouvrir ». Remarquez, la faute est bien vénielle comparée à certaines tournures du cher docteur Arruda, dont les « et cetera » le disputent aux « comme tel », et qui a fait fort dès mars, en nous permettant de « continuer à aller chercher [nos] besoins ».

Mais il est vrai que la CAQ se définit comme « un parti nationaliste moderne », la langue est l’un de ses chevaux de bataille, et ceci explique cela. Fait à signaler, malgré la pandémie qui accapare l’essentiel de l’ordre du jour gouvernemental, Simon Jolin-Barrette, le ministre de la Justice, a reçu commande de renforcer la loi 101, soit la Charte de la langue française : une loi phare adoptée en 1977 lors du premier mandat du gouvernement de René Lévesque, est-il nécessaire de le rappeler, sous l’égide du ministre Camille Laurin.

 Parlons crise

L’ancien premier ministre canadien Pierre Elliott Trudeau, aussi père de celui qui est aujourd’hui notre homme à Ottawa, abhorrait la loi 101 et l’a combattue autant qu’il l’a pu avec, comme arme ultime, la Charte canadienne des droits et libertés adoptée en 1982, et plus particulièrement son article 23 (intitulé « Droits à l’instruction dans la langue de la minorité »).

La question linguistique a, depuis, défrayé la manchette à intervalles réguliers, souvent en raison de manquements aux droits des francophones hors Québec. Raymond Théberge, le commissaire aux langues officielles, l’a remise sur la sellette fin octobre, lorsqu’il a déposé le rapport Une question de respect et de sécurité : l’incidence des situations d’urgence sur les langues officielles.

On conçoit aisément que dans ces situations, l’information joue un rôle capital. Or pour la seule pandémie de COVID-19, le rapport fait état de dizaines d’événements où les communications en français ont connu de sérieux ratés. Des gouvernements provinciaux (Ontario, Nouveau-Brunswick, Nouvelle-Écosse, Manitoba, Alberta, Saskatchewan) sont montrés du doigt, mais aussi le gouvernement fédéral.

L’échec

Pour d’aucuns, la question linguistique est dépassée. Le français leur apparaît comme une langue accessoire, sinon morte. En notre ère d’économie mondialisée, l’heure est aux citoyens du monde parlant tous le même idiome : une sorte d’espéranto où domine l’anglais.

La loi 101 devait faire du français la « langue commune », parlée autant par les Québécois nés ici que par les allophones nouvellement arrivés. Tel n’est pas le cas, et le chercheur indépendant Frédéric Lacroix analyse le phénomène dans Pourquoi la loi 101 est un échec, qui vient de paraître aux éditions du Boréal.

Selon le chercheur, la faute incombe d’abord au gouvernement fédéral qui, depuis 1979, n’a cessé de contester la loi devant les tribunaux, ce qui a eu pour effet d’en réduire constamment la portée et partant, d’affaiblir le statut du français au Québec. Le français est d’autant moins attractif que l’anglais est la langue de la majorité en Amérique du Nord et aussi celle– élément non négligeable – des empires numériques (Google, Facebook, Netflix, etc.).

Mon malaise à moi, ton malaise à toi…

L’une des conséquences durables de la Charte canadienne des droits et libertés, c’est qu’elle permet de tout contester au nom de préjudices individuels réels ou supposés, qu’il s’agisse de lois linguistiques, de cotisations syndicales, de mesures de santé publique. Ou de l’usage des mots. Mais comme disait le Joker dans le Batman de Tim Burton, « La plume est plus forte que l’épée », et les mots ont un poids,

En 1939, Agatha Christie publiait Dix petits nègres (Ten Little Niggers). À l’été 2020, ce titre tiré d’une comptine populaire est devenu officiellement Ils étaient dix à l’instigation même, semble-t-il, de James Prichard, l’arrière-petit-fils de la reine du crime. Si ma mémoire est bonne, André-Philippe Côté a ensuite fait une caricature qui montrait une ado lisant (sans doute pour son cours de français!) un livre de Michel Tremblay rebaptisé, pour la circonstance, « La femme en surpoids d’à côté est enceinte ».

Dans les années 2000, Radio-Canada diffusait la « sulfureuse » série Elles, traduction de The L Word (littéralement « Le mot en l »), mettant en scène un groupe de femmes lesbiennes, bisexuelles ou transgenres de Los Angeles. Le titre vient de ce qu’en anglais familier, surtout aux États-Unis, certains mots tabous sont mentionnés par leur seule première lettre.

De là à bannir l’usage de mots dans un contexte « académique », universitaire par surcroît, en invoquant leur caractère insultant…Qu’en penserait le regretté Aimé Césaire, l’un des fondateurs, dans les années 1930, du concept de négritude?

Et que faire, maintenant, de titres comme Nègres blancs d’Amérique, de Pierre Vallières, Le Pavillon des cancéreux (Alexandre Soljenitsyne), Les pauvres (chanson de Plume Latraverse), ou encore Je suis une maudite Sauvagesse, de l’écrivaine innue Ann Antane Kapesh? Ce livre paru en 1976 a été réédité en 2019, sous son titre original, par Mémoire d’encrier, maison montréalaise fondée par l’écrivain d’origine haïtienne Rodney Saint-Éloi…

En 1971, à la Chambre des communes, Pierre Elliott Trudeau aurait hurlé le mot en f à un député conservateur qui l’exaspérait. Mais non, a-t-il répondu aux journalistes qui l’interrogeaient à la fin de la période des questions, c’était « Fuddle duddle ».

Comme le mot est passé à l’histoire, il pourrait resservir.


L’urgence climatique existe, elle ne relève pas d’une opinion

par Juliette Burt-Briand

Avant d’aller travailler samedi matin, j’écoute la radio. Une journaliste relate les faits : bien qu’il existe une multitude de facteurs qui contribuent à la hausse en fréquence et en intensité des feux de forêt en Californie en automne, les dérèglements climatiques anthropiques amplifient et multiplient fortement tous ces facteurs de risque. Elle ajoute d’un ton grave que ce n’est qu’un début, et que nous devons nous préparer à vivre de plus en plus de catastrophes météorologiques.

Tout ça, nous l’avons déjà entendu. Pourtant, le commentateur termine l’entrevue, puis, rieur, répond : « Bon, il y a définitivement matière à débattre ! Peut-être que oui, ou peut-être qu’il ne faut pas partir en peur. » Ces paroles sont comme une claque dans la figure ou un seau de glace qu’on me vide sur la tête. Que faudra-t-il subir pour que nous décidions d’agir rationnellement, en écoutant le consensus scientifique ?

Nous connaissons les étapes à suivre pour que la vie sur la Terre puisse fleurir en santé. Nous devons exiger une transition rapide vers la fin de l’extraction de combustibles fossiles et vers l’utilisation d’énergies renouvelables. Nous devons lutter pour redresser les moyens de production afin de réellement contrôler les industries financières et énergétiques qui contribuent consciemment au ravage des écosystèmes. Nous devons financer à long terme le système de santé et la recherche scientifique pour répondre à une demande grandissante de soins équitables et de technologies propres.

Nous devons considérer l’urgence climatique dans une perspective de justice climatique, et agir en tenant compte du fait que les pays qui contribuent le plus aux émissions de gaz à effet de serre sont ceux qui en souffrent le moins et que les populations pauvres exploitées par les industries textiles et agricoles souffrent plus directement de l’instabilité des terres et de leur environnement. Nous devons encourager la démocratisation des sociétés et les processus de décolonisation afin d’assurer le bienêtre des peuples, pour qu’ils soient aptes à participer à une relance verte. Nous devons choisir les initiatives agricoles locales. Nous devons investir dans des infrastructures de transport vert, comme l’inauguration de réseaux cyclables et de systèmes de transport en commun accessibles.

Opposons-nous aux coupes forestières dans Lanaudière, sur le territoire des Attikameks, à la construction dangereusement insensée du gazoduc GNL Québec, aux projets de loi comme le 61, qui donneraient à la CAQ le pouvoir d’adopter des résolutions écocidaires. Demandons une relance économique qui repousse toute tentative d’investir dans les secteurs des énergies fossiles, qui se débarrasse des politiques de greenwashing et de langue de bois. Soyons solidaires envers les peuples partout dans le monde qui déclenchent des révolutions sociales pour obtenir une planète universellement riche et verte. Écoutons les scientifiques comme nous les écoutons pour les mesures sanitaires.

Nous sommes déjà nombreux à signer des pétitions, à manifester, à correspondre avec nos députés, à entamer des grèves et à affronter les lobbys pétroliers en exigeant qu’ils soient tenus pour responsables. Il s’agit donc de continuer à se serrer les coudes (même à deux mètres), d’être encore plus nombreux à lutter, de diversifier nos tactiques et de tenir tête à la désinformation, jeunes ou vieux.

J’entends déjà le discours réducteur qui résonne un peu partout face à ces responsabilités : les environnementalistes sont des alarmistes qui poussent leur programme politique socialiste en tenant des discours de peur. Ils sont-tu beaux, les jeunes dans la rue, ils sont donc ben cute, ils ont de la fougue, mais ils exagèrent !

Dire la réalité, ce n’est pas partir en peur, monsieur le commentateur. C’est se tenir droit debout et accepter les changements difficiles que nous devons prendre afin de survivre. C’est se demander sérieusement comment nous allons organiser une transition verte. C’est innover. Cette lutte n’est pas basée sur la peur, sur une idéologie X ou sur l’espoir. Elle est basée sur la recherche scientifique conservatrice. Elle est en vie grâce aux militantes et aux militants qui demandent des actions nécessaires pour éviter le pire, pour pouvoir respirer de l’air propre et avoir la simple possibilité de jouir de la vie et de la nature de façon durable. Nous n’avons plus le choix de bouleverser le système si nous voulons grandir en sécurité, cela ne fait aucun doute. Nous ne voulons pas subir des vagues de famine, des sécheresses, des inondations, une immigration de masse désorganisée et déshumanisante… Nous voulons vivre en communautés éco-responsables qui honorent leur responsabilité envers la génération suivante et qui ne perdent pas de vue leur lien à la Terre.

J’ai 19 ans et je suis fatiguée, comme la grande majorité. Je ne sais pas toujours quoi faire pour aider, mais tout comme je comprends pourquoi je dois porter un masque, je comprends pourquoi j’ai le devoir de m’opposer aux politiques naïves et anti-écologistes. Je suis pour une économie verte qui a du gros bon sens et je ne suis pas la seule.

Lettre d’opinion publiée dans le Devoir du 17 septembre 2020

 


Hannah Arendt, le génie de l’amitié

Par Jean Birnbaum

« Le courage de la nuance » (2/6). Contre la pensée dogmatique, certaines figures du XXe siècle ont incarné l’audace de l’incertitude. Pour la philosophe, la bêtise se combat par le dialogue sincère, où peut se déployer «l’antique vertu de modération», Journal le Monde, 24 août 2020.

Lors d’une visite sur le front de la Grande Guerre, l’empereur allemand, Guillaume II, aurait fait cette déclaration, au milieu des cadavres : «Je n’ai pas voulu cela.» Trente ans plus tard, en 1945, commentant ces mots avec, à l’esprit, un autre carnage mondial, la philosophe Hannah Arendt écrivait : «Ce qu’il y a d’effroyablement comique, c’est que c’est vrai.» Encore vingt ans plus tard, à l’occasion d’un entretien à la télévision, elle trouvera le même effet comique chez d’autres «responsables irresponsables» qui ont provoqué des massacres, à commencer par le criminel de guerre nazi Adolf Eichmann : «J’ai lu son interrogatoire de police, soit 3 600 pages, de très près, et je ne saurais dire combien de fois j’ai ri, ri aux éclats !», confiait-elle.

Ce rire-là est resté en travers de quelques gorges. Il ne fut pas pour rien dans la vaste controverse qui suivit la parution d’Eichmann à Jérusalem (1963 ; Gallimard, 1966), réflexion en forme de reportage pour le magazine américain The New Yorker, qui avait envoyé Arendt suivre le procès. Rédigé d’une plume sardonique, ce texte dépeint Eichmann non pas comme un monstre sanguinaire, mais comme un clown grotesque. Tout en regrettant que ce ton narquois ait pu blesser certains lecteurs, Arendt n’en revendiquera pas moins la nécessité.

«Je continue à penser qu’on doit pouvoir rire, parce que c’est en cela que consiste la souveraineté, et que toutes ces objections contre l’ironie me sont d’une certaine manière très désagréable, au sens du goût, c’est un fait », précisera-t-elle à la radio.

Une langue vitrifiée

Afin d’expliquer ce goût tenace, on peut mentionner une sentence du dramaturge allemand Bertolt Brecht, qu’Arendt aimait citer : «Il faut écraser les grands criminels politiques : et les écraser sous le ridicule.» Mais, aux yeux de la philosophe, ce parti pris constitue bien plus qu’une arme politique. Il engage tout un rapport à la liberté de juger. L’ironie introduit du jeu là où la pensée étouffe, elle remet le langage en mouvement. Or, pour l’autrice des Origines du totalitarisme (1951 ; Gallimard, 2002), l’expérience totalitaire est d’abord celle d’une langue vitrifiée. La «banalité du mal», cette formule d’Arendt qui a provoqué tant de polémiques, concerne moins les individus que leur discours. L’homme du mal ne dit que des banalités ; Eichmann est «incapable de prononcer une seule phrase qui ne fût pas un cliché». Peu importe qu’il soit ou non un pauvre type, l’essentiel est qu’il débite de misérables stéréotypes.

A ceux qui l’accusent d’avoir relativisé l’horreur en affirmant que chacun de nous cache un génocidaire, Arendt répond ceci : «Eichmann n’était pas stupide. C’est la pure absence de pensée – ce qui n’est pas du tout la même chose – qui lui a permis de devenir un des plus grands criminels de son époque. Cela est “banal” et même comique : avec la meilleure volonté du monde, on ne parvient pas à découvrir en Eichmann la moindre profondeur diabolique ou démoniaque. Mais cela ne revient pas à en faire un phénomène ordinaire. Il n’est pas donné à tout le monde de ne pouvoir évoquer, en montant sur l’échafaud, que les phrases toutes faites que l’on prononce à tous les enterrements.»

On l’aura compris, Arendt ne confond pas l’intelligence avec l’érudition, ni l’audace avec la culture – elle connaît assez d’intellectuels pour savoir que beaucoup d’entre eux, y compris parmi les plus prestigieux, sont aussi médiocres que dociles. «Je pouvais constater que suivre le mouvement était pour ainsi dire la règle parmi les intellectuels, alors que ce n’était pas le cas dans les autres milieux. Et je n’ai jamais pu oublier cela», se souvient cette juive allemande qui avait dû fuir son pays après la prise du pouvoir par Hitler.

Pour elle, la «bêtise» désigne plutôt un certain rapport à soi, une manière de coller à ses propres préjugés, jusqu’à devenir sourd aux vues d’autrui. Vous vous adressez à quelqu’un et vous avez l’impression de parler à un mur ? A coup sûr, vous touchez du doigt la bêtise. Celle qui permet à un homme de faire fonctionner une immense machine de mort sans éprouver le moindre scrupule, parce que son entendement tourne à vide, et que ce pur fonctionnement le comble.

 

La pensée, un héroïsme ordinaire

En cela, Arendt s’enracine profondément dans la philosophie antique, et d’abord dans l’héritage socratique. Si son ironie déstabilise ses interlocuteurs, ce n’est pas pour les paralyser, mais au contraire pour les obliger à s’arrêter une seconde, à faire un retour sur eux-mêmes, à renouer avec la liberté. Pas de pensée sans dialogue, avec les autres et, pour commencer, avec soi. «Parler avec soi-même, c’est déjà, au fond, la pensée», souligne-t-elle.

Avoir une conscience aux aguets, se montrer capable d’entrer dans une dissidence intérieure, voilà le contraire du mal dans sa banalité : pour Arendt, la pensée est un héroïsme ordinaire.

D’où son insistance sur le «manque d’imagination» d’Eichmann, l’impossibilité qui était la sienne de se mettre à la place des autres.

C’est aussi la raison pour laquelle cet héroïsme de la pensée se confond largement, chez elle, avec le génie de l’amitié : «C’est seulement parce que je peux parler avec les autres que je peux également parler avec moi-même, c’est-à-dire penser.» Le parcours intellectuel de la philosophe est structuré par cet idéal de l’amitié, à la fois explication avec l’autre et élucidation de soi. Toute jeune déjà, la petite Hannah, qui est née à Hanovre, en 1906, de parents socialistes et cultivés, se montre sans cesse avide de rencontres. A 6 mois, «elle est en très bons termes avec n’importe qui, à quelques exceptions près, et adore l’effervescence», note sa mère, Martha, dans le journal quotidien qu’elle tient sous le titre Unser Kind («Notre enfant»), publié dans A travers le mur. Un conte et trois paraboles, d’Hannah Arendt (Payot, 2017). A 3 ans, tout en manifestant le désir de se forger une langue à soi, Hannah apparaît «extrêmement vive, toujours impétueuse ; et très chaleureuse avec les étrangers».

Plus tard, elle gardera ces traits de caractère : parfois cassante et même vacharde, elle ancrera son impatience dans une générosité exigeante. En 1914, alors que son père vient d’être emporté par la maladie, la fille de 7 ans console sa mère à la manière d’une vieille camarade : «Tu sais, maman, cela arrive à beaucoup de femmes.» Dès lors, elle qui n’aura jamais d’enfant s’adressera toujours en amie à ses proches, parents, maris, amants ou même résumés ennemis.

 

Une prudence tout sauf théorique

En 1933, après avoir été arrêtée à Berlin pour «propagande mensongère», Arendt tombe sur un policier apparemment mal à l’aise avec le nouveau pouvoir nazi, et qui lui inspire d’emblée confiance. De fait, il lui permettra de sortir et donc de quitter le pays : «Cet homme qui m’avait arrêtée avait un visage si ouvert, si honnête», se souviendra Arendt. Au même moment, elle verra se fermer bien d’autres faces, et cette déception orientera désormais son rapport au monde : «Vous savez ce que c’est qu’une mise au pas. Cela signifiait que les amis aussi s’alignaient ! Le problème, le problème personnel n’était donc pas tant ce que faisaient nos ennemis que ce que faisaient nos amis», se souvenait cette réfugiée qui avait gagné la France, où elle fut internée au camp de Gurs, dans les Pyrénées, avant de s’évader et de s’exiler aux États-Unis, en 1941.

Dès lors, à travers les années de précarité matérielle, morale et juridique (elle reste apatride pendant dix ans), Arendt va envisager l’amitié comme l’unique espace où peut se déployer «l’antique vertu de modération», le seul lieu qui fait droit à cette pluralité où elle discerne le cœur de notre condition humaine : «Exercer une influence, moi ? Non, ce que je veux, c’est comprendre, et lorsque d’autres gens comprennent eux aussi, je ressens alors une satisfaction comparable au sentiment que l’on éprouve lorsqu’on se retrouve en terrain familier», dit-elle.

Arendt refuse de se dire philosophe, préférant se présenter comme «écrivain politique». Et de même que sa prudence est tout sauf théorique, puisqu’elle s’enracine dans les années de fuite et la «patience active» des parias, de même son effort d’imagination se porte moins sur les idées que sur les personnes, leur honneur vulnérable, leur dignité possible. En ce sens, quiconque voudrait découvrir l’œuvre d’Arendt devrait commencer non par tel ou tel volume théorique, mais par la correspondance si sensible, si complice, avec Heinrich Blücher, son second mari, ou par le recueil d’hommages émus intitulé Men in Dark Times (« Des hommes dans les temps sombres ») et traduit en français sous le titre Vies politiques (Gallimard, 1974). On y trouve notamment des textes magnifiques consacrés à la «politesse du cœur» qui distinguait le romancier Hermann Broch, à la bouleversante solitude du critique Walter Benjamin, qui s’est donné la mort, en 1940, à Port-Bou (Pyrénées), pour échapper à l’arrestation, ou encore au politologue Waldemar Gurian, à propos duquel Arendt écrit : «Il avait accompli ce qui est notre tâche à tous : établir sa demeure en ce monde et la bâtir sur la terre grâce à l’amitié.»

Même quand elle semblera péremptoire, comme elle le fut parfois dans sa manière de prendre position contre la guerre du Vietnam ou pour les droits civiques aux États-Unis, Arendt restera fidèle à cette conception de l’amitié comme désir de la confrontation sincère. Opposer l’idéologie à l’idéologie et les slogans aux slogans, lui apparaîtra toujours comme un signe de lâcheté. A ses yeux, les certitudes des «sectes» intellectuelles seront bien moins éclairantes que la «lumière incertaine, vacillante et souvent faible» des êtres chers. Lire ses textes, en hériter aujourd’hui, c’est relancer un art de la nuance qui se confond avec la revendication de l’ironie et l’exigence de l’amitié.


Aménagement urbain et transport en commun à Québec

par Marc Boutin, conférence à l’ÉNAP, 14 mai 2015

Bonsoir, je suis géographe, j’ai étudié en géographie urbaine et je fais du journalisme à Droit de Parole, un journal communautaire de Québec. Je vais vous présenter la situation actuelle à Québec et d’où nous vient le système de transport en commun que nous avons aujourd’hui. Je vais devoir faire un peu d’histoire afin de comprendre d’où nous venons. Il y a un lien très intéressant à faire entre aménagement urbain et transport en commun. Normalement les réseaux de transport constituent l’épine dorsale des villes. Le réseau autoroutier représente le squelette de la ville de Québec par rapport au transport en commun qui n’est ici qu’un système secondaire. L’aménagement urbain est souvent dépendant de ces réseaux qui précèdent souvent les phases de développement qui vont venir s’y greffer.

La situation actuelle découle de la rénovation urbaine des années 1970. Tout s’est passé très rapidement entre 1970 et 1975. C’est venu comme une explosion de la ville. Sur cette carte, vous pouvez observer Québec en 1955. C’est une ville extrêmement dense, où vivent presque 20 000 personnes au km2, de loin la plus dense au Canada. C’était une ville où le piéton dominait parce qu’il n’y avait pas beaucoup d’automobiles. À l’époque, le tramway constituait son épine dorsale. D’abord c’est une ville qui a très peu de boulevards contrairement à Montréal qui est fait comme un damier. Avant la rénovation urbaine, Québec était une ville tortueuse avec des rues étroites. Tout cela faisait d’elle une ville très urbaine, très ramassée sur elle-même, comme il en existe très peu en Amérique du Nord. Il y a Boston avec une histoire qui ressemble à celle de Québec.

Par ailleurs, c’était un centre-ville impénétrable, c’est ce qui a fait qu’un parti municipal est arrivé qui s’appelait le Progrès civique du maire Lamontagne. Celui-ci voulait que l’industrie touristique s’installe à Québec et pour cela il fallait construire des grands hôtels comme le Hilton ou l’Auberge des Gouverneurs et désengorger le centre-ville. Avant c’était du tourisme artisanal où les gens qui avaient de grandes maisons pouvaient louer quelques chambres pendant la saison estivale. Il y avait aussi de petits hôtels en dehors du Château Frontenac, du Clarendon et de l’Hôtel du Palais qui est devenu l’Auberivière. C’était une ville où les monopoles n’avaient pas de prise. Auparavant, il y avait le maire Wilfrid Hamel qui laissait aller les choses. Cela a fini par irriter les commerçants qui se sont dit : « Il faut changer les choses. » Ils avaient en parti raison parce que l’économie de la ville était assez stagnante.

Il y avait aussi de nombreux quartiers qui avaient besoin d’être rénovés. Alors, lorsqu’est arrivé le maire Lamontagne, il n’a pas annoncé ce qu’il allait faire, il a simplement dit qu’il allait rénover la ville. Sauf que la fameuse rénovation urbaine était en fait une entreprise de démolition à grande échelle. C’est un peu comme la Révolution tranquille, ce n’était pas tranquille et ce n’était pas une révolution. L’explosion des années 1965-1975 correspond au développement d’un réseau autoroutier qui a provoqué un immense étalement urbain de la population de la ville de Québec et une dévitalisation du centre-ville. C’est maintenant une ville complètement à l’opposé de ce qu’était l’ancienne ville et on a plaqué sur celle-ci l’antithèse de 350 ans d’histoire.

carte 1

C’est tout un choc, car si les villes n’ont pas de sexe, elles ont un genre. On a pris une ville qui était à un extrême dans son genre et on l’a transformée en un autre extrême. D’une ville de piétons à haute densité, nous avons fait le contraire, une ville entièrement consacrée à l’automobile. Québec a subi un choc terrible dans son histoire, un choc qui débute en 1965. La ville a multiplié sa surface par 20. Sur cette carte, ce que vous apercevez en noir, c’est la fonction résidentielle, les banlieues dortoirs. Les parties quadrillées correspondent aux anciennes villes historiques qui ont été annexées, Québec, Charlesbourg, l’Ancienne Lorette, le Vieux-Beauport, le Vieux-Lévis, St-Romuald, Charny sur la Rive-Sud. Dans les espaces blancs on retrouve les secteurs industriels, les entrepôts et les lieux commerciaux. C’est une ville où les fonctions sont séparées où l’on retrouve les bureaux d’un côté, l’Université plus loin, les centres d’achat ailleurs, et les lieux où les gens habitent. C’est la ville de l’auto-boulot, auto-dodo, auto-cadeau, etc. C’est l’automobile qui va d’une fonction à l’autre alors qu’au centre-ville on retrouve encore une vie de proximité où différentes fonctions sont rassemblées. Les gens qui habitent près de leur travail n’encombrent pas les autoroutes. C’est un endroit, les vieux quartiers, où l’automobile ne règne pas en maître.

La ville qu’on nous a imposée est une ville éclatée. C’est impossible de vivre à Val-Bélair et d’aller à l’Université Laval à pied. À cause des obstacles naturels, des voies ferrées et des liens autoroutiers, il est parfois impossible de circuler à pied ou à vélo d’un endroit à l’autre. Ce qui est particulier, c’est que ce réseau autoroutier n’a pas réussi à passer à travers le centre-ville parce que la population a résisté. Surtout dans les groupes populaires, moi je me suis beaucoup impliqué dans le comité R-10 à St-Roch. Ça a été une victoire d’empêcher que les autoroutes détruisent le centre-ville comme cela était planifié par les décideurs. Par exemple, l’autoroute de la Falaise était sensée passer sur Saint-Vallier Est en rasant toutes les maisons de la rue Arago. Le boulevard Champlain était une autoroute qui était sensé traversée la Cap-Diamant pour ressortir sur l’autoroute Dufferin dans St-Roch où il y aurait eu un échangeur. Ils avaient même projeté un lien direct qui traversait le fleuve vers Lévis.

L’autoroute Laurentien était sensée monter la Côte Sherbrooke et traverser vers l’Est le quartier St-Jean-Baptiste. Imaginez la destruction sauvage des quartiers historiques où ne subsistait que le Vieux Québec désormais réservé à l’industrie touristique. Une autre particularité de Québec, c’est que le centre a résisté à ce réseau énorme. Mais malgré cette résistance, Québec en l’an 2000 était la ville qui avait le plus de km d’autoroute au monde par habitant. 20 km d’autoroute par 100 000 habitants, la moyenne en Amérique du Nord est de 10 km par 100 000 habitants.

carte 2

Il y a des villes, comme Boston ou New York, qui ont 5 km par 100 000 habitants, des villes qui sont très peuplées. Québec, si on prend l’agglomération au complet, c’est 800 000 personnes maximum en incluant la Rive-Sud. Nous avons 145 km d’autoroute, c’est la même chose qu’à Pittsburg où l’on retrouve 2 millions d’habitants. Alors nous avons une ville avec un réseau qui pourrait soutenir une population d’au moins 2 millions d’habitants, cela signifie que l’on paie trois fois plus cher pour nos infrastructures qu’une ville normale devrait avoir.

Pourquoi sommes-nous pris avec cela ? Je ne sais pas si vous avez remarqué, mais Québec c’est la ville des autobus en transit. À chaque fois que nous voyons « autobus en transit », il y a un chauffeur qui est payé pour transporter personne. C’est un système de transport où chaque banlieue a ses autobus qui vont au centre-ville. Tous les circuits 200 et 300, ce sont des chauffeurs qui s’en viennent le matin avec leur monde et retournent vide chercher d’autre monde. Le soir, c’est le contraire. De plus, à cause de l’absence de grands boulevards, cela impose un réseau de transport en commun basé sur les autoroutes où on ne peut pas s’arrêter pour ramasser du monde en chemin. Alors, à cause du réseau autoroutier, nous avons une ville où le système de transport en commun est obligé d’utiliser ce réseau s’il veut se rendre assez rapidement au centre. S’il y a certaines voies réservées qui allègent le trajet, il reste que cela nous coûte très cher. La mairie vient de nous annoncer un nouveau réseau rapide qui fait 35 km de long et va virer jusqu’à Lévis. C’est en fait un projet qui va provoquer encore plus d’étalement urbain.

Par contre, le Métrobus joue un rôle structurant parce qu’il circule sur les boulevards où la population est concentrée. C’est un circuit urbain qui est bien achalandé et il joue le rôle de transport urbain. Tandis que les circuits 200 et 300 jouent le rôle de la banlieue et de l’étalement urbain. Donc, cette nouvelle forme urbaine qu’on nous a imposée, c’est elle qui détermine les transports que nous avons aujourd’hui à Québec. La faiblesse que je vois avec l’autobus, c’est qu’il est comme une doublure de l’automobile parce qu’il utilise le même réseau que l’automobile qui est celui des rues asphaltées.

Tout à l’heure, nous avons parlé d’électrification. Je crois que c’est la seule solution pour le transport. Pourquoi ? Si un promoteur veut construire un cinéma, il a besoin d’un grand stationnement, il s’en va près d’une autoroute où les terrains sont moins chers qu’au centre-ville. Mais si ce même promoteur était dans une ville où il y a un réseau de tramway, il raisonnerait totalement autrement. Si je veux avoir mon monde, il va falloir que je me rapproche du réseau de tramway. Qu’est-ce que fait le réseau de tramway s’il n’est pas pensé pour desservir les gens à 40 km du centre-ville ? Les promoteurs vont se rapprocher du centre et finalement nous allons avoir, avec les années, une ville qui sera beaucoup plus ramassée, plus dense, qui va être plus urbaine.

Le modèle existe en Amérique. Moi celui que j’ai tendance à présenter pour Québec qui a 400 d’histoire, c’est Boston. C’est une ville qui ressemble beaucoup à Québec dans son développement. Même si on n’y retrouve pas de montagnes comme à Québec, mais plutôt de petites collines, c’est une ville qui est habitée dans son centre et qui a su préserver de superbes quartiers résidentiels qui ne sont pas tous des quartiers riches. Il y a un quartier qui correspond à notre quartier historique, là où la révolution américaine a eu lieu, où les touristes se ramassent, mais ce quartier est plein d’écoles primaires, avec des familles. C’est un centre-ville très vivant qui a beaucoup à nous apprendre. Le maire Labeaume est allé visiter Chicago et ailleurs, des villes qui ne sont pas des villes du même genre que Québec. Je parle de Boston parce qu’on y trouve un service de transport en commun qui est très efficace et qui est un modèle.

Alors qu’est-ce qui arrive ? Nous on veut proposer quelque chose à Québec dans le transport en commun. On nous propose un service rapide par bus, SRB, qui partirait du secteur d’Estimauville, passerait sur le boulevard des Capucins, un endroit isolé où les gens ne se sentent pas en sécurité le soir, puis à des endroits peu peuplés comme si on voulait développer des secteurs à faible valeur foncière plutôt que de desservir une population réelle. Le SRB circule quelque km sur les autoroutes Charest et Robert Bourassa pour aller rejoindre l’Université, puis s’en va sur la Rive-Sud jusqu’au vieux Lévis. Je pense qu’il a 35 km de long. Un circuit qui va aussi loin va certainement être un outil d’étalement plutôt qu’un outil de densification. Pour une ville comme Québec, les transports qui veulent densifier la population au centre-ville ne doivent pas excéder 5 à 7 km dans un sens et 5 ou 6 km dans l’autre sens. Ce qui fait que la ville aura tendance à se densifier. Donc, il faut éviter d’aller trop loin. À Montréal ou Toronto, il y a des trains de banlieue qui desservent la lointaine banlieue, mais on parle ici de population de 4 à 6 millions d’habitants.

À Québec, avec ce qu’on nous propose actuellement comme transport, on passe à côté parce qu’on aurait besoin d’un service électrifié et la grosse force de celui-ci c’est qu’il possède son réseau autonome qu’il ne partage pas avec les automobiles. Il n’utilise pas les rues asphaltées il est sur rails et il est totalement indépendant.

La faiblesse que nous avons, c’est que nous avons ce réseau autoroutier comme seule épine dorsale. Ici, l’autobus vient compenser pour l’automobile. L’idée c’est que ceux qui doivent prendre l’autobus, ce sont des gens pauvres.

Ce n’est pas un service qui concurrence l’automobile. Si nous sommes pris avec le réseau autoroutier, cela ne nous empêche pas d’avoir un réseau de transport sur rail qui pourrait concurrencer le réseau automobile, nous aurions ainsi une ville avec une plus grande vitalité. Pendant qu’on nous parle d’éco-quartiers, ceux du centre-ville sont laissés à eux-mêmes alors que ce sont eux les véritables éco-quartiers. On veut démolir le Centre Durocher dans Saint-Sauveur et on n’investit pas dans nos quartiers centraux. On ferme l’Hôtel-Dieu pour l’envoyer plus loin, on veut fermer le marché du Vieux-Port comme on a fermé auparavant les cinémas. Cette ville centrale est laissée à elle-même. Oui la ville est dynamique, quand on prend la grande agglomération de 800 000 habitants qui est étalée des deux côtés du Saint-Laurent sur pratiquement 100 km. Elle commence à Château-Richer et elle s’en va jusqu’à Neuville, des deux bords du fleuve. C’était la ville la plus dense au Canada en 1955 et maintenant c’est la plus étalée. Une notion importante pour la vitalité urbaine, c’est celle d’avoir un double réseau concurrentiel. Où il y a un réseau qui vient soutenir l’autre, à ce moment-là, la ville urbaine et la ville rurale peuvent se dynamiser l’une l’autre au lieu de se nuire. L’étalement urbain n’est pas terminé encore parce que le Phare de 65 étages qu’on nous impose à la tête des ponts, c’est aussi de l’étalement urbain. Une autre chose qu’il faut savoir en aménagement urbain, c’est que les gratte-ciels ne sont pas des outils de densification, c’est un outil d’étalement. C’est sûr qu’un gratte-ciel si on le calcule au mètre carré, c’est de la densification, mais ce n’est pas comme cela qu’on doit compter. Il faut évaluer ses répercussions sur de grandes surfaces.

Ce gratte-ciel va engendrer des banlieues dortoirs jusqu’à Saint-Antoine-de-Tilly, à Saint-Catherine-de-la-Jacques-Cartier, à Neuville et à Donnacona. C’est ce qui va arriver, la ville va s’étaler vers l’ouest parce que cela ne sert à rien de dire que le centre-ville est à Ste-Foy, le centre ville de Québec n’est pas plus à Ste-Foy que le Rond-point de la défense à Paris est au centre de la ville. C’est impossible ! Ste-Foy est une banlieue automobile. Qu’on y construise tous les gratte-ciels que l’on veut, cela ne changera rien. Dans la première image que je vous ai montrée, Ste-Foy était un champ comme toutes les banlieues que je vous ai montrées. Avec le développement autoroutier, Ste-Foy est devenue une banlieue automobile.

Ce qu’il faut ramasser c’est la ville urbaine, celle qui est autour de nous et celle qui existait autrefois. Le dynamisme d’une ville vient de son dynamisme urbain. C’est pour cela que lorsque je vous parle de ce double réseau qui est à la base de la vitalité, je compare cela au corps humain où l’on retrouve un système nerveux, un système sanguin et un système osseux. Ce sont ces trois systèmes qui font la vitalité de notre corps. Le système autoroutier est un peu comme le système osseux, le transport en commun c’est un peu comme le système sanguin, et le système nerveux correspond au réseau électrique. Alors vous avez dans ces systèmes cette force des réseaux autonomes qu’il faut redonner à Québec au niveau des transports. À cause du climat, nous devrions avoir des villes plus ramassées qui seraient ainsi plus facile à chauffer parce que la mitoyenneté des maisons c’est plus facile à chauffer. Donc, cette ville étendue ne correspond pas à notre climat tandis que la ville urbaine, ses maisons sont collées les unes aux autres. C’est plus logique, c’est plus économique, c’est plus pratique, c’est plus convivial et au niveau environnemental, c’est beaucoup plus sain.

En hommage à Marc Boutin qui nous a quitté subitement le 30 octobre 2020.

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