Wet’suwet’en
Résister au rouleur-compresseur des compagnies minières, forestières et pétrolières, c’est faire l’histoire en donnant vie à un protagoniste susceptible de rallier les forces d’opposition à la destruction de l’environnement pour satisfaire la croissance infinie. Cette course vers la mort pour satisfaire les actionnaires est arrêtée dans son élan par ceux et celles qui se dressent sur leur route au nom de la protection de la Terre-Mère. Qui plus est, s’interposer au risque de perdre sa liberté, dans le vide existentielle de la société de consommation, anxiogène et déprimante, donne sens et dignité, des raisons d’être et d’espérer aux nouvelles générations.
Wet’suwet’en sera le point de bascule de l’histoire du Canada où nos gouvernements apprendrons à dire aux investisseurs: « Nous ne pouvons pas faire cela parce que la population refuse. » Oubliez les lois écrites par et pour le capital, nous entrons dans une ère nouvelle de l’histoire de l’humanité. Et cette lutte doit être menée au Canada, dans un État de droits où les autorités ne peuvent assassiner les opposants comme c’est le cas ailleurs dans le monde. Dans ce combat, la résistance culturelle s’avère essentielle pour réaffirmer le sens des valeurs authentiques, redécouvrir la caractère sacré de la Terre-Mère et celui de la véritable démocratie des petites communautés qui délibèrent et s’autogouvernent en harmonie dans le respect de chaque membre.
Les projets écocidaires et criminels de doubler la production des sables bitumineux doivent être arrêtés. Cela équivaut à la pollution de toute la Californie et ses cratères sont visibles depuis la lune. Sinon, nous courons au suicide alors que nous sommes un pays développé ayant la capacité de se tourner vers des alternatives autres que d’être un simple pays exportateur de matières premières polluantes. Développons l’autosuffisance en toute chose, en commençant par redonner à ce pays des racines et une culture.
Je frémis aux sons des chants et des tambours, je célèbre leur résurgence comme entités collectives qui réclament leurs droits d’aînesse et leurs privilèges sur ces terres que le colonialisme leur a usurpées au nom de la civilisation blanche, chrétienne et occidentale, pour engraisser le système capitaliste et ses abus. Parce qu’avec eux, le Canada sera ou ne sera pas, c’est-à-dire que nous avons la chance qu’ils soient encore présents parmi nous. Nous devons participer à leur restauration parce qu’ils sont à la fois la racine et l’âme de cet immense territoire. Sans eux, le Canada n’est qu’un entrepôt de marchandises à qui Lord Duram peut dire : « Un pays sans histoire et sans identité, perdu en ce monde sans avoir rien d’original à apporter aux autres nations et sans véritable raison d’être. Un contenant vide de sens à qui tous les cadeaux de la nature ont été faits. Une série B en Amérique du Nord, impliquée dans toutes les guerres coloniales de l’OTAN.»
Extinction rébellion arrive à point, les groupes environnementaux et les luttes de résistance des Premières Nations doivent s’unir. C’est un combat qui a aussi lieu dans l’imaginaire collectif, dans l’interprétation du monde et des rêves auxquels nous saurons donner vie! Pour cela, il faut oser rompre avec les anciens paradigmes qui nous gouvernent.
Yves Carrier
Spiritualité et citoyenneté
PROPHÈTES, BLASPHÉMATEURS, ATHÉES, MÊME COMBAT
Le combat consiste à se débarrasser des mauvaises conceptions que nous avons de la divinité. Les voies de Dieu étant impénétrables, tous les moyens sont bons pour nous faire progresser dans la spiritualité, même ceux qui paraissent douteux, à condition de ne pas perdre de vue la finalité. Évidemment, cette argumentation est bien discutable.
Le prophète, qui dénonce les déviations de la religion et surtout de ses émissaires, est d’ailleurs souvent qualifié par les ténors de l’ordre religieux de blasphémateur. C’est arrivé à Jésus qui n’était pourtant pas le dernier venu, mais l’avant-dernier, avant Mohammed. Quant aux dieux romains, grecs, et plusieurs autres, sans oublier le Dieu de l’Ancien Testament, je crois qu’il valait mieux s’en débarrasser. Encore que Celui de la Bible a évolué avec le temps, à moins que ce soit la perception que l’on en a qui s’est transformée.
Souvent notre conception de Dieu est par trop anthropocentrique. Dieu y devient de l’être humain une copie idéalisée à laquelle on attribue plein de qualités et parfois aussi des défauts dans les vieilles mythologies. Un Dieu qui nous semble trop humain est justement trop humain pour être un Dieu. Mais Dieu, c’est quoi? Sûrement pas un vieux bonhomme ventru à barbe blanche qui regarde en cinémascope la saga de sa création. Dieu, qu’ossai ça? D’abord existe-Il? Pas comme on l’entend, d’ailleurs. La question de son existence est un faux problème. Parce qu’une existence, ça commence, ça se poursuit et ça se termine. S’il y a existence, cela ne peut être que par le biais de l’incarnation : Jésus, si l’on y croit.
Je ne blasphème pas! Enfin, je pense. Je pense, donc je suis, a dit l’autre, Descartes, je crois. Mais Jésus l’a dit aussi. Je suis celui qui est, a été et sera. On dépasse ici la simple existence. Il s’agit d’essence, l’être au fond derrière l’existence, et qui la sous-tend. Exister, m’a expliqué ce vieux filou d’Heidegger, sale nazi par ailleurs et antisémite, signifie ce qui sort de l’être, ex et ister, qui est une forme du mot être. Exister est donc le propre de l’être qui sort dans le monde, daseinen, en allemand, être dans le monde, être en situation, être pour la mort.
Mais comment Jésus peut-Il dire pareille insanité, à savoir qu’Il est, a été et sera? C’était tout simplement blasphématoire aux yeux du Sanhédrin, le conseil religieux en charge de la foi. Car Dieu est une essence, un pur esprit, une idée, un ensemble de valeurs qui d’ailleurs peuvent entrer en conflit au sein de notre conscience. Et notre conscience, chaque conscience, est le lieu de la rencontre privilégiée avec l’essence, le lieu de son incarnation. Disons que pour Jésus ça été plus réussi que pour nous. Cela dépend de notre progression spirituelle à travers nos différents niveaux de conscience. Le blasphémateur, le rebelle, l’athée, et le prophète bien souvent davantage, sont à des niveaux plus élevés que ceux qui sont dans la surconsommation ou dans l’obéissance aveugle à quelques gourous ou religieux qui s’attribuent le rôle d’interprètes de la volonté de Dieu. Voilà le danger de religions et d’idéologies dont les prêcheurs se voient comme des messies.
Le blasphémateur en réalité s’insurge contre la manipulation de l’idée de Dieu pour en faire un instrument de pouvoir. La religion, comme institution, est un dangereux mélange explosif entre pouvoir et spiritualité. Les deux sont nécessaires à l’humain, mais avec discernement. On connaît le pouvoir d’une spiritualité qui est manipulée, mais il faut acquérir une spiritualité du pouvoir, et c’est là le travail de la politique pour le peuple et par le peuple.
Robert Lapointe.
Transition juste ?
« Transition juste »? Pour qui?
La commission parlementaire qui étudiait le projet de loi 44 qui porte sur « la gouvernance efficace de la lutte contre les changements climatiques » fut l’occasion pour le ministre québécois de l’Environnement, Benoit Charrette, de se prononcer sur les recommandations de réduction des émissions des gaz à effet de serre du GIEC (Groupe international des experts sur l’évolution du climat) de 50% pour l’horizon 2030.
Pour le ministre, des cibles qui répondraient aux exigences de la science climatique constitueraient un objectif « irréaliste » et une transition « radicale » dommageable à l’économie, préférant plutôt vouloir effectuer une « transition juste » au nom de la défense des travailleurs québécois.
En tant que membre du Mouvement des travailleuses et travailleurs chrétiens (MTC), j’ai grandement à cœur le souci des intérêts de ces derniers. Mais je suis aussi immensément préoccupé du bien-être de nos enfants et petits-enfants, ces travailleuses et travailleurs d’aujourd’hui et de demain qui n’ont pas de centrales syndicales ou de groupes représentatifs qui aillent défendre leurs intérêts devant la commission parlementaire sur le projet de loi 44.
Libre à M. Charrette de rejeter les exigences de la science qui nous présente l’état des faits sur l’urgence actuelle. Mais de grâce, qu’il ait la décence de ne pas le faire au nom d’une « transition juste », concept vague à souhait, dont on n’a jamais défini les tenants et aboutissants, et dont on n’a jamais vu l’ombre d’un plan d’action avec objectifs, échéanciers, et modes d’évaluation qui soient soumis au débat public, pour qu’on puisse évaluer leur pertinence devant notre potentielle perte de contrôle sur le climat.
Qu’on se le dise! Notre retard collectif à procéder à une transition à la mesure de l’urgence climatique est de l’ordre de l’injustice face aux générations qui nous suivent, rendant inopérant et dépassé le concept de «transition juste ». Celui-ci ne doit pas occulter l’urgence amplement démontrée par la multiplication des extrêmes climatiques et l’augmentation de leur intensité auxquelles nous assistons partout sur la planète. La justice pour les uns ne doit pas s’appuyer sur l’injustice pour les autres.
Pierre Prud’homme
Président du MTC de Montréal
Souveraineté autochtone
Entrevue avec Pierrot Ross-Tremblay : Souveraineté autochtone, résistance et production de l’oubli culturel
12 février 2020
Extrait publié dans le journal Coup de chaleur (2020) de la Convergence des luttes anticapitalistes
https://www.clac-montreal.net/fr/node/734
Ceci est un extrait d’une entrevue originalement plus longue avec l’auteur et résistant Pierrot Ross-Tremblay, Essipiunnu (Innu Essipit). Il a publié récemment le livre «Thou Shalt Forget : Indigenous Sovereignty, Resistance and the Production of Cultural Oblivion»1. Cette entrevue a été réalisée avec l’aide de «Ni Québec, ni Canada: projet anticolonial»2.
Cet article est la réponse de l’auteur à la question suivante : Comment entrevoyez-vous les pistes d’actions qui permettent à la fois d’articuler collectivement pour les Premiers Peuples la revalidation de vos souverainetés ancestrales, de bâtir un mouvement commun qui nous unisse, et de protéger les territoires ?
D’abord, il est fondamental que les récits de nos résistances soient connus, que nos traditions intellectuelles porteuses de nos conceptions soient largement rétablies comme points de référence valable pour penser le présent, garder vivace la vision et l’esprit révolutionnaire d’une manière d’être au monde et d’interagir avec le vivant. Les personnes maîtrisant nos langues, nos savoirs, en particulier les Aînées, et surtout les grands-mères, doivent reprendre une place centrale dans les espaces décisionnels. On ne peut plus se priver de leurs savoirs, conscience, souci éthique, vision intergénérationnelle et intelligence politique, de leur sens de la santé et de la justice. Les bureaucrates, les experts en communication, les comptables, les avocats surtout, se sont largement substitués à l’indispensable parole des Aînés; cette accaparement du pouvoir a eu des conséquences éthiques profondes dont nous saisissons mieux l’ampleur aujourd’hui. Cela a eu un impact en particulier sur notre conscience de nos relations avec le vivant, et des sources réelles de nos lois et souverainetés ancestrales. La marginalisation de nos modes décisionnels ancestraux par des «représentants» fondant leur autorité sur des structures coloniales a aussi engendré une certaine cécité des nôtres quant à l’impératif d’une résistance permanente à l’occupation. Ces usurpations sont alimentées par des pulsions d’accumulation matérielle à tout prix, fantasmes d’être aimé et reconnu par la société et les institutions coloniales, par peur d’être identifié comme trop critiques ou radicaux, etc.
Ensuite, il faut continuer à ouvrir des espaces et cercles comme nous l’avons fait ces dernières années, à l’extérieur des instances du pouvoir colonial, notamment à l’extérieur de la structure exogène 3 du conseil de bande. Ces lieux où les gens se rencontrent, réfléchissent ensemble aux besoins communs et transforment ces savoirs communément produits en actions concrètes. Actions qui donnent un corps à nos visions communes, qui dirigent et propulsent de manière consensuelle notre grand canot. Qui peut le faire à notre place ? La recherche génère ces instances de libération où tous peuvent également parler et libérer leur récit et esprit, et où une intelligence collective est générée, ou un nouveau récit se matérialise, et surtout où on trouve des solutions concrètes à nos défis communs. Seules des solidarités denses et effectives vont matérialiser nos visions communes. Il est particulièrement critique que les gens ayant été victimes d’abus de toutes sortes, dont les abus de pouvoir, puissent se raconter. Ils savent mieux que quiconque dire si une autorité est légitime ou pas. Il est vital d’accéder à l’intelligence des femmes sur le sujet. On a un ménage à faire dans notre maison, surtout chez les hommes, et il y a beaucoup de choses à sortir et à guérir : Pour retrouver un vrai sens de la justice et une puissance intérieure optimale, pour retrouver l’esprit de famille et la force irrépréhensible d’un mouvement indigéniste et collectif, il faut se décoloniser de l’intérieur et psychologiquement.
En ce qui concerne la communalité de nos initiatives, les forces révolutionnaires autochtones, allochtones et aussi internationales doivent inévitablement confluer et s’unir en vue d’en arriver à une transformation effective, pour une libération réelle des griffes coloniales mortifères, et pour une transition autant épistémologique que politique et écologique. L’idée de domination de la nature et des humains par les humains n’est plus tenable. La défense d’Assi (Terre), nos obligations envers les générations futures et la dignité humaine sont des engagements transversaux qui résonnent profondément en nous tous. Vous comprendrez qu’étant des micro-groupes contraints de vivre dans des conditions souvent exécrables, il ne faut pas nous mettre la responsabilité de transformer toute la société coloniale et d’apporter des remèdes à tous les maux de votre société. Ce serait injuste et écrasant. Mais ce que les Premiers Peuples peuvent apporter, je pense, c’est une vision ancienne, profonde et viable, une direction pour un véritable plan de transition avec le moins de heurts possible. Il est temps de recycler ce qui peut l’être, de réorienter le navire en vue de concrétiser des visions trop longtemps gardées sous silence et enfin permettre la naissance de nouveaux designs, non conçus pour dominer et anéantir, mais pour nourrir et rendre plus forts, plus dignes. Nos approches sont ancrées dans des cosmogonies et des sciences d’une richesse insoupçonnée ainsi que foisonnante de philosophies et d’éthiques, faisant l’apologie de l’humilité, du respect, de la frugalité, de l’impératif de l’entraide, de la valeur du consentement et du consensus. Des remèdes aux postures non-viables nous ayant été imposées depuis plus de 4 siècles. Puissions-nous accéder à ces perspectives moins matérialistes et nourrir un monde post-anthropocentrique, post-misogyne, à l’esprit trans-générationnel et cosmopolitique.
Notre espèce est devant un choix vital. Les gens qui nous entourent demeurent ceux avec qui nous ferons concrètement la nouvelle révolution; un changement inédit de posture face à la Terre et à nous-mêmes comme humains. Pour optimiser la confluence, il faut adresser deux critiques fondamentales que les penseurs autochtones ont tendance à faire aux mouvements révolutionnaires : leur «urbanité» et leur nihilisme ou vision réduite de la vie. Or, la complémentarité dans nos approches et la responsabilité relationnelle sont clés. Nous sommes devant des choix inévitables en tant qu’êtres humains. Mais pour de plus en plus d’entre nous, et surtout chez la génération montante, le choix est déjà fait. Et il n’y a plus beaucoup d’options pour permettre aux générations qui viennent d’exister.
- Pierrot Ross-Tremblay, Thou Shalt Forget : Indigenous Sovereignty, Resistance and the Production of Cultural Oblivion, University of London Press (2019).
- Une entrevue plus longue sera accessible sous peu au site web niquebecnicanada.anarkhia.org
- Exogène est l’opposé d’endogène; une structure exogène est imposée par un pouvoir extérieur.
- Une cosmogonie est une théorie expliquant l’origine de la vie et de l’univers.
Brésil autoritaire
Au Brésil, l’inquiétante surenchère autoritaire
Un collectif d’artistes et d’intellectuels internationaux, Libération, 7 février 2020
Un collectif d’artistes et intellectuels internationaux appellent à condamner les actes de violence exercés par le gouvernement brésilien à l’encontre de la liberté de pensée, afin qu’il se conforme aux principes des droits de l’homme.
Tribune. Les institutions démocratiques du Brésil subissent une véritable attaque depuis l’arrivée au pouvoir de Jair Bolsonaro. Depuis le 1er janvier 2019 et son accès à la présidence, nous assistons à la mise en place d’un régime autoritaire, marqué en particulier par un contrôle renforcé sur les institutions culturelles, scientifiques et éducatives, ainsi que sur la presse de ce pays.
Les exemples sont légion. Depuis le début du mandat présidentiel, des membres du parti du président Bolsonaro (PSL) ont incité les étudiants brésiliens à filmer leurs professeurs et à les dénoncer sur les réseaux sociaux pour «endoctrinement idéologique». Cette «chasse aux sorcières», menée à l’initiative du mouvement «école sans parti», a engendré un sentiment d’insécurité au sein des écoles et des universités dans un pays qui, il y a près de trois décennies, sortait d’une longue période de dictature militaire. Le 20 janvier 2020, Bolsonaro a déclaré que les livres scolaires au Brésil ont «beaucoup trop de choses écrites» et a suggéré l’intervention directe de l’Etat sur le contenu des ouvrages mis à disposition dans les écoles publiques.
Le gouvernement Bolsonaro avance sans états d’âme afin d’imposer coûte que coûte son projet ultraconservateur. Ainsi, le directeur de marketing de la Banque du Brésil, Delano Valentim, a été limogé de son poste à la demande du président Bolsonaro pour avoir diffusé sur les chaînes télévisées nationales une publicité, vite censurée d’ailleurs, qui mettait en scène positivement la diversité ethnique et sexuelle de la jeunesse brésilienne. Peu de temps après, alors que les feux ravageaient l’Amazonie, le gouvernement s’en est pris aux scientifiques qui avaient osé dénoncer cette terrible réalité. Ricardo Galvão, ancien directeur de l’INPE (Institut national des recherches spatiales), a été licencié après avoir diffusé des données satellitaires apportant la preuve irréfutable d’une accélération de la déforestation au Brésil.
Restriction des libertés
En outre, le 21 janvier, le parquet fédéral a porté accusation, sans aucune preuve, contre Glenn Greenwald, journaliste et cofondateur de la revue The Intercept, pour participation à une soi-disant organisation criminelle qui aurait piraté les données de téléphones portables des autorités brésiliennes. Il s’agit ici d’une violation de la liberté de la presse, une mesure de représailles qui fait suite à la série de reportages que The Intercept a publiée sur la corruption des élites dans le cadre de l’opération «Lava Jato».
Or, il ne s’agit pas ici d’un cas isolé. Plusieurs agents de l’Etat, dont certains liés à des tribunaux régionaux et à la police militaire, agissent comme autant de cellules de défense du projet ultra conservateur du président Bolsonaro et prennent des mesures de restriction des libertés au sein de la société brésilienne. Pour la seule année 2019, 208 agressions visant des véhicules de presse ont été comptabilisées au Brésil.
Le 16 janvier 2020, l’ancien secrétaire spécial à la Culture, Roberto Alvim, a fait l’éloge, en présence du président Bolsonaro, du «virage conservateur» et de la «Renaissance de la culture» au Brésil. Le lendemain, alors qu’il présentait au public les mesures de mécénat prises afin de remettre la culture sur le droit chemin, Alvim a rendu un hommage à peine voilé au chef de la propagande nazie, Joseph Goebbels. Compte tenu de l’émoi national et international provoqué par cette déclaration, le secrétaire a été limogé, mais ses mots n’en traduisent pas moins une facette majeure du projet de Bolsonaro : remettre en cause la liberté d’expression en muselant plusieurs organes publics, tels que le Conseil supérieur du cinéma (Ancine), le Fond sectoriel de l’audiovisuel, la Bibliothèque nationale, l’Institut du patrimoine historique et artistique national ou la Fondation Palmares.
Verrouillage moral et idéologique
Petra Costa, réalisatrice du documentaire Une démocratie en danger, peut espérer remporter ce qui serait le premier Oscar pour le Brésil, et devenir par là même la première réalisatrice latino-américaine à obtenir ce prix. L’administration de Bolsonaro a utilisé le Twitter officiel de son secrétaire à la communication pour diffuser une vidéo dans laquelle Costa était défini comme un antipatriote qui répand des mensonges. Et, tandis que des films comme Bacurau, la Vie invisible d’Eurídice Gusmão ou Babenco ont été acclamés aux festivals de Cannes et de Venise, le président Bolsonaro peut déclarer sans ciller que cela fait longtemps que le Brésil ne produit plus de bons films. Avec une telle politique de verrouillage moral et idéologique, ce gouvernement est bien décidé à dicter le contenu des livres scolaires et de la production cinématographique nationale, à restreindre l’accès aux bourses d’études et de recherches, et à intimider les enseignants, les journalistes, les scientifiques et les artistes au Brésil.
Il veut également aller à l’encontre de plusieurs politiques publiques mises en œuvre au cours des dernières décennies, telles les mesures de quotas introduites afin de rendre la société brésilienne plus inclusive, moins inégale. Ces mesures ont abouti à ce que 51% des étudiants des universités publiques soient issus désormais des communautés noires. Or, nous assistons depuis 2019 à une volonté explicite de revenir sur l’affirmation des droits fondamentaux au Brésil.
Nous faisons face à un gouvernement qui nie le réchauffement climatique et les incendies de forêt en Amazonie, qui méprise les leaders qui se battent pour la préservation de l’environnement, en particulier au sein des communautés indigènes et des communautés autonomes quilombolas.
Propagande
Ce gouvernement fait mine de ne rien voir des actions parallèles et criminelles menées par des milices paramilitaires ou de la corruption qui continue de gangrener l’appareil d’Etat ; une corruption qu’il était censé pourtant combattre. Bolsonaro et ses ministres attaquent les minorités et refusent d’entendre la parole des mouvements noirs, indigènes, LGBTQ+. Il préfère aux arguments rationnels les insultes lorsqu’il s’agit de s’en prendre directement aux scientifiques, aux universitaires et aux journalistes qui ne rentrent pas dans le rang. Les coupes budgétaires dans les domaines de la culture et de l’enseignement public reflètent une politique de destruction de l’existant, faute de véritable plan de développement national à présenter à la population brésilienne dans son ensemble.
Ce faisant, l’actuel gouvernement du Brésil dirigé par Jair Bolsonaro porte atteinte aux institutions démocratiques nationales, au risque de mettre à bas les fondements de notre République. Nous en appelons donc à la communauté internationale et à la solidarité entre les peuples pour condamner ces actes de violence et de propagande, ainsi que la censure au Brésil, et exercer une pression internationale sur le gouvernement brésilien afin qu’il se conforme aux principes de la Déclaration universelle des droits de l’homme et cesse de porter atteinte aux libertés d’expression, de pensée et de croyance.
Finalement, nous appelons les institutions internationales en charge de faire respecter les droits de l’homme ainsi que les principaux organes de la presse internationale à être particulièrement vigilants face à ce qu’il se passe au Brésil et aux atteintes majeures portées à notre démocratie. Le moment est grave : il est urgent de s’opposer massivement à la montée de l’autoritarisme au Brésil.
Parmi les signataires : Petra Costa, Noam Chomsky, Sting, Sebastião Salgado, Sônia Guajajara, Caetano Veloso, Mia Couto, Chico Buarque, Willem Dafoe, Dominique Gallois, Glenn Greenwald…
Le Chili à coeur
“Le Chili à cœur”: Lettre ouverte du juge Baltasar Garzón au peuple du Chili
El Desconcierto, Santiago, 2 février 2020
Chers Chiliens et Chiliennes,
Je vous écris à nouveau et cette fois je m’adresse au peuple du Chili, suite à la lettre ouverte au président Piñera publiée le 23 octobre dernier pour laquelle je n’ai toujours pas reçu de réponse. Dans cette missive, j’exprimais ma douleur et ma profonde préoccupation pour ce qui se passait au Chili, pays avec lequel j’ai un lien éternel et pour lequel je ressens une affection particulière. Il me semblait alors, et cette impression demeure, que la réponse du gouvernement au soulèvement social était absolument disproportionnée, contre un peuple qui manifeste dans la rue pour exprimer qu’il ne supporte plus tant d’inégalité, d’injustice, d’abus et de corruption.
Qui plus est, j’exprimais dans cette missive, et je l’ai répété dans d’autres forum, que l’armée n’est pas préparée pour maintenir l’ordre public, mais pour faire la guerre, pour soumettre un ennemi ou le détruire et lorsqu’elle sort dans la rue, les choses ne font qu’empirer. C’est avec stupeur que j’ai pu voir comment le président a tenté à plusieurs reprises de faire intervenir les militaires. Il ne semble pas comprendre que le peuple n’est pas l’ennemi, mais la victime, qu’on doit le protéger et non pas le punir avec des mesures d’exception.
C’est paradoxal que ce soulèvement social ait eu lieu dans un pays qui — disait-on — était un oasis en Amérique latine et qui prétendait s’exhiber devant le monde comme un protecteur de l’environnement capable de mener une réponse globale et coordonnée face à l’urgence climatique, en tenant la COP25 au Chili. Cela ne fut pas la cas, parce que Piñera et son gouvernement ne pouvaient pas permettre que les mandataires du reste de la planète voient comment l’exécutif était incapable de gérer les demandes sociales, offrant, sans aucune pudeur, la répression et encore plus de répression comme unique réponse.
Vous savez qu’après l’envoi de cette lettre, je suis venu à Santiago pour participer au Forum latino-américain de droits humains qui s’est tenu du 23 au 25 janvier 2020. À cette occasion, je me suis réuni avec des associations de victimes, des organismes de défense des droits humains et de la société civile, pour connaître leurs impressions sur ce qui s’était produit le 18 octobre 2019. Je vous confesse que cela fut une journée très difficile qui n’a fait qu’accroître mon degré d’indignation. Une indignation qui s’est accumulée pendant ces trois derniers mois et qui a atteint un degré de stupeur devant autant de cruauté, de négligence et d’incompétence.
Une répression insensée
Pendant mon bref séjour à Santiago, j’ai pu constater personnellement ce que la société civile m’avait transmis à travers des centaines de messages qui m’étaient parvenus du Chili, mais aussi de nombreux autres pays et de la communauté chilienne établie en Espagne. Je suis allé à la Place de la Dignité (ancienne Place d’Italie), où j’ai été témoin à quel point la force publique n’était pas préparée à maintenir l’ordre public et à garantir le droit de manifester, mais pour endommager, blesser et porter atteinte à l’intégrité physique de ceux et celles qui exercent leur droit à la liberté d’expression. Ceux et celles qui forment la Première ligne des manifestations, avec qui j’ai eu l’occasion d’échanger dans l’édifice historique de l’ancien sénat, m’ont exposé leur désespoir et leur peur vis-à-vis de la répression déployée et soutenue par l’État. Dans l’acte revendicatif, ils m’ont prêté un casque, ils m’ont entouré et protégé pour que je ne sois pas blessé pendant que, de façon téméraire, je m’efforçais de vérifier la réalité de ce qu’ils m’avaient révélé.
Je dois reconnaître que j’ignorais ce qu’était le guanaco (canon à eau) appliqué à une manifestation jusqu’à ce que j’aperçoive un jeune homme avec sa bicyclette volant dans les airs sous l’impact du jet d’eau, je ne pensais pas non plus qu’une grenade de gaz lacrymogènes produisait un tel impact sur le visage jusqu’à ce que j’en constate les effet sur l’une des jeunes qui m’accompagnait, ou que la graisse et l’acide de leur composition, irritaient autant la peau, ni que les plombs crevant des yeux innocents étaient montrés comme de sinistres trophées pour ne pas oublier la douleur… Face à cela, des boucliers de bois ou de plastique, la rage contenue de l’impuissance et la certitude qu’il fallait être là, parmi les femmes et les hommes de tous les âges qui montraient leur détermination à affronter les risques à leur sécurité avec une force exemplaire. Sur l’Alameda, j’ai fait allusion à Pablo Milanes dénonçant les crimes de la dictature dans sa chanson : « Yo pisaré las calles nuevamente de lo que fue Santiago ensangrentada… » (Je marcherais à nouveau dans les rues de ce qui fut Santiago ensanglantée…) (L’Alameda est la grande avenue à laquelle faisait référence Salvador Allende lors de sa dernière allocution pendant le coup d’État.)
Protester au Chili peut vous coûter la vie ou un œil, comme cela s’est malheureusement produit et continue de se produire. Je suis ému de penser que malgré le prix élevé, des centaines de milliers de personnes sortent dans la rue pour exiger des garanties d’un futur meilleur. Le peuple chilien est un exemple de courage et de dignité pour le monde entier. L’émotion est à nouveau présente en écrivant ces lignes comme lorsque j’étais sur l’Alameda, embrassé par des centaines d’entre vous. Vous avez tout mon respect et mon admiration.
Il n’y aura pas d’impunité.
Je réitère ma solidarité avec toutes les victimes, avec les familles des personnes décédées et des disparus, avec les femmes qui ont été agressées sexuellement, avec ceux et celles qui ont été torturés, avec les blessés, avec ceux et celles qui ont perdu un œil et, bien entendu, avec Gustavo Gatica et Fabiola Campillay qui ont perdu entièrement la vue. Ils ne tomberont pas dans l’oubli, il n’y aura pas d’impunité, vous avez ma parole, c’est mon engagement.
Je n’aurais jamais cru revenir au Chili pour être témoin d’un moment d’urgence sociale aussi grave. Ni je n’avais imaginé qu’en plein 21ème siècle, un gouvernement, supposément démocratique, allait recréer le pire, le plus féroce des temps passés. Je l’ai vécu en personne et — je dois vous dire — , c’est aussi ce qui se voit à l’extérieur du pays. Piñera, Rozas, Chadwick, Blumel et Guevara, sont dans la mire de la communauté internationale. L’histoire ne vous absoudra pas.
Ce n’est pas pour rien que l’appui au gouvernement est tombé à 4%, chiffre suffisamment bas pour renoncer et convoquer des élections ou pour mener à terme un changement de direction que les citoyens exigent. Mais non, ils préfèrent s’attacher au pouvoir, qu’importe le nombre de morts, ni combien d’yeux seront crevés, de corps torturés, de femmes outragées et de personnes jetées en prison. Malheureusement, ils ne répondent pas à ces dénonciations et une fois encore ils ont recours à la dureté pour préserver quelques privilèges caduques, ils sèment des pièges dans le processus constitutionnel, limitant autant que possible le besoin de changement profond que le peuple chilien réclame.
Favorisées par l’impunité de ceux qui les répriment, les nouvelles normes, au lieu de garantir les libertés, les restreignent et opposent au code pénal n’importe quelle autre option. Ils se trompent. L’effort doit être orienté pour générer des espaces de rencontre et de dynamiques de dialogue social qui ne se sont pas produites jusqu’à maintenant, rendant à la citoyenneté le protagonisme qu’il doit avoir dans toute démocratie.
Président, votre patron, c’est le peuple
À nouveau, je m’adresse à vous monsieur le président Piñera pour vous dire que vous êtes un mandataire, c’est-à-dire, que votre patron c’est le peuple du Chili. Vous ne pouvez pas gouverner comme si le pays était l’une de vos entreprises. Vous ne pouvez pas exiger qu’ils vous applaudissent et vous appuient. La population a parfaitement le droit d’être en désaccord avec vous et de le manifester parce que le pays appartient à l’ensemble des Chiliens, pas à vous ni aux cinq ou six familles qui s’en croient propriétaires, qui profitent mois après mois de l’argent des pensions de vieillesse et qui privent d’eau les hommes, les femmes et les enfants de ce pays.
Je m’adresse également aux procureurs du Chili, aux juges et aux avocats en général : j’ai pu constater avec préoccupation que les institutions chiliennes, incluant le Ministère public et le pouvoir judiciaire, n’engendrent pas la confiance nécessaire des citoyens qui ne sentent pas qu’il existe un agir de bonne foi de la part des autorités, mais un parti-pris pour défendre d’autres intérêts que les légitimes demandes sociales. Cette absence de connexion entre la société et les institutions de l’État provoque un niveau élevé de rejet et de confrontation qui suppose une dérive hautement dangereuse.
Dans ce contexte, et, dans le même sens que ce que font les juristes qui défendent les droits humains en essayant d’instaurer des limites en dénonçant les excès, je vous demande de ne pas céder aux pressions, de ne pas permettre que la justice soit instrumentalisée, de demeurer impartiaux, d’investiguer à fond toutes les violations des droits humains et que sans peur, vous déposiez des poursuites, vous portiez des accusations, vous jugiez et condamnez selon ce que le droit exige, sans égard aux fonctions ou à la position sociale. En ce moment, vous êtes, selon moi, le seul rempart qui puisse permettre au Chili de continuer d’être considéré comme un État de droit. La limite pour succomber à l’arbitraire est très proche et avec cela le désespoir le plus absolu pour un peuple qui a beaucoup souffert de l’impunité.
La justice n’est pas, ni ne peut être répressive contre ce peuple. Elle doit défendre ceux qui en ont le plus besoin devant l’effondrement de la loi et l’atteinte aux droits humains de la part de ceux et celles qui ont l’obligation de les respecter et de les protéger. C’est une exigence de tout État démocratique de droit.
Je cite ici les paroles que m’a dites un citoyen : « L’État du Chili s’est construit selon la logique de l’impunité. Il manque une conviction d’État. Il n’y aura pas de justice pour les victimes ». Quel désespoir démontre cette phrase! Quel manque de foi dans ceux qui administrent le pays! Cela étant, en cette ère d’Internet et de technologie quasi magique, on comprend les manifestations, on comprend que lorsqu’il n’y a pas d’autres réponses que la plus dure répression, le peuple qui connait ses droits exige les libertés qu’on veut lui arracher à coup de projectiles au visage ou de gaz lacrymogènes. Réfléchissez à cela.
Au général Rozas et au corps des généraux des carabiniers du Chili je dis :
Vous croyez qu’il est logique qu’il y ait eu plus de 20 victimes mortelles et près de 770 dénonciations de torture incluant plus de 150 à connotation sexuelle? Il vous semble correct qu’aient été occasionnés plus de 405 lésions oculaires en trois mois ou qu’aient été incarcérés plus de 2 000 personnes ou qu’il y ait eu plus de 3 600 personnes blessées, dont 2 000 par projectiles et des gaz lacrymogènes tirés par des policiers? Tous ces chiffres officiels de l’Institut national des droits humains, sont des chiffres effrayants.
Ne vous trompez pas, le constat qui se fait à l’extérieur du pays est qu’au Chili les droits humains sont violés en ce moment et que ceux qui devraient les défendre ne le font pas. Une fois encore, ce sont les victimes, c’est la société, c’est le peuple, qui exigent cette protection que ne leur offrent pas les institutions. Si les Carabiniers du Chili contrôlaient l’ordre public et permettait en même temps que ceux et celles qui le souhaitent manifestent pacifiquement, la dénommée Première ligne, n’existerait pas. (La Première ligne est constituée des manifestants les plus braves qui s’interposent entre les forces de l’ordre et la majorité pour empêcher que les manifestations ne soient dispersées.)
Aux colonels, capitaines, majors et lieutenants, aux sergents, caporaux et simple carabiniers, je vous dis :
Vous appartenez à une institution hiérarchique, mais selon le droit chilien et le droit international, lorsqu’un supérieur vous donne un ordre qui est manifestement illégal (comme de torturer, d’agresser ou d’outrager sexuellement, de tirer au visage, de frapper pour blesser et en général d’utiliser la force sans cause qui le justifie), cet ordre ne peut être suivi parce que cela vous place dans une position de responsabilité pénale. Cela n’existe pas l’obéissance due au respect d’ordres illégaux.
À ceux et celles qui forment le gouvernement du Chili je dis :
Un gouvernement démocratique ne peut permettre autant d’abus et d’outrages, il se doit de prendre des mesures préventives et correctives en ce qui a trait à la violation des droits humains. Malgré tous les rapports d’organisations nationales et internationales, de telles mesures n’ont pas été adoptées ou l’ont été insuffisamment tandis que le gouvernement a appuyé publiquement et à maintes reprises le chef de la police qui appuie à son tour les carabiniers qui violent les droits humains, leur garantissant ainsi l’impunité. Et pendant ce temps, qui soutient les victimes? Qui donne une réponse réelle et non seulement bureaucratique depuis les institutions, au viol de ses droits?
Les autorités se consacrent uniquement à préserver la tranquillité de quelques-uns, alors que les citoyens et les citoyennes la perdent parce qu’ils exigent que l’État change de direction vers un pays plus égalitaire et plus juste. J’ai pu constater que ceux et celles qui protestent le font parce qu’ils manquent des choses essentielles. Ce qu’ils réclament, ce sont des droits humains, des droits économiques, sociaux, culturels. Nous parlons d’éducation, de santé et de logement, nous parlons du droit humain à l’eau, à vivre dignement. Comment peut-on ne pas comprendre la réaction sociale alors que dans ce pays l’eau est privatisé et qu’on oppose son usage agricole dans de grandes plantations à l’usage humain, comme me l’ont rapporté, avec preuves à l’appui, différents collectifs qui m’ont également révélé de graves conflits d’intérêt de membres du gouvernement?
Monsieur le président, quelle mesures préventives adopte votre gouvernement pour éviter que dans les prochains mois nous n’ayons à déplorer davantage de morts, de blessés, de torturés, d’éborgnés et d’aveugles? Ces mois seront décisifs pour l’avenir du Chili, avec un processus constitutionnel en marche que l’extrême-droite, dont l’on connait les véritables intentions, essaie déjà de saboter.
L’appui de la communauté internationale
Aujourd’hui, le panorama des droits humains à l’échelle internationale a deux versants, l’un en faveur de leur développement progressif, comme le produit d’une conscience sociale toujours plus grande en défense des plus vulnérables; l’autre est réactionnaire, promu par l’extrême-droite qui cherche précisément l’involution et la régression à des positions passéistes que nous croyions dépasser: d’intolérance, de discrimination et de négation de tous ceux et celles qui sont différents ou pensent différemment d’eux. Cette inertie du négationnisme de l’extrême-droite, de la coercition, de l’absence de justice, de l’élimination des droits, est un fait qui se vit au Chili. C’est le fascisme qui est demeuré latent et qui, également, semble s’être réveillé dans de nombreuses parties du monde.
C’est un moment historique auquel la communauté internationale est très attentive de ce qui se passe au Chili et pour cela, elle continuera d’appuyer le peuple dans ses revendications sociales légitimes en observant et en dénonçant les atteintes aux droits humains. Il existe une opportunité unique de construire ensemble un État véritablement démocratique qui garantisse l’égalité entre les hommes et les femmes, qui ne discrimine pas les peuples indigènes, mais au contraire en tire une fierté, qui cesse de traiter les Mapuches comme des terroristes parce qu’ils réclament leurs droits humains, qui protège véritablement l’enfance, qui éduque sans différence de classe, qui prend soin des aînés en garantissant des pensions dignes et un système de santé de qualité. Enfin, c’est le moment de construire un État qui garantit le bien-être de toutes et de tous.
Cette phrase: « Jamais plus! » devenu célèbre en Argentine et au Chili par la lutte des victimes de si nombreuses années, il faudrait la marteler de nouveau ici parce qu’on ne peut pas consentir que l’impunité se répande à nouveau dans cette partie de l’Amérique latine.
N’oubliez pas, monsieur Piñera : Votre responsabilité politique est claire. Votre responsabilité pénale est sous enquête après plusieurs accusations de crimes contre l’humanité. Nous espérons que le Ministère public et les tribunaux chiliens maintiennent leur indépendance et leur impartialité, parce qu’il y a au Chili de très bons juristes qui savent parfaitement qu’il existe une responsabilité pénale pour consentement face aux violations massives et systématiques des droits humains, et que cette responsabilité correspond au supérieur hiérarchique et à toute la chaîne de commandement sur ceux qui commettent directement les actes, incluant celui qui en dernier ressort possède le commandement suprême de la nation. Ne l’oubliez pas.
Traduit de l’espagnol par Yves Carrier
Théologie indienne
Destinée de la Théologie indienne
Juan Manuel Hurtado López, San Cristobal de las Casas, Mexique
La parole destinée peut avoir plusieurs significations : sort, point d’arrivée d’un processus ou d’une action où tout s’enchaîne, mais également, cela peut signifier ce qui peut se produire dans l’avenir, ce qu’on espère. Je favorise ce dernier sens. Selon moi, la destinée de la Théologie indienne, assumée comme son propre futur, est comme un fleuve qui est formé de plusieurs affluents.
1. Le premier affluent consiste à peupler la géographie de la pensée d’autres concepts et de nouvelles catégories, conceptions et interprétations.
Les différentes théologies à l’intérieur de la pensée chrétienne, depuis la théologie apologétique des premiers siècles comme celle de saint Justin, ou la théologie des Pères de l’Église, Origène, Tertullien, saint Augustin et d’autres; saint Bonaventure et saint Thomas d’Aquin au Moyen-âge, Melchior Cano au 16ème siècle jusqu’aux théologiens de Vatican II comme Congar, Chenu et Rahner, pour ne citer que certains, ont apporté leurs propres catégories théologiques, leurs propres systèmes de pensées, leurs propres interprétations. Cela a construit l’édifice de la théologie au long des siècles.
Avec l’apparition de la Théologie indienne, ou mieux dit, des théologies indiennes à l’intérieur de l’Église, sont apparues certaines catégories théologiques, certaines pensées originales pour exprimer l’expérience de Dieu des différents peuples et cultures. Mais la pensée n’est pas forgée sans plus à l’aide de raisonnements et de concepts, elle l’est aussi avec des mythes, des rites, des symboles, des images et des gestes. Tel est le concept d’harmonie exprimé sur l’autel maya, le Warab’Aljá. Comme dit Eduardo León Chic : « La Grande maison de Maman-Papa-Dieu, le dortoir où repose Maman-Papa-Dieu après avoir créé tout ce qui existe. C’est le dortoir où se couche l’esprit de nos ancêtres et celui de Maman-Papa-Dieu. C’est pour cela que c’est à eux que nous demandons notre nourriture, notre maïs jaune, notre maïs blanc, notre eau, un morceau de terre où semer notre richesse, où l’intervention divine et l’action humaine apparaissent complètement équilibrées, la participation de la création avec tous les êtres et les richesses, de l’homme et de la femme, du temps et des cycles de l’univers, comme l’exprime le PopolVuh. » C’est une théologie symbolique, gestuelle. L’harmonie apparaît ici comme une catégorie théologique.
Un autre apport qui entrerait dans la géographie de la pensée est celle du Sumaj Kawzay, le Buen Vivir, lequilcuxlejal. Cet apport se situe aux antipodes de la pensée libérale et néolibérale du succès, du profit et de l’accumulation de la richesse à n’importe quel prix, laissant à l’abandon et sans protection les majorités appauvries. Au contraire, le Sumaj Kawsay est l’art de vivre en harmonie en respectant la création, avec son environnement, avec les hommes et les femmes et avec Dieu. C’est un art de vivre qui suppose et exige la correspondance, nous disait le père Bartolomé Melia, grand expert des Guaranis. Ceux-ci disent : « Si je coupe un arbre dans la jungle parce que je l’utilise pour construire ma maison, je le dois à la Terre-Mère à qui je fais une offrande de nourriture, d’encens, de prières et de danses rituels. » Ce n’est pas l’économie qui consiste à arracher, à exploiter, mais à correspondre dans un échange mutuel de biens.
Cela s’applique dans toutes les relations, familiales, sociales, économiques et religieuses. C’est un Buen Vivir de sobriété, non de gaspillage et d’abus. Cela explique que nos peuples ancestraux ont su vivre avec la nature pendant des milliers d’années sans la détruire. Ils ne l’exterminèrent pas comme est en train de le faire le système capitaliste néolibéral.
2. Le second affluent consiste à assumer son propre lieu dans le concert des théologies chrétiennes.
Il faut que la Théologie indienne acquiert le droit de cité. Le premier qui employa cette expression fut le frère Bartolomé de Las Casas et il l’appela : theologia indorum. Il voulait dire que les peuples autochtones avaient leur propre expérience de Dieu et leur propre manière de l’exprimer et que ce n’était pas par la force en les obligeant à se conformer aux mêmes catégories, concepts et formes de la théologie des conquistadors (qu’ils deviendraient chrétiens). Au cours des dernières 39 ans, nous avons beaucoup avancé sur ce chemin de recherche de la part des peuples autochtones et des autorités de l’Église, en remontant jusqu’au Pape. Cela a beaucoup à voir avec la canonisation de Juan Diego et avec la reconnaissance officielle de la théologie de Nican Mopohua. Nous pouvons dire que celui-ci et l’image de Santa Maria de Guadalupe sur le poncho de l’indien Juan Diego, sont deux textes, deux codices théologiques qu’il faut analyser. Il s’agit d’une pure théologie indienne, exprimée par d’autres canaux et avec d’autres codes, différents de la théologie occidentale du monde grec et latin.
Le père Eleazar affirme que : « L’irruption actuelle des théologies indiennes, avec leur vaste gamme de nuances, est un appel à tous, mais essentiellement à l’Église, qui trouvera, dans la recherche autochtone de Dieu, des raisons de rajeunir et de continuer à lutter pour le Règne de Dieu, auquel également aspirent nos peuples à travers leurs mythes et leurs utopies. L’Église et les peuples autochtones peuvent unir leurs efforts et leurs énergies spirituelles qui proviennent de très loin, pour redynamiser la vie et trouver des alternatives humaines et chrétiennes à la crise qui s’abat sur le monde. »
3. Le troisième affluent consiste à réaliser un apport spécifique à la culture et à la civilisation occidentales.
Dans l’Exhortation apostolique : « La joie de l’Évangile », au chapitre 2, le Pape François fait une analyse des maux qui affligent notre monde, et dans l’Encyclique Laudato Si sur le soin de la Maison commune, aux chapitre 1 et 3, il présente certains traits de la réalité de la Terre et de l’humanité.
Ce n’est pas le lieu pour les signaler même sommairement. Nous aimerions en mentionner deux : une économie d’exclusion, d’accumulation, qui tue et la globalisation du paradigme technocratique. C’est-à-dire, la technique pour des raisons intrinsèques domine, mais aussitôt on cherche à imposer sa méthodologie de domination à toutes les sphères de l’existence humaine, aussi dans le domaine culturel, éducatif et religieux, alors que le mystère, le spirituel, transcendent le monde physique mesurable et quantifiable.
À celles-ci et à de nombreuses autres prétentions de la raison occidentale et de sa technologie, les théologies indiennes peuvent offrir de grands apports en faveur de la Terre et de l’humanité.
3.1 Nous touchons à l’intégral, à l’harmonie.
Sur l’Autel maya : Warab’Alja’, nous touchons l’harmonie, l’intégral. C’est un autel total, intégral, harmonieux, auquel il ne manque rien: on y retrouve le temps et l’espace, Dieu et l’humanité, l’homme t la femme, le Ciel et la Terre. Les peuples originels nous offrent la possibilité de vivre en harmonie avec toute la création, en respectant tous les êtres, au lieu de cette attitude agressive de domination et de destruction qu’a démontré la prétendue civilisation occidentale.
3.2 Dans cette société de consommation effrénée, utilitariste, mercantiles où tout se vend et s’achète jusqu’à la dignité et l’honneur, l’intégrité personnelle, les peuples indigènes offrent leur détachement naturel à l’accumulation, au gaspillage, à l’idolâtrie de l’argent. Ils savent vivre dans l’austérité et le détachement.
3.3 Ils nous offrent un esprit contemplatif, sacré de la création.
C’est la conviction que nous ne sommes qu’une simple parcelle de l’immense création et que tout les êtres sont vivants: les astres et les pierres, les animaux et les plantes, les mers et les fleuves, le Ciel et la Terre. Tout est habité.
Les choses, les collines, les rivières, les cavernes, les animaux, le maïs, le soleil, la lune, ne sont pas des choses, des marchandises que l’on peut échanger contre de l’argent ou du pouvoir. Une montagne sacrée, une caverne, une rivière, le lieu où sont enterrés les ancêtres, ne peuvent être vendus pour construire une usine, un centre commercial ou un parc d’amusement. C’est là qu’habitent les gardiens des montagnes, des grottes et des rivières, c’est là que demeure la mémoire des ancêtres, leur force et leur sagesse. C’est là que se recréé et se renouvelle la vie et l’esprit à chaque fois que ces peuples, ces communautés s’approchent et offrent leurs dons: leurs fleurs, leur encens, leurs chandelles, leur musique. Ces lieux font partie de leur être et de leur histoire, de leur esprit et de leur identité, de leur espérance et de leur lutte.
3.4 Observer la vie en profondeur
Dans les communautés, lorsque surgit un conflit, une maladie, la première chose qui est faite c’est une prière, c’est de regarder dans son cœur pour voir ce qui n’est pas en paix, qu’elle est la cause du conflit. Il n’est pas alors seulement question de pouvoir, d’imposition, de profit, d’intérêts. Cela va au plus profond de l’être, à ce qui est en désordre dans le cœur. À partir de là, on procède pour chercher la solution au problème de la communauté.
3.5 Dépasser une connaissance fragmentaire, dichotomique
La raison occidentale appréhende le monde d’une manière fragmentaire, dichotomique : âme-corps, sacré-profane, homme-nature, extérieur-intérieur.
Bartomeu Melia, anthropologue avec les Guaranis, nous en parle : « C’était l’une des rares personnes ayant le don de corazonar, qui était capable de faire interagir la raison avec le cœur, nous dit Margot Bremer. C’est pourquoi son langage est distinct des autres, il l’avait appris des indigènes qui expriment leurs expériences les plus sublimes et sacrées dans un langage élevé : poétique et symbolique.
Comme docteur en sciences religieuses, il savait « sentir dans sa peau, le cerveau et le cœur, la vie guarani, et mettre en relation d’une manière holistique toutes les dimensions de la vie, celles que notre culture occidentale sépare: sa cosmovision, sa spiritualité, sa sagesse, sa langue, son être avec la nature, tout ce qui marque sa façon d’être et de vivre en ce monde. Une démonstration de cela est ce poème :
Moi, indien Guayaki, j’accuse les hommes vêtus parce qu’ils m’ont considéré et qu’ils continuent de me considérer comme un animal de la forêt.
Ils ont répandu parmi eux l’idée que je suis un indien féroce, voleur et traître, parce qu’ils nous attribuent les crimes qu’ils ont commis envers leurs semblables…
Moi, Indien Guayaki, j’accuse les hommes vêtus, parce qu’ils ont détruit mes moyens de subsistance et maintenant il me font la « charité » comme aux pauvres parce qu’ils se sont emparés d’absolument tout mon territoire alors que je suis le propriétaire légitime de ses terres…
Parce qu’ils veulent me donner quelque chose comme on donne à un mendiant, mais ils ne pensent pas à me rendre ce qui m’appartient.
Je suis un indien guarani et j’accuse les hommes vêtus, parce qu’ils prétendent que je dois cesser d’être ce que je suis, parce qu’ils veulent m’assimiler, parce qu’ils tentent de me faire entrer dans la civilisation par la porte de la servitude et du fermage, parce que bientôt nos enfants auront oublié notre langue, nos coutumes, notre religion, et qu’ils auront honte de leurs parents, parce que personne ne leur enseigne à avoir le courage pour savoir utiliser notre justice.
Traduit de l’espagnol par Yves Carrier
Calendrier
Calendrier des activités engagés
Pour connaître les détails et les autres activités engagées de la région : Média reseauforum.org