Ça roule au CAPMO, année 16, numéro 9, mai 2016
Vers une éthique universelle
L’éthique réfère aux qualités de l’être, à sa détermination et à sa posture fondamentale devant les différents situations de l’existence. Elle constitue une réflexion permanente sur les valeurs permettant d’effectuer un discernement, de trouver un sens et d’orienter l’agir. Au début de l’âge adulte, on apprend d’expérience à reconnaître les valeurs susceptibles de nous élever et de nous amener plus loin comme autant de matériaux édifiant une personnalité honnête et généreuse. L’autonomie du sujet est un processus d’auto-engendrement sans lequel l’individu demeure prisonnier d’une pensée conformiste imposée de l’extérieure par la culture, l’éducation ou la pensée dominante.
La consonance de l’être avec ses valeurs profondes constitue son ressort ultime, ce qui lui donne l’élan nécessaire pour avancer dans la vie de manière aimante. Cette paix intérieure qui germe au cœur du silence, atteint tous les recoins de l’univers et ouvre sur la dimension spirituelle. La concordance de l’être avec son intériorité aspire à l’harmonie des êtres, source authentique du vivre ensemble et d’une compréhension globale du monde. L’amour de soi, l’amour des autres et savoir être aimé, sont les qualités requises d’un ethos sain, responsable et réfléchi.
Au plan sociétal, si nous ne parvenons pas à nous inscrire dans la filiation d’un projet historique, nous perdons le nord. L’amour qui nous lie les uns aux autres est à la fois une énergie et une intention qui contribuent à l’évolution de l’espèce humaine et de ses plus belles réalisations. Sans amour, il est impossible de produire un chef-d’œuvre, reflet de la perfection de l’univers. Si on s’y arrête, la nature elle-même tend vers l’équilibre et l’harmonie. Elle conspire à cette fin, l’intelligence du cœur n’étant que son écoute attentive. À l’inverse, la vide intérieur conduit au désastre environnemental et social puisque sans recherche permanente de la vérité et de la justice, l’humanité se perd comme une planète privée de son centre de gravité.
Les valeurs qui guident les intentions du cœur, servent aussi de rempart à la folie des hommes, à sa dissipation dans de vaines aventures et à la préservation du caractère sacré de chacun des gestes que nous posons. Dans une société telle que la nôtre, le défi consiste à redécouvrir cette qualité de présence aux autres. Ainsi, solidarité, sollicitude et gratitude, sont davantage que des valeurs, elles représentent autant de manières d’être au monde.
D’ailleurs, nous sommes en guerre permanente contre nous-mêmes parce que nous refusons de nous laisser aimés par l’énergie créatrice de l’univers, lui préférant des valeurs stériles et négatrices de l’être. L’ego narcissique doit cependant mourir pour qu’émerge un sujet nouveau. Les antivaleurs capitalistes fondées sur de fausses prémisses affectent notre qualité d’être et notre capacité de croire. Obnubilés par la rationalité instrumentale, nous demeurons victimes du fatalisme parce que cette idéologie a capturé nos rêves, les réduisant à l’obsession matérialiste et à la peur du manque. Mais il y a aussi cette présence sourde à l’intérieur de soi que personne n’ose apprivoiser et dont la voix de la conscience n’est que l’écho de son infinie sagesse. Parce qu’il refuse de croire à la bienveillance et au caractère irréductible des bonnes actions, l’être humain n’a pas encore entamé son potentiel créatif.
Collectivement, nous restons soumis à la peur de l’autre et à l’égoïsme. La poursuite du bien commun est bien plus profitable, qu’attendons-nous pour mettre l’économie à son service et soumettre la science aux impératifs du développement harmonieux des peuples ? Qu’attendons-nous pour rallumer la flamme de l’espoir ? Aimer, croire et espérer se conjuguent à l’infini.
Yves Carrier
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Le brunch annuel du CAPMO aura lieu le dimanche 12 juin 2016,
au nouveau centre Durocher, 680 rue Raoul-Jobin à Québec
De 10h00 à 13h00
LE POUVOIR EST LE PREMIER DE NOS BESOINS
Nous avons besoin d’un pouvoir personnel, ne serait-ce que pour préserver notre survie. Tout être est animé d’un dur désir de durer, disait Jean Cocteau. Cette affirmation de notre être découlant de sa préservation reconnaît aussi que, pour ce faire, il a besoin des autres êtres, de s’intégrer à une communauté. Selon plusieurs, l’on n’existe que dans et par le regard des autres. Il faut donc paraître, apparaître aux autres, à la fois s’affirmer et s’intégrer. Le manque d’équilibre entre ces deux dimensions conduit soit au désir de domination soit à la soumission.
Dominer ou se soumettre peuvent aussi être liés à un sentiment d’insécurité, que l’on ait la volonté de contrôler dans ce but ou de se sentir protégé dans la communauté. L’affirmation de soi et la nécessité d’appartenir à une communauté sont des postures à la fois opposées et complémentaires. La reconnaissance de l’individu par la société est la façon de résoudre cette contrariété et de faciliter la complémentarité. Selon Axel Honneth, cette reconnaissance s’effectue selon trois modes : (1) celui de la dignité et de l’amour dont chaque être a besoin; (2) celui de la justice et du respect auxquels chaque humain a droit; (3) celui de se sentir à sa place et d’avoir à jouer un rôle dans la communauté. C’est par le pont de la reconnaissance que l’on peut franchir le fossé plus ou moins apparent entre l’individu et la société.
Pour en revenir au pouvoir, il faut distinguer entre un pouvoir qu’on peut considérer comme banal, ordinaire, matériel ou humain, et un pouvoir inspiré par la spiritualité. Ce premier pouvoir, ordinaire, se décline en trois volets, selon Paul Baechler (Le pouvoir pur) : (1) celui qui est fondé sur l’usage de la force et s’exprime par l’étalage de la puissance pour ne pas trop user de violence; (2) celui de l’autorité morale qui s’appuie sur le charisme et appelle la confiance aveugle (on lui donnerait le bon Dieu sans confession); (3) et enfin celui de la direction liée à la compétence, forme de pouvoir moderniste. Et s’il y a en plus du dévouement… Mais qu’il l’exerce le pouvoir, on sera bien content d’obéir.
Y-a-t-il une manière spirituelle d’aborder le pouvoir? D’abord civiliser, humaniser les formes de pouvoir précédentes. N’oublions pas que saint Thomas D’Aquin considérait la force comme une vertu. La qualité spirituelle du pouvoir est liée à sa reconnaissance comme entité essentielle devant être partagée équitablement entre les individus et au sein de la société. On a besoin du pouvoir individuellement et collectivement.
N’oublions pas enfin de parler du pouvoir de la spiritualité. C’est le plus grand pouvoir. Qui contrôle le cœur, l’esprit, l’âme de chaque individu, contrôle tout. C’est le pouvoir absolu. Très dangereux. Nous en vivons les conséquences aujourd’hui. La lutte est d’abord spirituelle entre une spiritualité instrumentalisée par des pouvoirs diaboliques (au sens étymologique, qui tendent à nous diviser) et une spiritualité authentique qui inspire nos valeurs fondamentales humaines et citoyennes dans le sens de la reconnaissance de chaque être humain et naturel au sein d’une société soucieuse de l’environnement et de chaque être qui s’y trouve.
Robert Lapointe
Au Québec, mange-t-on des OGM trois fois par jour ?
Communiqué de presse
Québec, 20 avril 2016 — Les AmiEs de la Terre de Québec sont heureuses et heureux de s’associer à la campagne Exigez l’étiquetage!, lancée par Vigilance OGM le lundi 18 avril dernier. Cette campagne en faveur de l’étiquetage obligatoire des organismes génétiquement modifiés (OGM) au Québec bénéficie déjà de l’appui de nombreux acteurs du monde de l’agriculture et de l’agroalimentaire.
La campagne s’inscrit dans le mouvement nord-américain en faveur de l’étiquetage des OGM et, plus largement, dans le mouvement mondial en faveur d’une agriculture plus locale et écologique. Elle permettra aux QuébécoiSEs de revendiquer le droit de savoir ce qui se trouve dans leur assiette et de contribuer à faire du Québec la première province au Canada et le deuxième territoire en Amérique du Nord (après le Vermont) à obtenir l’étiquetage obligatoire des OGM. Pour plus de détails et pour passer à l’action, visitez etiquetageogm.org.
M. Normand Laprise, le renommé chef du restaurant Le Toqué, est porte-parole de la campagne. « Depuis mes débuts en tant que chef, la traçabilité et la transparence ont toujours été des éléments de première importance pour moi » raconte-t-il. « Présentement le consommateur achète les yeux bandés. », affirme M. Laprise, « L’accès à l’information permet de choisir et de soutenir les producteurs et les produits qui concordent avec nos valeurs et d’encourager la production locale. Nous devons rapprocher les consommateurs des agriculteurs. » La campagne est élaborée par Vigilance OGM et ses membres, dont font partie les AmiEs de la Terre de Québec. Elle sera appuyée par une multitude d’organisations issues de divers milieux.
À propos des AmiEs de la Terre de Québec
Les AmiEs de la Terre de Québec (ATQ) s’inscrivent dans le mouvement citoyen pour la transition vers une société écologiste. C’est par la défense collective des droits et l’éducation populaire autonome que les ATQ s’acquittent de cette mission. Fort de ses 1700 membres et sympathisantEs, l’organisme fait partie d’un réseau soutenu par la base et présent dans 77 pays.
À propos de Vigilance OGM
Vigilance OGM est formé de groupes et d’individus provenant de divers horizons : paysans, environnementalistes, consommateurs, syndicats, citoyenNEs, touTEs préoccupéEs par ce que l’on met quotidiennement dans notre assiette et par l’impact des modes de production sur la santé humaine et environnementale. Vigilance OGM vise à regrouper touTEs les opposantEs aux organismes génétiquement modifiés (OGM) afin de créer un solide réseau entre les différents groupes et ainsi travailler de concert dans le cadre de certaines campagnes. Ce réseau facilite particulièrement l’échange d’information et coordonne des actions pour un avenir sans OGM.
Renseignements:
Marie-Neige Besner
chargée des communication
Vigilance OGM
514.264.7956 | communication@vigilanceogm.org
Ariane Gagnon-Légaré
organisatrice communautaire | dossiers agriculture et alimentation
AmiEs de la Terre de Québec
418.524.2744 | agriculture@atquebec.org
Le RÉPAC 03-12 vous invite à son Anti-colloque qui se tiendra les 19 et 20 mai prochain sous le thème L’éducation populaire, moteur de lutte contre l’austérité. Cet événement d’envergure se tiendra au Patro Laval, au cœur du quartier Saint-Sauveur, à Québec.
L’Anti-colloque se veut un moment pour échanger sur la réalité, débattre de nos moyens de mobilisation et d’action et se mettre en action collectivement pour combattre les injustices à la source. L’Anti-colloque, à travers les différentes activités d’éducation populaire tels que les ateliers, les actions, le panel et la soirée festive, sera l’occasion pour des personnes de plusieurs milieux (communautaires, syndicaux, étudiants, etc.) et de différents conditions économiques de se rencontrer, d’échanger sur leurs pratiques d’éducation populaire et sur les moyens de se mobiliser.
La date limite pour vous inscrire est le 12 mai.
Pour plus d’informations sur l’anti-colloque (programmation, ateliers, panel, soirée festive « austéridanse », inscriptions, etc.) consulter le site : https://anticolloque.wordpress.com/inscriptions/
On a rencontré le frère du Che
Lise Martin
Près de cinquante ans après la mort du Comandante, son frère, Juan Martín Guevara, sort du silence, dans un livre truffé d’anecdotes et de considérations politiques.
On se surprend à chercher une ressemblance. La forme du visage ? Le regard ? « Non, la voix, j’ai la même que lui. » Juan Martín Guevara est indulgent. Il est habitué à ce petit jeu des comparaisons. La première réaction de ses interlocuteurs, lorsqu’ils apprennent qu’il est le frère du Che, c’est de le traiter d’affabulateur.
Ensuite vient le moment où ils cherchent, derrière les traits de ce petit homme de 72 ans, ceux de l’idole, du penseur, du révolutionnaire, c’est selon. Les anecdotes se bousculent, rythmées par son gracieux accent argentin. Il y a eu, par exemple, cette touriste japonaise qui lui est tombée dans les bras en Bolivie, alors qu’il se recueillait à La Higuera, où Ernesto Guevara a été tué, à 39 ans, en 1967. La femme pleure ; c’est Juan Martín qui doit la consoler. « Elle voyait en moi une réincarnation du Che, sans doute. »
Bientôt cinquante ans que le guérillero est mort. Et pour Juan Martín, de quinze ans son cadet, la réponse à la question « Qui suis-je, aux yeux des autres ? » est de plus en plus limpide : « Je suis le frère du Che, martèle-t-il. Mon importance aujourd’hui, c’est le Che. Il était mon frère, mon référent, mon camarade. Je me dois de diffuser sa pensée avec humilité. » Dans Mon frère le Che (1), il se dévoile pour la première fois.
« Avec ses deux soeurs et son autre frère, ils avaient un accord tacite, celui de ne jamais parler », raconte Armelle Vincent. La journaliste française, dont le mari est argentin, est celle qui l’a convaincu et écrit avec lui ce livre. Dans ce témoignage se mêlent récit intime et propos « révolutionnaires ». La famille, d’abord. Et ces histoires savoureuses sur un homme que le cinéma a glamourisé, que la légende a sanctifié. « Ce mythe m’insupporte, avoue Juan Martín. Les gens en ont une vision déformée. »
« C’était une maison de dingues »
Avec lui, on découvre un Che méconnu. Dans le regard de son petit frère, il est tour à tour l’aîné protecteur (« il me traitait comme un fils »), le modèle (« il était audacieux, dingue, espiègle »), l’ado rebelle (« il défendait ses positions à n’importe quel prix avec une argumentation imparable »). Mais aussi « le type le plus déguenillé, le plus réfractaire à la mode qui soit », qui lui apprenait « une ribambelle de vers grivois » et qui, pour se faire un peu d’argent, était capable d’acheter un lot de chaussures pour, au moment de les revendre, réaliser qu’on lui avait fourgué une centaine de pieds gauches !
On découvre, surtout, une famille formidable. Les parents sont des bourgeois fauchés et excentriques : « C’était une maison de dingues. Tous, tous, tous, nous sommes fêlés, sous la houlette du fou en chef, mon père. On ne s’ennuyait jamais. » Les cinq rejetons Guevara sont laissés totalement libres. De côtoyer les militants antifascistes qui envahissent la maison familiale, d’arpenter les rambardes des ponts en regardant dans le vide, de cultiver leur impertinence dans les livres (chez eux, on peut manquer de tout, « mais une pénurie de bouquins, inconcevable ! »)… Celia de la Serna, la mère, féministe avant l’heure, « sera l’une des premières Argentines à porter des pantalons, à boire et à conduire ». Elle sera aussi le lien indéfectible entre son aîné, Ernesto, et son benjamin, Juan Martín, les deux plus engagés de la fratrie malgré leur différence d’âge. A eux trois, ils forment le noyau dur du militantisme familial.
Après son premier départ de Buenos Aires en 1950, Celia et Juan Martín suivent le parcours du Che par procuration : des lettres à la petite écriture illisible, des articles de presse… En janvier 1959, c’est par téléphone qu' »Ernestito » apprend à sa mère qu’il est entré dans La Havane et a renversé Fulgencio Batista, aux côtés de Fidel Castro. Le leader révolutionnaire fait venir toute la famille Guevara à Cuba. Pour Juan Martín, alors âgé de 15 ans, c’est un « tourbillon ».
L’admiration du petit frère pour celui qui porte désormais « le béret noir à étoile rouge de Comandante » est sans limite : « Ernesto est un type extrêmement brillant et cultivé », disciple de Marx, Engels, Baudelaire, Sartre… Juan Martín veut mener la lutte aux côtés de son frère. Refus paternel.
Dans le livre, avec le recul, il interroge le passé : « Avec mon aide, Ernesto aurait peut-être survécu. » Et s’il était resté ? Vertigineuse, la question l’embarrasse mais le fait sourire. « Un autre coq chanterait, comme dit la chanson espagnole… » Juan Martín rentre donc à Buenos Aires, devient syndicaliste, camionneur, multiplie les petits boulots. En 1974, dans le climat délétère de l’Argentine prédictature, porter le patronyme de Guevara est dangereux. Arrêté, il passera plus de huit ans en prison… A sa sortie, il part à Cuba, où « El Che » est entre-temps devenu une figure mythique. Peu à peu, dans le monde entier, c’est sur les mugs et les T-shirts qu’on retrouve le célèbre visage au béret noir. « L’image de mon frère a été manipulée. On l’a banalisée, on l’a limitée à son aspect romantique, on en a fait un fonds de commerce. Mais c’est un peu comme avec le Christ : tu peux essayer de le détruire, de le déformer, il reste quelque chose de plus fort. Le Che est toujours dans les têtes, dans les coeurs. »
De la modernité du guévarisme
« Juan Martín est profondément engagé, chez lui, tout est politique », décrypte Armelle Vincent. S’il a accepté de sortir de son silence, c’est d’ailleurs pour convaincre « la jeunesse » de la modernité du « guévarisme ». Le monde a pourtant bien changé, depuis le combat cubain, puis bolivien, d’Ernesto Guevara… « La société, la pyramide sociale n’ont pas bougé, assure-t-il. C’est toujours 15 % de la population qui domine le monde, qui détient le pouvoir politique et économique. Ceux d’en bas continuent à travailler pour que ceux d’en haut accumulent encore plus. »
Lorsqu’il cherche à convaincre, il parle avec ses mains, accroche le regard. Il vend la « révolution » comme il vendait, à une époque à Buenos Aires, des cigares importés de Cuba. Avec conviction. Et puisque c’est dans un parc de Bilbao qu’il se confie (les lointaines origines basques des Guevara ont poussé la télévision publique régionale à l’inviter pour un documentaire), la conversation dérive sur le paysage politique espagnol. Podemos pourrait-il faire un digne héritier du Che ? « Podemos ou Syriza ont des positions tièdes ; ils font des compromis avec les banques, avec le FMI, sont captés ou cooptés par les différents pouvoirs. Dans les moments de crise, on ne peut pas se permettre d’avoir un pied sur le pont et un pied sur le quai. C’est la meilleure façon de tomber à l’eau ! »
« La lutte est longue »
Mais si la lutte reste d’actualité, quelle forme doit-elle prendre ? « C’est la grande question, admet Juan Martín Guevara. Ce qui m’importe pour l’instant, c’est que les jeunes débattent, s’interrogent, se préparent. C’est pour ça que j’ai créé, en Argentine, une association qui doit transmettre la pensée du Che. Mon but, c’est aussi de montrer qu’au départ il était une personne normale, sinon ordinaire, que d’autres peuvent et doivent imiter. » Son livre est dédié aux « Ches qui attendent de surgir. Et aussi aux Cheas, s’empresse-t-il d’ajouter, en féminisant le surnom de son frère. Ce Che du futur a peut-être 5 ans aujourd’hui, ou 15. Ou alors il n’est même pas né. Mais comme mon frère disait déjà à l’époque, il faut être patient. La lutte est longue. » Hasta siempre, Comandante.
(1) Mon frère le Che, coécrit avec Armelle Vincent (Calmann- Lévy). A paraître le 13 avril. Les auteurs seront présents pour une rencontre avec le public le 12 avril à 19 heures, à la Maison de l’Amérique latine (Paris 7e).
Dilma Rousseff jugée par un tribunal militaire à la fin des années 1960.
Elle avait 21 ans. Les militaires couvrent leur visage. Non par gêne, mais par larcheté.
Brésil — Le martyr de Frei Tito a contribué à la conversion de l’Église, affirme un frère dominicain. Jilwesley Almeida, Adital, 28 mars 2016
En cette année 2016, l’ordre des Prêcheurs (les dominicains), complète 800 ans de service au monde. Cette année jubilaire a pour thème : « Envoyés pour prêcher l’Évangile. » Au Brésil, parmi les dominicains les plus illustres, peuvent être nommés l’écrivain et journaliste de Adital, Frei Betto, et Frei Tito de Alencar Lima, deux religieux qui furent incarcérés et torturés pour leur lutte contre les abus de la dictature civile-militaire (1964-1985). Tito est mort en France, tourmenté par les blessures que les tortures imprimèrent en son âme.
Frei Xavier Plassat était l’ami personnel de Frei Tito lorsqu’il était en exil. C’est un dominicain français, reconnu pour sa lutte en faveur de la justice sociale au Brésil, pays qui, malgré le fait que ce soit terminé la période obscure et violente de la dictature, n’est pas encore parvenu à se libérer des structures de domination et d’exclusion sociale. Résident du Brésil depuis 1989, Frei Xavier travaille pour la Commission pastorale de la terre (CPT), où il a fait sa marque dans la lutte contre le travail esclave. Le dominicain a reçu en 2006 la médaille Chico Mendes de la résistance et en 2008, le Prix national des droits humains de la présidence de la république.
Le martyr de Tito, par delà l’importance de révéler au monde les horreurs commises par le gouvernement dictatorial brésilien, força un changement d’attitude à l’intérieur de l’Église. Dans cette entrevue exclusive accordée à Adital, Frei Xavier Plassat réfléchit sur le rôle des dominicains au Brésil et dans le monde, sur les inspirations et les provocations, les droits humains, le sécularisme, et surtout le rôle fondamental de la femme dans l’Ordre comme nous le verrons plus loin.
Quelle est l’importance de Frei Tito pour l’expérience dominicaine au Brésil et en Amérique latine ?
Lorsqu’en 1970, la revue américine Look et la revue italienne L’Europeo, publièrent le récit — à la première personne -, des tortures subies à Sao Paulo par Frei Tito dans la prison de l’Opération bandeirante, en un lieu appelé la « succursale de l’enfer », l’effet fut celui d’une bombe parce qu’on révélait sur la scène internationale une vérité qui avait été maintenue secrète : la torture était appliquée aux prisonniers de la dictature, de manière brutale, contre n’importe quel suspect, qu’il soit de n’importe quelle couleur, conviction politique ou qualité professionnelle. La bombe (la révélation, à l’extérieur du Brésil, des tortures endurées par Tito), aurait eu des effets décisifs et durables dans la détermination de l’Église, ses membres et l’institution, d’opérer une conversion drastique, passant du soutien aux militaires de 1964 au témoignage d’une Église martyriale. Non sans douleurs et résistances, à commencer par la négation peureuse de l’archevêque de Sao Paulo alors président de la Conférence nationale des évêques brésiliens, la CNBB, Dom Agnelo Rossi, qui réagissant à la déclaration transparente de Paul VI, en recevant le Frère Domingos Maia Leite, à l’époque provincial des frères dominicains du Brésil. (« Nous sommes solidaires avec tous et à tous nous envoyons notre bénédiction apostolique, spécialement à ceux qui souffrent dans les prisons »), affirma : « Il n’y a pas de persécution religieuse au Brésil, mais une campagne de diffamation dirigée de l’extérieur contre le gouvernement brésilien. »
L’Église des communautés ecclésiales de base, de ces personnes souffrantes de la campagne et de la ville, savait déjà de quel côté se situait l’évangélique et le diabolique. Personnellement, je n’ai pas connu le Brésil de cette période d’oppression la plus violente. L’Église que j’ai connue en 1983, en ramenant le corps de Frei Tito, était déjà différente : communautés de la périphérie de Sao Paulo engagées dans la lutte sociale et politique, communautés de Goais et du Tocantin, résistant au fil barbelé et à la marchandisation de la terre et l’Ordre des dominicains, en partie exsangue en raison de si nombreuses persécutions, mais ferme dans sa résolution de témoignage évangélique dans la ligne de l’option préférentielle pour les pauvres », une marque enregistrée de la Théologie de la libération et des communautés ecclésiales de base.
Des voyages subséquents effectués en Amérique central, au Mexique, en Bolivie, au Pérou, m’ont confirmé une posture semblable — encouragée par les orientations définies par les Conférences de l’épiscopat latino-américain (CELAM), interprétant pour ce continent l’ouverture du Concile Vatican II : Medellin (libération), Puebla (communion et participation), Santo Domingo (inculturation) et Aparecida (mission) – existait dans les contextes respectifs où étaient présents nos frères et nos soeurs de la famille dominicaine.
Quels furent les plus grands défis pour l’Église et la vie religieuse sous la dictature militaire ? Quels défis affrontez-vous aujourd’hui ?
Je pense que nous pouvons résumer le défi permanent qui se pose à la vie religieuse d’hier et d’aujourd’hui par le mot « prophétisme ». Cette « chose » que Dom Pedro Casaldliga, (et Dom Helder Camara avant de mourir) nous implore de ne pas laisser tomber. Le prophétisme est l’attitude qui devrait identifier, caractériser, qualifier, ceux et celles qui se revendiquent de la suite de Jésus-Christ. Notre foi naît de l’expérience d’un prophète assassiné et du témoignage de ses amis et de ses disciples. Être prophète n’est pas une chose qui se décrète : Je vais être prophète ! Le prophétisme est une réponse à un appel, à une pro-vocation déterminée qui nous tire de la commodité de la vie. Cela requiert de la vigilance et l’écoute des signes des temps. Comme réponse, le prophétisme est la cohérence jusqu’à la racine de l’être. « Être ce que l’on est, dire ce que l’on croit, croire ce que l’on prêche et vivre ce que l’on proclame jusqu’aux ultimes conséquences . » Pedro Casaldaliga
Être prophète cela commence par aller vivre avec le peuple : assumer ses douleurs et ses larmes, sentir ses limitations et ses rêves, respecter ses différences, communier à ses souffrances, ses indignations et ses angoisses de libération, de justice et de dignité, vivre la miséricorde, une attitude qui n’est rien d’autres que la pure humanité, la « compassion » : Je ne peux demeurer en paix lorsque l’un de mes semblables en arrache, qu’il est dans le besoin ou qu’il souffre. Le prophète ouvre l’oeil, ouvre l’oreille, ouvre les mains et la bouche. Que serait un prêcheur qui se tait (les dominicains portent le nom d’ordre des prêcheurs) ? Nous avons cette devise suggestive, créée par saint Thomas d’Acquin pour résumer le projet de la vie selon saint Dominique : « Contempler et apporter aux autres ce que nous avons contemplé ». Contempler c’est cela, ouvrir les yeux et voir, apprécier et aimer—non seulement le Dieu vivant qui parla à travers ses prophètes et qui continue à le faire, mais les hommes et les femmes avec qui nous partageons une histoire qui est précieuse; voir la Terre et la création dont nous avons héritées et en prendre soin; voir ce qui ne se voit pas à l’oeil nu; voir comment se laisse entrevoir l’invisible; voir, étudier et chercher à comprendre; voir à la lumière de ce qui compte vraiment selon l’Évangile de la vie véritable, pleine et abondante; voir et parler de ce qui se voit et de ce qui ne se voit pas; dénoncer ce qui ne se donne pas; et annoncer ce qui devrait être.
La vie religieuse à l’intérieur de l’Église est appelée vie consacrée: une vie en principe dédiée, dépouillée et libre, pour les choses du Règne alimentée par la vie en commun, le partage, l’étude, la prière et la célébration. Le projet dominicain a déjà été décrit comme un « projet de vie radicale » (Frei Mateus Rocha). Nous avons des dominicains et des dominicaines qui sont engagées dans des activités variées: de moine à journaliste, de professeur à activiste des droits humains, de curé à avocat, entre autres, et parfois, un peu de tout cela à la fois. Je comprends que c’est ce même élan qui, en ce temps, a conduit Frei Tito et ses compagnons de prison à résister à l’oppression, que celui qui nous anime aujourd’hui : dénoncer le travail esclave, la concentration de la propriété terrienne, l’élimination des jeunes, l’extermination incessante des amérindiens, la violence homicide des préjugés, la politique corrompue. C’est annoncer, contre toute espérance que oui, cela a du sens de changer cette histoire.
Dans la vie dominicaine, ce projet a tout d’abord pour espace la communauté même, un espace pour une vie en accord avec l’idéal évangélique et, comme tel, une maison de prédication, « verbe et exemple » (par la parole et la pratique). Au moment où nous célébrons 800 ans de vie missionnaire, l’Ordre dominicain est consciente de la distance qui le sépare de son idéal et en même temps combien celui-ci demeure nécessaire…
Comment est travaillé la formation politique et les droits humains à l’intérieur de l’Ordre dominicain ?
On ne peut penser à une formation domnicaine en Amérique latine sans faire référence à certains témoignages de maîtres de la foi qui illustrèrent l’histoire de l’Ordre par leur courage politique-évangélique. Par exemple, Antonio de Montesinos et Bartolomé de Las Casas au XVIème siècle ou Joseph Lebret, Mateu Rocha, Samuel Ruiz, Celso Pereira, Tomas Balduino, Henri Desrosiers, aux XXème et XXIème siècles. Travailler pour les droits humains, c’est boire à la propre histoire de l’Ordre. (Sans elle, sans occulter certaines erreurs de triste souvenance qui existent en n’importe quelle institution et groupe social, les contradictions font partie de cette histoire…).
Jusqu’à aujourd’hui, le nom de Francisco de Victoria est rappelé. Un éminent juriste de l’Université de Salamanque en Espagne, considéré comme le fondateur du droit international des peuples. C’est lui qui, au XVIème siècle, alimenta avec des arguments solides l’opposition au système colonial mortifère et génocide. Une cause entreprise dans les Amériques par infatigable frère Bartolomé. Et le sermon prononcé par Frei Antonio de Montesinos le 4ème dimanche de l’Avent, le 21 décembre 1511, continue d’être pour tous les Dominicains un modèle d’attitude prophétique et missionnaire. Le texte avait été préparé et rédigé par une équipe. Antonio reçu l’ordre de son prieur de le prêcher aux colonisateurs au nom de la communauté. Un message d’une terrible indignation, « de feu », comme aime dire Frei Carlos Josapht, message qui n’a pas perdu son actualité jusqu’à aujourd’hui. « En vertu des crimes que vous commettez contre les amérindiens, vous êtes tous en état de péché mortel. »
« De quel droit avez-vous conquis ces terres et opprimez-vous leurs habitants ? » « Ne sont-ils pas des êtres humains qui doivent être respectés dans leurs droits et aimés par vous, chrétiens ? » Cette mémoire subversive est la chose la plus précieuse dans l’ADN de l’Ordre. Au Brésil, la famille dominicaine est fière de maintenir une Commission Justice et Paix dédiée à l’actualisation de ce cri des premiers temps, offrant des moyens concrets de formation, d’étude et d’engagement. Cela produit des conséquences nécessaires pour la mission que la famille dominicaine prétend assumer et pour la théologie qui verbalise, en termes actuels, notre compréhension de l’Évangile. C’est une question de cohérence entre la vie et les principes, la pratique et la théorie.
Comment favorisez-vous le protagonisme de la femme à l’intérieur de l’Ordre dominicain ?
L’origine première de l’Ordre de saint Dominique n’est pas une communauté d’hommes, mais de femmes : les sœurs de Prouilhe (près de Toulouse en France) qui constituèrent la première communauté conventuelle imaginée par Domingos de Gusmao, et à partir de laquelle furent ensuite érigées et se multiplièrent les communautés des prédicateurs itinérants, situées dans des couvents. Pourtant, ce furent les femmes d’abord qui assumèrent le protagonisme de la première heure. Aujourd’hui même, la famille dominicaine compte bien plus de femmes (il existe à travers le monde près de 45 000 dominicaines) que d’hommes (autour de 7 000 dominicains). Et pour le dire, l’Ordre compte encore plus de laïcs que de religieux et de religieuses (près de 100 000). 800 ans après, le chemin initié dans le sud de la France par saint Dominique (un moment historique qui est un signe non moins perturbateur que le nôtre), tous les membres de la famille dominicaine se reconnaissent dans cet appel à marcher, à défendre les droits, à annoncer la Bonne Nouvelle de la libération et à poursuivre la route. Et cette mission, les jeunes ont la possibilité d’y participer en toute égalité. Au Brésil, le mouvement juvénile dominicain, le MJD (laïc), est un des espaces de cette mission commune.
Comment jugez-vous la société actuelle en ce qui a trait à la quête de spiritualité, la foi et la religion ?
Notre société expérimente la sécularisation de façon contradictoire. C’est un mouvement qui vient de loin et dans lequel l’humanité fait l’expérience de sa capacité croissante à se comprendre elle-même et le monde, en même temps que son pouvoir croissant de se créer elle-même et son monde (ou encore de se détruire). De manière irrémédiable, ce mouvement semble détrôner ce qui offrait auparavant des explications et se situait dans le divin, le sacré, le religieux, pour mettre à sa place une raison triomphante, un désir narcissique ou un désespoir abismal ?
Il s’agit d’un mouvement complexe, parfois exaltant, parfois angoissant, qui oblige constamment à épurer ce que nous investissons dans la foi et dans ce que nous appelons l’espace religieux, déplaçant des valeurs, les croyances, des papiers. De notre capacité à comprendre ce changement à long terme, marqué aujourd’hui par une accélération inédite, dépend notre capacité d’inventer un espace religieux qui correspond à ce moment de notre histoire, sans crispation ni masochisme, sans (nouveau) illuminisme ni (nouveau) triomphalisme.
Pour cette immense conversion, cet accouchement, les paroles du prophète assassiné, Jésus, continuent de nous offrir une précieuse orientation. Continue d’être des exigences fondamentales pour ce travail l’affirmation de la dignité, de la liberté de l’être humain et de la foi dans sa qualité d’image et de ressemblance de celui que nous appelons « Dieu ». Cela dit, ne manquent pas ici au Brésil et ailleurs dans le monde, les crispations, les masochismes, les résistances, les opportunismes et les fanatismes. On nous propose des ersatz de religion, spiritualités du marché, religiosité bas de gamme; s’offrant comme prophètes d’eux-mêmes, usurpateurs du divin, nouveaux marchants du temple. Ici prévaut le conseil de Jésus : « Vous reconnaîtrez l’arbre à ses fruits. » Il ne sert à rien de crier Seigneur ! Seigneur!, pour que vienne le Règne de la justice. Nous devons travailler, transformer, dénoncer, annoncer, marcher, contempler, accueillir l’inédit de la promesse et faire selon l’autre devise de l’Ordre dominicain, « oeuvre de vérité ».
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Traduit du portugais par Yves Carrier
L’Amérique latine, la fin d’un cycle ?
AMÉRIQUE LATINE : FIN D’UN CYCLE OU ÉPUISEMENT DU POST-NEOLIBERALISME
François Houtart, Le Drapeau Rouge, Bruxelles, No 56 (mai-juin 2016)
L’Amérique latine fut l’unique continent où des options néolibérales furent adoptées par plusieurs pays. Après une série de dictatures militaires, appuyées par les Etats-Unis et porteuses du projet néolibéral, les réactions ne se firent pas attendre. Le sommet fut le rejet en 2005 du Traité de Libre Echange avec les Etats-Unis et le Canada, fruit d’une action conjointe entre mouvements sociaux, partis politiques de gauche, ONG et Eglises chrétiennes.
Les gouvernements progressistes
Les nouveaux gouvernements au Brésil, Argentine, Uruguay, Nicaragua, Venezuela, Equateur, Paraguay et Bolivie, mirent en place des politiques rétablissant l’Etat dans ses fonctions de redistribution de la richesse, de réorganisation des services publics, surtout l’accès à la santé et à l’éducation et d’investissements dans des travaux publics. Une répartition plus favorable des revenus des matières premières entre multinationales et Etat national (pétrole, gaz, minerais, produits agricoles d’exportation) fut négociée et la bonne conjoncture, pendant plus d’une décennie, permit des rentrées appréciables pour les nations concernées.
Parler de la fin d’un cycle introduit l’idée d’un certain déterminisme historique, suggérant l’inévitabilité d’alternances de pouvoir entre la gauche et la droite, notion inadéquate si le but est de remplacer l’hégémonie d’une oligarchie par des régimes populaires démocratiques. Par contre, une série de facteurs permettent de suggérer un épuisement des expériences post-néolibérales, en partant de l’hypothèse que les nouveaux gouvernements furent post-néolibéraux et non post-capitalistes.
Evidemment, il serait illusoire de penser que dans un univers capitaliste, en pleine crise systémique et par conséquent particulièrement agressif, l’instauration d’un socialisme « instantané » soit possible. Il existe d’ailleurs des références historiques à ce sujet. La NEP (Nouvelle Politique Economique) dans les années 20 en URSS, en est un exemple, à étudier de façon critique. En Chine et au Vietnam, les réformes de Deng Xio Ping ou du Doi Moi (rénovation) expriment la conviction de l’impossibilité de développer les forces productives, sans passer par la loi de la valeur, c’est-à-dire par le marché (que l’Etat est censé réguler). Cuba adopte, de manière lente, mais sage, des mesures destinées à rendre plus agile le fonctionnement de l’économie, sans perdre les références fondamentales à la justice sociale et au respect de l’environnement. Se pose donc la question des transitions nécessaires.
Un projet post néolibéral
Le projet des gouvernements « progressistes » de l’Amérique latine de reconstruire un système économique et politique capable de réparer les effets sociaux désastreux du néolibéralisme, n’était pas une tâche facile. Rétablir les fonctions sociales de l’Etat supposait une reconfiguration de ce dernier, toujours dominé par une administration conservatrice peu à même de constituer un instrument de changement. Dans le cas du Venezuela, c’est un Etat parallèle qui fut institué (les missions) grâce aux revenus du pétrole. Dans les autres, de nouveaux ministères furent créés et les fonctionnaires progressivement renouvelés. La conception de l’Etat qui présida au processus fut généralement centralisatrice et hiérarchisée (importance d’un leader charismatique) avec tendance à instrumentaliser les mouvements sociaux, le développement d’une bureaucratie souvent paralysante et aussi l’existence de la corruption (dans certains cas sur une grande échelle).
La volonté politique de sortir du néo-libéralisme eut des résultats positifs : lutte efficace contre la pauvreté pour des dizaines de millions de personnes, meilleur accès à la santé et à l’éducation, investissements publics dans les infrastructures, bref une redistribution au moins partielle du produit national, fortement accru par l’accroissement des prix des matières premières. Il en résultat des avantages pour les pauvres, sans pour autant affecter sérieusement les revenus des riches. S’ajoutèrent à ce panorama des efforts importants en faveur de l’intégration latino-américaine, créant ou renforçant des organismes tels que le Mercosur, réunissant une dizaine de pays de l’Amérique du Sud, UNASUR, pour l’intégration du Sud du continent, la CELAC pour l’ensemble du monde latin, plus les Caraïbes et enfin l’ALBA, avec une dizaine de pays à l’initiative du Venezuela.
Il s’agissait, en l’occurrence, d’une perspective de coopération tout à fait nouvelle, non de compétition, sinon de complémentarité et de solidarité car, en effet, l’économie interne des pays « progressistes » resta dominée par le capital privé, avec sa logique d’accumulation, surtout dans les secteurs de l’extraction pétrolière et minière, des finances, des télécommunications et du grand commerce et avec son ignorance des « externalités », c’est-à-dire des dommages écologiques et sociaux. Cela provoqua des réactions grandissantes de la part de plusieurs mouvements sociaux. Les moyens de communication sociale (presse, radio, télévision) restèrent en grande partie entre les mains du grand capital national ou international, malgré des efforts de rectifier une situation de déséquilibre communicationnel (TeleSur et lois nationales sur les communications).
Quel type de développement ?
Le modèle de développement s’inspira du « développementisme » (desarrollismo) des années 60, lorsque la Commission Economique pour l’Amérique latine de l’ONU, proposa de substituer les importations par une production interne accrue. Son application au XXI siècle, dans une conjoncture favorable des prix des commodities, jointe à une perspective économique centrée sur l’accroissement de la production et à une conception redistributrice du revenu national sans transformation fondamentale des structures sociales (absence notamment de réforme agraire) déboucha sur une « ré-primarisation » des économies latino-américaines et une dépendance accrue vis-à-vis du capitalisme de monopole, allant même jusqu’à une désindustrialisation relative du continent.
Le projet se transforma peu à peu en une modernisation acritique des sociétés, avec des nuances selon les pays, certains, comme le Venezuela accentuant la participation communale. Cela déboucha sur une amplification des classes moyennes consommatrices de biens extérieurs. Les mégaprojets furent encouragés et le secteur agricole traditionnel abandonné à son sort pour privilégier l’agro-exportation destructrice des écosystèmes et de la biodiversité, allant même jusqu’à mettre en danger la souveraineté alimentaire. Nulles traces de véritables réformes agraires. La diminution de la pauvreté par des mesures surtout assistancialistes (ce qui fut aussi le cas des pays néolibéraux) ne réduisit guère les écarts sociaux qui restent les plus élevées du monde.
Pouvait-on faire autrement ?
On peut évidemment se demander s’il était possible de faire autrement. Une révolution radicale aurait provoqué des interventions armées et les Etats-Unis disposent de tout l’appareil nécessaire à cet effet : bases militaires, alliés dans la région, déploiement de la 5° flotte autour du continent, renseignements par satellites et avions awak et ils ont prouvé que des interventions n’étaient pas exclues : Santo Domingo, baie des Cochon à Cuba, Panama, Grenade.
Par ailleurs, la force du capital de monopole est telle, que les accords passés dans les domaines pétroliers, miniers, agricoles, se transforment très vite en de nouvelles dépendances. Il faut y ajouter la difficulté de mener des politiques monétaires autonomes et les pressions des organismes financiers internationaux, sans parler de la fuite des capitaux vers les paradis fiscaux, comme l’ont montré les Panama Papers.
Par ailleurs, la conception du développement des leaders des gouvernements « progressistes » et de leurs conseillers était nettement celle d’une modernisation des sociétés, en décalage avec certains acquis contemporains, tels que l’importance du respect de l’environnement et de la possibilité de régénération de la nature, une vision holistique de la réalité, base d’une critique de la modernité absorbée par la logique du marché, l’importance du facteur culturel. Curieusement, les politiques réelles se développèrent en contradiction avec certaines constitutions tout à fait innovatrices dans ces domaines (droit de la nature, « buen vivir »).
Les nouveaux gouvernements furent bien accueillis par les majorités et leurs leaders plusieurs fois réélus avec des scores électoraux impressionnants. En effet, la pauvreté avait réellement diminuée et les classes moyennes avaient doublé de poids en quelques années. Il y avait donc un véritable appui populaire. Il faut enfin ajouter aussi que l’absence d’une référence « socialiste » crédible, après la chute du mur de Berlin, n’incitait guère à présenter un autre modèle que post-néolibéral. L’ensemble de ces facteurs font penser qu’il était difficile, objectivement et subjectivement, de s’attendre à un autre type d’orientation.
Les nouvelles contradictions
Cela explique une rapide évolution des contradictions internes et externes. Le facteur le plus spectaculaire fut évidemment les conséquences de la crise du capitalisme mondial et notamment de la chute, partiellement planifiée, des prix des matières premières et surtout du pétrole. Le Brésil et l’Argentine furent les premiers pays à en connaître les effets, mais suivirent rapidement le Venezuela et l’Equateur, la Bolivie résistant mieux, grâce à l’existence de réserves importantes de devises. Cette situation affecta immédiatement l’emploi et les possibilités de consommation de la classe moyenne. Les conflits latents avec certains mouvements sociaux et une partie des intellectuels de gauche, firent surface. Les défauts du pouvoir, jusqu’alors supportés comme le prix du changement et surtout dans certains pays, la corruption installée comme partie intégrante de la culture politique, provoquèrent des réactions populaires.
La droite s’empara évidemment de cette conjoncture pour mettre en route un processus de reconquête de son pouvoir et de son hégémonie. Faisant appel aux valeurs démocratiques qu’elle n’avait jamais respecté, elle réussit à récupérer une partie du corps électoral, notamment en accédant au pouvoir en Argentine, en conquérant le parlement au Venezuela, en remettant en question le système démocratique du Brésil, en s’assurant des majorités dans les villes en Équateur et en Bolivie. Elle essaya de profiter de la déception de certains secteurs, notamment des indigènes et des classes moyennes. Appuyée également par de nombreuses instances nord-américaines et par les moyens de communication en son pouvoir, elle s’efforça de surmonter ses propres contradictions, notamment entre les oligarchies traditionnelles et les secteurs modernes.
En réponse à la crise, les gouvernements « progressistes » adoptèrent de plus en plus de mesures favorables aux marchés, au point que la « restauration conservatrice » qu’ils dénoncent régulièrement, s’introduit subrepticement à l’intérieur d’eux-mêmes. Les transitions deviennent alors des adaptations du capitalisme aux nouvelles demandes écologiques et sociales (un capitalisme moderne) et non des pas en avant vers un nouveau paradigme post-capitaliste (réforme agraire, soutien à l’agriculture paysanne, fiscalité mieux adaptée, autre vision du développement, etc.).
Tout cela ne signifie pas la fin des luttes sociales, au contraire. La solution se situe dans le regroupement des forces de changement, à l’intérieur et à l’extérieur des gouvernements, sur un projet à redéfinir dans son objet et ses formes de transitions et la reconstruction de mouvements sociaux autonomes aux objectifs centrés sur le moyen et long terme.