Pauvreté et racisme
Je me lance ici dans un exercice périlleux puisque je n’ai pas consulté les données scientifiques de la recherche pour corroborer ce que j’avance dans le titre. Comme toujours, il ne faut pas sauter aux généralisations, mais les indices de pauvreté qui affectent la plupart des communautés autochtones sont assez justes. Aujourd’hui, nous connaissons les raisons historiques et l’oppression systémique visant l’effacement de leur identité et de leur culture par la destruction des cellules familiales pendant plus d’un siècle, qui ont conduit à cette situation. Cela laisse une trace indélébile sur l’histoire du Canada.
Pareillement, les indices de défavorisation économique ont aussi une base systémique d’exclusion sociale et d’impossibilité d’avancement professionnel fondé sur des préjugés d’autres culturelles. Ainsi, la non reconnaissance des diplômes et de l’expérience acquise à l’étranger, de même que le fait de porter un nom trop exotique ou d’avoir un accent, voire des traits distincts ou une teinte différente, marque dans l’esprit de certains employeurs une frontière qui ne protège que leur propre aveuglement.
Paradoxalement, il y aussi les personnes vivant en situation de pauvreté qui ont peur de recevoir moins ou d’être déclassées par l’arrivée des travailleurs étrangers. Victimes elles-mêmes de préjugés, ce sont parfois elles qui prononcent les mots les plus violents à l’encontre des néo-québécois. Pour ceux et celles qui ont choisi de venir faire leur vie ici, ce sont autant de blessures qu’ils ont de la difficulté à guérir sans l’affection et la solidarité affirmées des Québécois de souche.
À cet effet, il est urgent de nous libérer d’une vision ethnique de ce que nous sommes pour ne pas sombrer dans un racisme qui nierait notre propre dignité. Heureusement, notre histoire nous offre de nombreux exemples du meilleur dont nous sommes capables. Ainsi, les nouveaux arrivants ne peuvent qu’adhérer à des valeurs comme l’accueil, le partage, l’entre aide, la compassion, l’ouverture d’esprit, la franchise, la tolérance, etc., que si nous leur donnons l’opportunité de les voir à l’œuvre dans nos comportements quotidiens. Il y a là, pour tous et chacun, un défi de vérité et d’authenticité.
L’accès aux mêmes opportunités et une volonté de briser le cercle de l’entre-soi, sont des préalables essentiels pour ne pas faire de l’immigration une expérience d’une vie sociale de seconde catégorie, sans appartenance réelle à la société d’accueil.
Le repli sur soi pour une petite nation noyée dans une mer anglophone en Amérique du Nord, serait la pire des solutions. Bien au contraire, nous sommes condamnés à l’excellence en faisant du Québec un endroit chaleureux et accueillant où l’immigration ne sera pas une expérience décevante. L’un des ressorts du racisme est le dénigrement des habilités socioprofessionnelles ou encore le rejet de la différence. À la veille de la fête nationale, la fierté et la confiance en soi, la ténacité et la persévérance, la concorde et l’esprit de consensus, sont aussi des biens culturels à partager.
Yves Carrier
Reconnaître le fascisme
Cette petite plaquette (moins de 50 pages) est parue chez Grasset en 2017. Eco y énumère 14 critères permettant de reconnaître l’Ur-fascisme, c’est-à-dire le fascisme ancien et éternel, probablement omniprésent depuis que les civilisations existent.
Le culte de la tradition autorise le pouvoir des anciens sur la société. Il ne peut y avoir progrès du savoir. En effet, il y a
Refus du modernisme, surtout celui lié à la période dite des Lumières et au progrès social amené par la Révolution française. C’est aussi un refus de la raison et de la culture. Est privilégiée
L’action pour l’action. L’intelligence et la réflexion sont mal vues. Les intellectuels sont méprisés. Ils risquent de trop comprendre ce qui se passe, ce que veulent les fascistes. Lesquels ne peuvent tolérer la critique puisque
Tout désaccord est trahison. Alors qu’en réalité un désaccord peut être facteur de progrès. Il relève de la méthode scientifique. Sur le plan humain et psychologique pour les faschos, le désaccord inassumé révèle une grande
Peur de la différence. De facto, ce qui est différent et qui pense différemment sont dangereux. L’Ur-fascisme est raciste, sexiste, classiste. Il fera
Appel aux classes moyennes frustrées et défavorisées par une situation économique précaire menaçant leurs petits privilèges. Elles sont hantées par la peur du changement. Pour rassembler les masses, les dirigeants fascistes feront appel à un renouveau du
Nationalisme fondé sur la xénophobie. En même temps que cela permet d’éluder la lutte des classes. L’ennemi peut venir aussi de l’intérieur : les Juifs, par exemple, qui, semblent-ils, complotent avec les riches et les puissants de ce monde. Cependant
Les ennemis sont à la fois trop forts et trop faibles. Il faut armer le peuple, parce que tous ensemble on peut les exterminer en les traitant comme des sous-humains. Il faut viser
Une solution finale. Il n’est pas question de pacifisme, ce serait une collusion avec l’ennemi. La vie est une guerre permanente, que doit mener un peuple d’élite, dirigé par des leaders d’élite si l’on veut en arriver à un Âge d’or. Il se forme ainsi une sorte
D’élitisme de masse. Le leader fasciste conforte le peuple dans un élitisme populaire. Le citoyen américain a plus de valeur que le citoyen bengalais, parce qu’il appartient au meilleur peuple du monde. Le leader fasciste devient le guide suprême, indispensable. Et chacun
Est éduqué pour devenir un héros. Et cela s’accompagne d’un culte de la mort. Mais souvent les combattants fascistes tuent davantage qu’ils ne se font tuer. Les valeurs promues sont très viriles et sont carrément
Machistes. Mépris des femmes, mépris des genres, mépris des mœurs sexuelles différentes. Culte des armes, culte de la force, pratiquement le seul moyen pour résoudre les différends.
Populisme qualitatif. Pour les fascistes, les individus n’ont aucun droit, mais le peuple est une entité valorisée par un leader qui prend alors toute l’importance qu’il détient dans ce genre de régime. Il est l’interprète du peuple dont il est la tête dirigeante et pensante. Et pour être cela, il a besoin d’une nouvelle langue :
La novlangue. Le mot a été créé par George Orwell dans 1984. Créer de nouveaux mots, changer le sens des mots. Empêcher de réfléchir, de critiquer. C’est pour cela qu’il faut se méfier des nouveaux mots et des nouvelles acceptions (nouveaux sens) dans le langage courant. Cela tend à dissoudre la réalité politique, à faire disparaître des compréhensions. Ça sert à abrutir ou à endormir nos consciences. À favoriser la bonne gouvernance et à abolir la politique. Et le fascisme triomphera.
Robert Lapointe
Des élections troubles en Colombie
Mario Gil, chargé de projet chez Carrefour d’animation et de participation à un monde ouvert (CAPMO) et du Consejo de educación popular de América Latina y el Caribe (CEAAL). Mario a participé à la Mission d’observation sur les élections du 29 mai 2022.
La Colombie vit en 2022 un moment historique sans précédent, après une histoire de répression violente sans issue. Au moins quatre candidats présidentiels de la gauche et de la social-démocratie, qui avaient de fortes chances de remporter l’élection, ont été assassinés depuis 35 ans (Le communiste Jaime Pardo Leal (1987), le libéral Luis Carlos Galan (1989) et les opposants de gauche Bernardo Jaramillo et Carlos Pizarro (1990), tous aspirants à la présidence, ont été assassinés. Par ailleurs, déjà en 1948, un candidat libéral à la présidence, Jorge Eliecer Gaitan était assassiné de de trois balles sur une avenue de Bogota, ce qui a déclenché de fortes manifestations.).
L’histoire de la Colombie est caractérisée par une succession de cycles de violence, promue par l’État, qui ne s’est jamais déclaré comme une dictature, mais au contraire se présente comme un pays démocratique. Il s’agit d’une démocratie assez particulière, de «basse intensité» suivant la caractérisation de Maurice Lemoine (1997), où le trafic de la drogue, l’exploitation minière et pétrolière, et la spéculation financière constituent une grande partie de l’économie. Il s’agit d’une économie construite sur la mort, la violence et contre une population démunie, appauvrie par des décennies de violence et exclusion.
Une histoire de violence et de répression
Les années 90 ont été marquées par des massacres perpétrés par les forces militaires et les corps de sécurité avec la complicité des groupes paramilitaires. Ces exactions étaient présentées par les autorités comme des gestes de légitime défense de l’État en temps de guerre civile. Des stratégies d’impunité particulièrement efficaces étaient relayées par les médias qui présentaient l’État comme victime et non-instigateur du conflit en Colombie.
Selon les différentes commissions de vérité, l’État lui-même a utilisé des mécanismes légaux et illégaux en permettant un emploi arbitraire et excessif de la force (Cepeda-Castro et Girón-Ortiz, 2005; Peña Jaramillo, 2005). Près de la moitié de la société colombienne a vécu ou vit encore les conséquences du conflit armé avec un bilan désastreux :
- six millions de personnes déplacées au sein du pays entre 1985 et 2013 (Núñez et Hurtado, 2013);
- au moins 82 846 personnes déplacées par la force en 2021, majoritairement Afro-Colombiens et autochtones; il s’agit de la pire année depuis les Accords de paix de 2016;
- 6 402 assassinats ont été perpétrés auprès de la population paysanne et chez les jeunes; ils sont présentés comme des guérilleros morts au combat dans le conflit armé entre 2002 et 2008;
- 2 507 massacres ont été recensés entre 1982 et 2007, avec au moins 14 660 victimes (Verdad Abierta, 2008).
La situation n’a pas changé avec la période de dialogue sur la paix. La violence a diminué, mais les violences sont réapparues avec l’arrivée de l’extrême droite au pouvoir et sa promesse de briser les accords.
Elles se sont produites surtout dans les régions stratégiques pour l’extraction minière et énergétique, le trafic de la drogue et des mégaprojets touristiques et d’infrastructure, ainsi que dans les territoires hostiles au gouvernement. Actuellement, selon l’Instituto de Estudios para el Desarrollo y la Paz — INDEPAZ (indepaz), on dénombre plus de 1 500 leaders sociaux et communautaires assassinés et plus de 300 ex-combattants-es et signataires des accords était décimés (Indepaz 2021). En 2022, on compte déjà 79 leaders et 21 signataires tués (Indepaz 2022).
Ce contexte crée un risque de remettre en question l’élection démocratique. Il y a des régions, comme l’Arauca, aux frontières avec le Venezuela à l’est du pays, qui est militarisé depuis au moins six mois et qui a connu plusieurs confrontations armées avec des assassinats de civils. Ça occasionne une sorte de confinement de la population dans leur résidence, ce qui crée des contraintes dans l’exercice de leur droit de vote.
On retrouve aussi cette situation au Chocó et au Cauca, des régions où le conflit n’a jamais cessé, qui comptent le plus grand nombre de leaders sociaux assassinés. La population vit avec la présence constante de groupes armés liés au trafic de la drogue, sans que le gouvernement n’offre de protection ou de présence qui ne soit pas militaire. Dans cette région, les confrontations visent à maintenir les populations isolées, qui sont ainsi des victimes faciles pour la violence et qui sont tout autant des barrières à l’exercice de la démocratie.
La situation électorale
Trois candidats qui ont la possibilité de passer en deuxième tour sont en liste. Le premier candidat qui a le plus de chances de remporter par la première fois dans l’histoire, c’est Gustavo Petro, leader du centre gauche, longtemps parlementaire, qui a mis en évidence les liens entre le paramilitarisme et la politique gouvernementale d’Alvaro Uribe. M. Petro, maire de Bogota de 2011 à 2015, a reçu de sérieuses menaces de mort et s’est exilé à plusieurs reprises dans sa vie. Il défend la constitution de 1991, qui est le fruit d’un accord de paix en Colombie.
En lien avec les mouvements sociaux et régionaux, il propose un programme d’industrialisation agricole et de développement centré sur l’autonomie, la décentralisation et l’expertise régionales. Il veut taxer les plus fortunés et il soutient la mise en œuvre des accords de paix de 2016. Il favorise la représentation des femmes en politique et développe un programme du protection de l’environnement qui comprend l’abandon des énergies fossiles.
Gustavo Petro est confronté à Federico Gutierrez, un ex-maire de Medellín, la ville probablement la plus technologique du pays, mais aussi la plus violente, étant donné le contrôle exercé par la mafia paramilitaire sur l’économie informelle, mais aussi formelle. M. Gutierrez représente la continuité avec l’ancien président Alvaro Uribe et avec l’actuel, Iván Duque, son successeur. Il est soupçonné de collaboration avec l’«oficina de envigado», une agence clandestine d’achat de mercenaires et de trafic de drogue. Sa campagne poursuit l’orientation de ses prédécesseurs sur le renforcement de la sécurité armée et fait la promotion d’une économie basée sur les énergies fossiles.
Le troisième candidat est aussi un ex-maire de la ville de Bucaramanga dans le nord-est du pays. Il propose de lutter contre la corruption, ce qui constitue le 15 % du budget national du pays. Par contre, il est critiqué pour avoir donné des contrats clés à sa famille durant son mandat. La campagne de peur que les médias poursuivent contre Petro lui permet de capter le vote du centre, pour celles et ceux qui ne veulent pas prendre position.
Les options des mouvements sociaux
Le paysage politique n’est pas évident pour la population, mais les aspirations à une plus grande démocratie sont appuyées largement par les mouvements sociaux, les peuples autochtones et afro-descendants, ainsi que pour beaucoup des personnes de classes populaires et moyennes et même pour une partie de la bourgeoisie, qui se montre favorable à un gouvernement de transition. En Colombie, les gouvernements successifs ont eu recours à l’État d’urgence comme forme de gouvernement et se sont toujours donnés des pouvoirs spéciaux afin d’éliminer les contraintes démocratiques.
Aujourd’hui, la majorité des institutions de contrôle sont aux mains du parti au pouvoir. Le procureur de l’État a récemment destitué l’actuel maire de Medellín, allié à Gustavo Petro. La «fiscalia» (le procureur) poursuit aussi les jeunes et autres leaders sociaux qui ont participé aux manifestations l’an dernier, sans avoir des arguments fondés. Il s’agit d’un système d’intimidation et de harcèlement des mouvements sociaux et des oppositions.
Malgré tout et malgré la campagne de peur et d’intimidations, les différentes forces politiques alternatives unies autour de la campagne du pacte historique avec Gustavo Petro et de Francia Marquez, comme président et vice-présidente, ont la forte conviction de la possibilité d’une victoire populaire, qu’il faudra défendre. Ainsi, si la droite l’emporte contre le vote populaire, par l’achat de votes, l’intimidation et la fraude perpétrée par les organismes de contrôle électoral, une chasse aux sorcières et l’approfondissement de la violence s’annoncent comme moyen de gouverner le pays.
La vigilance de la communauté internationale est nécessaire devant un processus historique, qui a une vocation de changement dont les conséquences auront un impact pour l’ensemble de l’Amérique latine. De nombreuses personnes observatrices sont sur place actuellement en Colombie afin de témoigner de cette élection.
Références
Cepeda-Castro, Ivan, et Claudia Girón-Ortiz. 2005. «Comment des milliers de militants ont été liquidés en Colombie». Le Monde Diplomatique, 2005, mai 2005, édition.
Indepaz. 2021. «Balance en cifrasde la violencia en los territorios, Registros del Observatorio de Derechos Humanos y Conflictividades d». Bogota : INDEPAZ. https://indepaz.org.co/5-anos-del-acuerdo-de-paz-balance-en-cifras-de-la-violencia-en-los-territorios/.
Lemoine, Maurice. 1997. Les 100 portes de l’Amérique latine. Éditions de l’Atelier.
Núñez, Carlos Enrique, et Ingrid Paola Hurtado. 2013. «El desplazamiento forzado en Colombia: La huella del conflicto». El desplazamiento forzado y la imperiosa necesidad de la paz, 1 — 6.
Peña Jaramillo, Daniel García. 2005. « La relación del Estado colombiano con el fenómeno paramilitar: por el esclarecimiento histórico ». Análisis político 18 (53): 58‑76.
Verdad Abierta. 2008. « Masacres: la ofensiva paramilitar ». Article : https://verdadabierta.com/masacres-el-modelo-colombiano-impuesto-por-los-paramilitares/.
Le sillon et le journalier
Ilka Oliva-Corado
Rosa tente de s’accommoder du sac de nylon rempli d’oranges qu’elle porte sur son dos, elle parvient à peine à marcher parce qu’il pèse cinquante livres. Avec sa petite taille, le sac est aussi grand que la moitié de son corps. La douleur de son dos la fait marcher courbée. Cela fait 16 ans qu’elle effectue le même travail depuis qu’elle est venue en Californie de ses terres natales de Xicotepec, Puebla, Mexico. Elle parle à peine espagnol et quelques mots d’anglais. Rosa est une autochtone du peuple Otomi et elle parle l’otomi de la montagne qui est l’une des neuf variantes linguistiques de l’oto-mangue, chose qui rend sa communication encore plus difficile parce là où elle vit et travaille, il n’y a pas d’autres autochtones de sa région.
Elle a changé ses vêtements traditionnels pour le pantalon et le gilet. Celui qui la verrait avec ces vêtements et ces bottes ne la reconnaîtraient pas. Avec les années les compagnes de travail ont prises quelques photos d’elle avec leurs cellulaires pour qu’elle les envoie à sa famille à Xicotepec. Là-bas, ils ont été étonnés de voir qu’elle portait des vêtements que portent les métisses, comme dit sa mère. Rosa lui raconte que chaque fois qu’elle le peut, elle porte les vêtements traditionnels que sa famille lui a envoyés, mais qu’elle les porte peu parce qu’elle travaille dans l’orangerais du lundi au samedi et les dimanches dans un restaurant de cuisine rapide où elle fait cuire des hamburgers.
Pour que Rosa parvienne à émigrer sans visa, un cousin de son père qui vit au Nebraska lui a avancé l’argent. Si elle n’était pas partie pour les États-Unis, ni ses frères ni ses deux enfants n’auraient survécu à la misère, ni sa mère n’aurait été traitée pour son cancer du sein, ni son père opéré des cataractes qui le rendaient aveugle. Réellement, ce fut une bonne affaire pour elle de pouvoir émigrer et cesser de travailler comme employée domestique à Xicotepec de Juarez. Elle n’a pas de parent où elle vit, mais elle s’était habituée à la solitude lorsqu’elle travaillait comme domestique alors qu’elle ne pouvait voir sa famille qu’un dimanche par mois.
À deux reprises, elle s’est fait avoir par le même homme qui lui a fait deux enfants. Comme employée domestique, elle ne pouvait pas les faire vivre ni aider ses parents pour l’éducation de ses deux jeunes frères. C’est son père qui a décidé de l’envoyer travailler aux États-Unis en lui disant qu’ils s’occuperaient de ses deux enfants. Sa mère lui a dit d’écouter son père. À 17 ans, Rosa émigra.
Elle habite dans la cave d’une maison avec 15 autres migrants d’Amérique centrale et du Mexique. Il y a un jeune homme qui vient du Honduras qui a une taille plus fine que la plus petite de toutes ses amies. Rosa est étonnée de voir avec quelle facilité il se maquille et se peint les ongles. Il porte des talons hauts, des jupes et des robes les jours qu’il ne travaille pas. Il a les cheveux plus longs que les siens et il les porte en queue de cheval lorsqu’il part travailler. Lorsqu’il rentre à la maison, il les détache et les brosse. C’est lui qui l’aide à apprendre l’anglais. Mais Romina – c’est le nom que Francisco a choisi -, lui a acheté un livre d’histoires pour qu’elle lise en lui disant qu’ainsi elle allait mémoriser les mots. Il lui a aussi dit qu’il était une femme transsexuelle et que Francisco est un personnage du passé.
Rosa comprend cela sans difficulté parce que chez les Premières Nations, tous sont acceptés comme ils sont, il n’y a pas de discrimination et les personnes avec deux esprits sont très respectés. Pour Rosa, que ce soit Romina ou Francisco, cela importe guère. Le plus important, c’est que son âme soit heureuse.
Romina travaille dans une manufacture de carton, mais là elle s’appelle Francisco tandis qu’elle poursuit son processus en espérant qu’un jour elle puisse aller travailler en étant Romina. C’est pour cela qu’elle veut avoir des documents légaux d’immigration. Rosa aimerait avoir la coquetterie de Romina, cette façon de se mouvoir les hanches, mais elle n’aimerait pas se baigner avec des lotions, ces odeurs artificiels lui donnent des maux de tête. Elle est habituée à se mettre du citron sous les aisselles et un peu de jus de betteraves sur les ongles et les joues. Ils dorment tous à même le sol sur des matelas. Il n’y a pas d’espace pour des lits et ils ont fait de cet endroit un refuge de fraternité pour les sans papier.
La sueur lui couvre le corps, elle porte deux couches de vêtements et les bottes de travail la fatiguent, elles la blessent lorsqu’elle marche. Le menton la pique, elle se gratte avec le tissu qui lui couvre la majeure partie du visage et qui l’empêche de respirer. C’est suffoquant avec cette chaleur infernale de la Californie, mais elle doit le porter parce que cela l’aide à se prémunir des infections que provoquent les fertilisants et les pesticides. Ce tissu la protège aussi du soleil et des serpents qui tombent des arbres à tout moment, des fibres présentes dans les particules qui flottent dans l’air et lui donnent des inflammations. Elle doit aussi porter des lunettes de plastique pour se protéger les yeux de la poussière.
L’écran solaire lui irrite les yeux, mais elle doit l’utiliser. Constamment, il s’immisce à la commissure des lèvres. Elle l’essuie avec le bout de ses gants parce que si elle les enlève, elle perd trop de temps et ce dont elle a besoin c’est d’être agile pour remplir son sac parce qu’elle est payée par sac rempli, pas à l’heure, ni à la journée.
Mais ce n’est pas un jour quelconque de travail. On vient de l’appeler au téléphone pour lui dire que son plus jeune fils vient de se noyer. Elle est en état de choc, mais elle n’a pas encore intégré la nouvelle. Elle continue de ramasser des oranges et à parcourir la rangée d’arbres, allant et venant avec son sac de cinquante livres, avec les vêtements trempés de sueur.
Ce ne sera que le soir, en arrivant là où elle habite, que ses compagnons l’embrasseront et lui offriront leurs sympathies. Alors Rosa pourra prendre la mesure du cauchemar de la douleur la plus grande de sa vie. Elle ne dormira pas, se mordant les lèvres en criant sa peine inconsolable jusqu’à en perdre la voix. Le lendemain, avec son âme détruite, elle se lèvera comme le font les sans papier lorsque meurt un proche dans leur pays, elle ira travailler parce qu’elle doit payer les funérailles.
Par appel vidéo, sous un oranger, travaillant dans les allées, elle assistera à l’enterrement de son fils. Rosa sait qu’elle n’est qu’une de plus parmi des millions d’autres qui vivent la douleur de la distance, de l’absence et des adieux. La charge de Rosa ne pèse plus cinquante livres, maintenant elle est immense parce qu’ils lui ont arraché l’âme d’un seul coup.
Rosa s’assoie sur un sillon et avec le bout de ses doigts, tandis qu’elle tient son cellulaire de l’autre main en regardant l’enterrement de son fils, elle ramasse une poignée de terre et fait le geste de la jeter sur la tombe. Seul le sillon connaît le poids de la charge de chaque journalier et combien comme Rosa, à travers les années, ont ressenti cette même douleur.
Blogue de l’autrice: https://cronicasdeunainquilina.com
23 mai 2022
Traduit de l’espagnol par Yves Carrier
La culture de l’oublie
Le cerveau humain possède un mécanisme capable d’éliminer le souvenir de la douleur.
Carolina Vasquez Araya
Avec le passage du temps, les événements les plus décisifs de l’histoire de l’humanité acquiert la couleur jaune des vieilles photographies. Peu à peu, ils se transforment en légendes ou, dans le meilleur des cas, en événements isolés qui n’ont aucun effet sur la réalité actuelle. C’est comme cela que c’est enseigné dans les cours d’histoire, avec l’objectif de les isoler dans une capsule du temps pour stériliser leur transcendance.
Néanmoins, ces points d’orgue représentent des moments où la route a effectué un virage pour emprunter un chemin nouveau, quoique pas toujours meilleur. Dans la mesure où les sociétés avancent pressées par les défis de la survivance, les moments de douleur et de perte s’estompent dans une brume propice à l’oubli, lequel représente l’énorme risque de répéter le cycle à nouveau en abandonnant, avec cette empreinte, les rêves et les ambitions de créer des sociétés plus justes et plus humaines. C’est la culture de l’oubli, une pathologie collective qui, comme un virus maudit, nous a conditionnés à laisser derrière les leçons les plus valeureuses.
L’une des conséquences de ce phénomène collectif est la résurgence de mouvements marqués par le racisme et la violence fascistes dans des pays qui ont expérimenté le pire du nazisme pendant les plus grandes et cruelles chasses humaines de l’histoire, mais cette fois étendues à la grandeur de la planète. C’est un exercice de pouvoir et de perversion dont le germe semble être présent dans le noyau même de l’espèce humaine, tel et comment il s’est manifesté dans d’autres chasses, perpétrées sous des règles qui divisent les communautés entre ceux qui ont le droit de vivre et ceux qui doivent être exterminés.
Un processus similaire se produit face à l’épuisement des ressources, la destruction des écosystèmes et la mortelle indifférence de ceux qui ont le pouvoir d’intervenir pour changer le cours des événements. Les communautés humaines – partie du problème et aussi de la solution – se contentent d’observer, dans une attitude sceptique et conformiste, comment le monde est détruit. Les évidences sur l’extinction des espèces, conséquence de la soif de richesse et de pouvoir, sont corolaires des images de civils – convertis en « dommage collatéraux » au milieu d’attaques belliqueuses d’une énorme magnitude – dont l’unique objectif est le contrôle économique et géopolitique pour ceux qui détiennent le pouvoir.
Les mécanismes d’oblitération de la mémoire s’activent lorsque la réalité commence à déranger notre petit monde quotidien et à déranger notre conscience. C’est la manière que nous avons pour évacuer de notre esprit quelque chose sur lequel nous n’avons aucun pouvoir, c’est le mécanisme de protection du bernard-l’hermite qui cherche une coquille vide sur la plage pour se protéger de ses prédateurs et poursuivre sa vie. Le problème, c’est que nous n’avons pas de refuge pour nous protéger de la destruction de ces insaisissables repères de convivialité sur lesquels nous avons basé notre confiance. Parmi eux, l’idée épurée et abstraite de la signification de la démocratie.
Sur la route de l’oubli et de la conformité, nous avons fini par abandonner notre rôle actif comme membres de sociétés organisées. Ils ont changé les règles du jeu et nous continuons à jouer sans connaître les ruses de l’adversaire, parce que nous ignorons qui il est. Comme le bernard-l’hermite, nous cherchons un refuge précaire dans l’oubli. Et, comme lui, nous nous croyons à l’abri du regard entraîné des prédateurs qui nous entourent. Nous sommes exposées aux effets du passé à chaque fois que nous tentons de les oublier.
elquintopatio@gmail.com @carvasar
Traduit de l’espagnol par Yves Carrier