Ça roule au CAPMO – Juin 2019, Année 20, Numéro 10

Selon Francisco Fukuyama, avec la désintégration de l’URSS nous serions parvenus à la fin de l’histoire. Désormais, un unique et grand marché allait réguler nos conflits et répondre à tous nos besoins par la réussite de chacun dans une lutte de tous contre tous.

Puis notre modèle de développement fondé sur la croissance infinie est entré en crise et le mot d’ordre des punks : « No futur » est revenue à la mode. Ainsi, en 40 ans, nous sommes passés de la menace de destruction nucléaire à celle des changements climatiques. Plus récemment, des gourous de la Silicone Valley nous ont proposé le transhumanisme ou encore, pour les plus chanceux, d’aller fonder une colonie sur Mars.

Pour Marx, l’histoire n’est pas une suite d’événements fortuits, elle est la séquence logique d’un processus d’accumulation du capital que seule la conscience de classe peut interpréter correctement. Mais comme une boule de billard vient rompre l’ordre établi, un petit caillou peut aussi ébranler l’édifice des puissants. C’est l’inattendu qui intervient dans le cours des événements pour permettre à l’histoire de bifurquer vers son objectif d’humanisation.

D’après Walter Benjamin : « Quiconque domine est toujours héritier de tous les vainqueurs. Entrer en empathie avec le vainqueur bénéficie toujours à quiconque domine.» (Thèses sur le concept d’histoire, 1940)

La massification des esprits par la culture télévisuelle capture l’imaginaire collectif et le soumet au consentement de l’idéal bourgeois de satisfaction d’un ego insatiable et individualiste. De sorte que nos rêves d’émancipation collective et de réconciliation avec la nature ont été mis en canne et vendus aux plus offrants.

Présentement, l’absentéisme historique et le refus de prendre les décisions qu’exige la situation actuelle équivaut à une pulsion de mort, dixit Sigmund Freud. Le déni de l’avenir pour de banales raisons économiques de rendement nous conduit droit dans le mur.

La Bible est un recueil d’histoires inspirées des humbles qui parviennent à déjouer les pièges des potentats de ce monde. Rien n’est impossible aux ressources inépuisables du cœur et de l’esprit qui agissent de concert dans un même but. Il faut reconquérir le terrain de notre imaginaire collectif. Pour y parvenir, nous devons concevoir l’histoire en termes de projet mobilisateur des valeurs, des espoirs et des énergies de chacunE. Dans ce projet où toutes les générations sont conviées à investir le meilleur d’elles-mêmes, les aînés transmettent gratuitement leur capital d’expérience et de sagesse, les adultes reçoivent avec reconnaissance cet héritage en se faisant le devoir de le transmettre aux générations montantes qui ont pour mission l’inlassable labeur de recréer le monde. Ce projet inclusif est ouvert à tous et à toutes, car si nous tentons de survivre de manière égoïste, nous périrons de manière pitoyable.

« Le projet historique créé des liens et reproduit la communauté contrairement au projet de consommation d’objets qui est une fabrique d’individus séparés. » Rita Segato, anthropologue féministe, Argentine, 19 mai 2019

Yves Carrier


Spiritualité et citoyenneté

INÉGALITÉS : POUR OU CONTRE

La lutte pour l’égalité est trop souvent nocive pour la liberté, particulièrement pour celle des riches. C’est que l’enrichissement profite aussi aux pauvres selon la théorie libérale du ruissellement; à force d’arroser les riches avec de l’argent, il en tombe un peu sur les pauvres. En quoi la richesse de certains peut-elle affecter le bien-être des pauvres? Ceux-ci ne seraient-ils que d’affreux jaloux? Pour John Rawls, professeur à Harvard et célèbre pour sa Théorie de la Justice, il est correct que des gens s’enrichissent en autant que les pauvres en profitent un peu, à la différence du riche de l’Évangile qui ne voulait pas que Lazare ramasse les miettes de nourriture qui tombaient de sa table. C’est ce que j’ai retenu le plus de cette théorie considérée comme géniale.

Heureusement, un autre professeur de Harvard a publié aux Presses de l’Université d’Oxford un livre intéressant sur les inégalités pour dire qu’elles étaient nuisibles. Voyons donc. Ce livre est encore en anglais : WHY DOES INEQUALITY MATTER? Thomas Scanlon, 2018.

Elles sont condamnables quand les besoins des personnes sont traités différemment selon leur situation économique, quand les riches paient moins d’impôt par exemple.

Elles le sont aussi si elles donnent lieu à des inégalités de statut, entraînant du mépris de la part de certaines catégories de la population pour d’autres.
Elles le sont encore si elles donnent aux privilégiés des moyens de contrôle sur la vie des moins nantis; propriété des moyens de production, de l’espace, des médias.

Elles sont contestables aussi quand celles-ci empêchent les plus démunis d’accéder à des postes de responsabilité.

Elles peuvent en outre nuire à l’équité politique quand les lois votées sont faites pour les riches.
Enfin les inégalités économiques sont injustes quand elles résultent de mécanismes institutionnels non justifiés, avec des règles irrationnelles, favorisant toujours une minorité.

Faut-il être professeur à Harvard pour se rendre compte de cela? Ça doit aider un peu. Mais combien de penseurs ont réfléchi à ces questions depuis des siècles, notamment Mad Marx? Cependant, Scanlon fait remarquer avec justesse que s’il y a de la richesse et des riches, c’est toute la société qui a participé à cette situation. On ne devient pas riche tout seul. Il y a des sources de la richesse, la terre, le travail, l’organisation sociale, les « capabilities » pour parler comme Amartya Sen, grand économiste d’origine bengalaise (capabilities est un mot inventé par Sen, capa pour capacités personnelles, et bilities pour possibilités offertes par la société). Il est tout à fait normal que quelqu’un qui a beaucoup reçu, de son papa peut-être et de la société en dernière instance, redonne un peu à celle-ci.

Il n’est pas difficile de donner raison à cet universitaire, mais il reste à définir quelles sont les mesures appropriées pour atténuer les inégalités sans trop attenter aux libertés individuelles et collectives. Peut-être y a-t-il la fraternité!

Robert Lapointe


Qu’il est difficile d’aimer 

À tout ceux et celles qui se plaignent de problématiques sociales, quelles qu’elles soient, je vous pose une question: Posez-vous personnellement des gestes concrets et à votre portée pour les solutionner?

Je sais que de mon côté dans ma vie, j’essaie autant que possible, avec les limites qui m’habitent, à entrevoir la poutre dans mon œil à la place de la paille dans celle de l’autre. Autrement dit, je crois en toute logique qu’il est plus constructif et efficace de voir en quoi, d’une façon si minime soit-elle, je peux avoir une part de responsabilité dans une problématique sociale, sans me culpabiliser et qu’est-ce que j’ai personnellement le pouvoir de changer auprès de mon entourage, dans un quartier, dans ma communauté immédiate.

Ainsi, depuis plusieurs années, je suis dans le conseil d’administration d’un organisme d’entraide et d’accueil des nouveaux arrivants qui fonctionne en bonne partie grâce à l’implication bénévole. Il accueille principalement des personnes immigrantes venues de loin, mais aussi, occasionnellement, des Québécois d’origine sans grand réseau social et qui vivent de l’isolement.

Je suis dépassée actuellement par le flot d’insultes que je vois passer chaque jour sur internet par rapport aux personnes issues de l’immigration récente, qu’elles soient nées ici ou ailleurs ou encore celles adressées aux minorités visibles. Je me dis parfois que c’est peut-être une façon maladroite que certaines personnes ont de nommer un problème qu’elles perçoivent. Le manque d’intégration ( j’aime mieux personnellement le terme inclusion) de certaines immigrantes et de certains immigrants est un phénomène qui est complexe et qui a une multiplicité de causes. Mais force est de constater que certains médias n’aident pas les gens à sortir des analyses simplistes et à transcender leurs peurs.

Une chose est certaine, avec tous les besoins que je perçois à partir de mon implication dans cet organisme, je me dis: mon Dieu qu’on serait en business comme société si tous ces gens mettraient tout le temps et l’énergie qu’ils dépensent à critiquer, voire insulter les immigrants sur les réseaux sociaux à donner patiemment des conseils aux nouveaux arrivants sur comment s’habiller en hiver, leur expliquer le fonctionnement des spéciaux à l’épicerie, comment cuisiner des aliments d’ici, à les visiter tout simplement. Par dessus tout, être présent pour les écouter vraiment dans ce qu’ils ont besoin d’exprimer. Les connaître mieux. Cette approche humaine, charitable, je dirais même, amoureuse de l’être humain est un fondement en l’absence duquel nous ne pouvons être vraiment éclairés quant aux questions qui entourent la laïcité.

Vous avez dû expérimenter comme moi que l’amour n’est pas chose facile. Il est souvent si difficile d’aimer son prochain. Ça m’arrive bien à chaque jour de ne pas y arriver! Ça ne sera jamais le chemin le plus facile, ça ne restera qu’un idéal qui ne peut être complètement atteint. Mais j’ai expérimenté que de prendre la décision que ce qui dirige mes actions est l’amour est ce qui donne le plus de sens à ma vie, ce qui m’apporte le plus de paix.

De mon côté, je sais qu’il y a encore beaucoup de ce qu’ils vivent dont je n’ai pas assez conscience, pour lequel il me manque des connaissances. Être incarné ne s’inscrit donc pas nécessairement dans un fait accompli, mais dans la conviction que la rencontre concrète avec l’autre concerné directement par une problématique sociale est quelque chose de souhaitable, qui contribue à éclairer ma position sur le dit problème. Ce n’est pas pour autant prétendre que cet autre rencontré a la vérité infuse, mais d’avoir la conviction que l’altérité est bonne dans la vie pour ma propre maturité en tant que personne, citoyen, intellectuel. Votre prise de position devrait aussi être menée par un principe de bienveillance. En l’absence de ces deux conditions, selon moi, (incarnation et bienveillance) il n’y a pas vraiment de dialogue possible et même les propos échangés peuvent manquer d’une certaine crédibilité.

Voilà, je nous souhaite à tous et toutes de ne pas plonger dans la tentation de l’insulte même si ça peut être un chemin qui nous semble plus facile sur le coup. Une personne n’est pas son idée et il est insensé de chosifier les personnes en les réduisant à leurs idées, en allant jusqu’à les menacer parce qu’on ne partage pas leur point de vue. Nous n’avancerons à rien à  »diaboliser », à être incapables de distinguer une personne de ses idées. Je nous souhaite beaucoup de rencontres en personne, de dialogues autant francs que respectueux, laissant même une place possible à la saine confrontation des idées.

Emilie Frémont-Cloutier, 16 mai 2019


À propos de Viktor Frankl

A PROPOS DE VIKTOR FRANKL (1905-1997)

PRINCIPES ET PERSPECTIVES DE L’ANALYSE EXISTENTIELLE ET DE LA LOGOTHÉRAPIE

Georges-Elia Sarfati, Rédacteur en chef de Thyma, 23/11/2015

Introduction
Fondateur de la “troisième école viennoise de psychothérapie”, philosophe et psychiatre, déporté de Vienne pendant la seconde guerre mondiale, en raison de ses origines juives, rescapé des camps nazis, Viktor Frankl occupe une place de première importance dans le champ de la philosophie existentielle et de la thérapie. Il a développé une réflexion sur la condition humaine, qui met au centre des motivations premières de chaque être humain la recherche du sens. Pionnier de la médecine sociale et du conseil – à la même époque qu’Adler et Reich-, Frankl s’inscrit dans le mouvement de la phénoménologie. Pour l’Existenzanalyse et la “thérapie centrée sur le sens” (ou: logothérapie), l’être humain est libre, conscient et responsable. Cet humanisme, ouvert à la dimension spirituelle, propose une perspective inédite sur la genèse de la souffrance et les moyens personnels d’y remédier. Héritier critique de Freud, d’Alder et de Jung, interlocuteur privilégié de la “psychologie humaniste” (Maslow, Rogers, May), Frankl considère que la “crise du sens” ou la “perte de sens” sont à l’origine de nouvelles pathologies. Sa conception lucide et optimiste de l’être humain, qui prend pour point de départ la question des conditions de l’équilibre individuel, ouvre aussi sur de nombreuses questions de société.

Le contexte historique et théorique
L’œuvre de Frankl a longtemps été méconnue en France, elle commence à peine de sortir de l’ombre, ayant peu à peu raison de fortes résistances qu’elle dût affronter aussi longtemps que se perpétua l’hégémonie d’une conception quelque peu mécaniste de la souffrance psychique.

Toutefois, si le nom de Frankl était familier, fut-ce à une fraction restreinte du lectorat, cela est notamment du à l’écho retentissant que connut la traduction française du témoignage de déportation et de captivité que le psychologue viennois publia au lendemain de la libération: Un psychiatre déporté témoigne. L’ouvrage -aujourd’hui repris dans une collection de poche sous le titre quelque peu aguicheur: Découvrir un sens à sa vie avec la logotéhrapie– reçut alors un bel accueil, il fut même préfacé par Gabriel Marcel, mais du fait de la tonalité spiritualiste de son auteur, le reste de l’œuvre souffrit pendant plusieurs décennies d’un véritable ostracisme. Un autre ouvrage de Frankl, à peine plus tardif, connut une première traduction, il s’agit de la thèse de philosophie que celui-ci défendit en 1948, à l’université de Vienne: Le Dieu inconscient. Loin d’accroître sa notoriété, dans un contexte peu enclin à le lire, cette seconde publication acheva d’exposer l’œuvre de Frankl à une durable autant qu’injuste fin de non recevoir de la part de l’édition et du lectorat français.

En l’espace de deux prise de parole, précisément attestées par chacun de ces deux livres, Frankl donnait l’occasion, aux lecteurs qui le souhaitaient, de se familiariser avec les deux versants de sa réflexion: la logothérapie d’une part, l’Existenzanalyse, d’autre part.

Il est un fait que ces deux dénominations ne réfèrent pas exactement au même objet; il convient d’en expliciter la signification, et d’en restituer la logique, pour prendre la mesure de la contribution franklienne. Le fondateur de la “thérapie centrée sur le sens” avait forgé dès 1926 le vocable de “logothérapie”, pour désigner une modalité inédite du soin psychique, et, en 1938, il avait forgé le vocable d’Existenzanalyse (ou: Analyse existentielle), pour caractériser la dimension philosophique de son projet clinique.
La pensée de V. Frankl participe simultanément de trois champs de savoir: la psychanalyse dont elle propose d’enrichir le spectre, la philosophie (et notamment, nous l’avons dit dès les premières lignes, la phénoménologie historique), enfin la psychiatrie (plus particulièrement la psychiatrie phénoménologique, dont Frankl est un pionnier, au même titre que L. Binswanger).

2.1. Viktor Frankl et la psychanalyse
Pour être appréciée à sa juste valeur, la contribution clinique de Frankl doit être située, par comparaison, vis-à-vis de la psychanalyse de Freud (1856-1939), mais aussi de la psychologie individuelle d’Alfred Adler (1870-1937). Comme nous l’avons évoqué en commençant, V. Frankl a d’abord été un familier de Freud qui publia son premier écrit scientifique en 1923, il fut ensuite proche du cercle d’Adler en 1925, mais il prit ses distances avec l’un et l’autre de ces deux maîtres, à partir de 1926. Mentionnons au passage que V. Frankl, qui fut assez vite proche de l’aile philosophique du mouvement psychanalytique, fut un ami de Rudolph Allers (1883-1963), lui-même psychiatre et philosophe thomiste, qui exerça sur son jeune collègue un puissant ascendant intellectuel.

Relativement à Freud et à Adler, V. Frankl affirme une position originale dans les domaines les plus spécifiques de la psychanalyse naissante:

– La théorie de la motivation: Frankl affirme que la motivation fondamentale de l’être humain consiste dans la recherche de sens, et non pas dans le primat du principe de plaisir, situé au cœur de la Métapsychologie (Freud), ou du principe de puissance (Adler). Selon Frankl, le principe de plaisir et le principe de puissance constituent, à tout prendre, deux modalités incidentes, du principe de sens;

– La conception de l’inconscient: Frankl défend l’idée d’un inconscient spirituel, qui ne se confond pas avec l’inconscient pulsionnel de Freud, ni avec l’ensemble des habitudes acquises, selon Adler, par le sujet dans son milieu familial ou social d’origine. L’idée d’un inconscient spirituel, qui ne se confond pas non plus avec l’instance du “surmoi”, suppose, nous y reviendrons, une anthropologie non dualiste;

– La conception de la névrose: Frankl soutient en outre, que c’est le déficit de sens, ou, plus gravement encore l’absence de tout sens, qui est à la racine de la souffrance névrotique, et non pas seulement les complexes intrapsychiques mis en évidence par Freud, ni seulement les évolutions pathogènes du sentiment d’infériorité identifiées par Adler;

– La conception de la cure analytique: Au contraire de Freud qui privilégie une conception “archéologique” de l’analyse (focalisée sur le passé du sujet), ou d’Adler qui privilégie une conception synchronique de l’analyse (focalisée sur le présent du sujet), Frankl préconise une pratique prospective de l’analyse, précisément axée sur l’avenir du sujet.

2.2. V. Frankl et la phénoménologie
Le développement de l’Existenzanalyse et de la logothérapie s’inscrit dans la mouvance phénoménologique. A ce titre, la pensée de Frankl participe du mouvement de retour “aux choses mêmes”, préconisé par E. Husserl, dès les Recherches logiques (1900). Dans le contexte de son émergence, la phénoménologie réagit au naturalisme, ainsi qu’au psychologisme, elle constitue une défense de la subjectivité, un plaidoyer pour la philosophie du sujet dont il est aisé de suivre les filiations depuis le Discours de la méthode de Descartes (1637) jusqu’à la Psychologie d’un point de vue empirique de F. Brentano (1874). Ce qui intéresse Frankl dans la phénoménologie, c’est la réaffirmation, dans le contexte du positivisme, d’une conception active de la conscience, comprise comme instance intentionnelle. Pour tous les tenants de la phénoménologie de Husserl, cette thèse permet de s’affranchir d’une conception galiléenne de la science. Dans la perspective clinique, qui est celle de Frankl, ce point de vue revêt toute son importance, puisqu’il s’agit, avec l’Existenzanalyse et la logothérapie, d’ affranchir la psychanalyse et la psychiatrie de leur ancrage naturaliste. Aussi bien, Frankl reprend-il entièrement à son compte l’analyse husserlienne de la Crise des sciences européennes qui voit dans l’usage hégémonique d’une conception physicaliste de la science une des sources de la chosification de l’être humain.

2.3. V. Frankl et la psychiatrie phénoménologique
Dès ses premiers écrits, Frankl plaide en faveur de ce qu’il appelle une “réhumanisation de la psychiatrie”. Karl Jaspers l’avait quelque peu précédé, en réévaluant la problématique de la “maladie mentale” à partir du point de vue de la phénoménologie: Le Traité de psychiatrie (1913) faisait valoir tout le bénéfice, pour le médecin, de tenter d’induire par “empathie” le point de vue du patient. Cette importante contribution marque le commencement d’une critique de l’organicisme qui régnait en psychiatrie depuis les Lumières. Certes, si la psychanalyse confère une autonomie au psychisme, avec Freud, elle demeurait tributaire d’une conception causaliste des faits mentaux.

L’Existenzanalyse de Frankl demeure redevable de son inspiration spiritualiste et humaniste à la pensée de V. Von Gebstatel (1883-1976), qui voit dans la névrose l’échec de l’accomplissement individuel. Plus tard, l’œuvre d’Otto Rank (1884-1939) ne dira pas autre chose, qui considère que la souffrance psychique a pour raison principale l’échec de la créativité du sujet. Mais Frankl eut encore à se situer par rapport à la pensée de Ludwig Binswanger -théoricien de la Daseinsanalyse-, qui fut sa vie durant un correspondant critique de Freud, auquel il objectait de faire peu de cas des enseignements de la philosophie, en faisant la par trop belle à une conception darwinienne de l’être humain. Binwsanger objecte notamment au fondateur de la psychanalyse d’appuyer toute sa théorie de l’appareil mental et des mécanismes de l’inconscient sur le postulat de “l’homo natura”, et de méconnaître la spécificité du mouvement de l’existence humaine.

Lorsque Frankl forge le vocable d’Existenzanalyse, en 1938, c’est pour distinguer sa perspective clinique de la Daseinsanalyse de Binswanger. En effet, si les deux psychiatres revendiquent l’influence de Husserl, ils se séparent sur la question de l’anthropologie: au-delà de Husserl, Frankl revendique l’influence de Max Scheler, pour lequel l’humanité de l’homme consiste dans l’affirmation et le choix axiologique, tandis-que Binswanger développe sa propre pensée en regard de l’ontologie fondamentale de Heidegger.

En France, la traduction indue de “Daseinsanalyse” par “Analyse existentielle” a créé une situation de quiproquos, et, étant donné la durable méconnaissance de V. Frankl, il en est résulté une confusion. Mais la Daseinsanalyse de Binswanger et l’Existenzanalyse de Frankl, sont radicalement distinctes, et seule la conception de Frankl peut, à bon droit prétendre, à l’équivalent français d’Analyse existentielle. La différence ne se joue pas seulement à l’endroit de la terminologie, elle se justifie également sur le fond: tandis que la Daseinsanalyse est une méthode descriptive, l’Existenzanalyse constitue la matrice philosophique d’un ensemble de méthodes cliniques qui font la particularité de la logothérapie. Nous y reviendrons.

Les principes fondamentaux

3.1. L’Existenzanalyse, le concept d’existence et l’éthique
A l’instar de tous les penseurs de la mouvance existentielle -l’existentialisme sartrien étant l’une des modalités de celle-ci- V. Frankl insiste sur le caractère dynamique de l’existence, suggérant par là même que tout existant porte en lui les moyens d’un authentique accomplissement. La désignation d’ “existenzanalyse” n’est donc pas fortuite, elle tend à mettre d’emblée en exergue ce trait spécifique de la vie humaine. Rappelons que le vocable “existence”/”existenz” provient de l’éthymon latin: existere, vocable lui-même obtenu par l’enclise du préfixe “ex” (en dehors de) et du verbe “istere” (demeurer). Exister signifie littéralement “être situé hors de”, ou en d’autres termes: “ne pas se maintenir au même endroit”, ni à l’état statique. La notion d’existence emporte donc celle de projet.

S’agissant de donner une définition aussi précise que possible de sa philosophie de l’existence, V. Frankl explique que l’”analyse existentielle” n’est pas “l’analyse de l’existence”, mais “l’analyse à partir de l’existence”, entendant par là que ce dont il s’agit pour un sujet donné, c’est de se comprendre, de comprendre le mouvement de son existence à partir de la situation ou des situations qui le requièrent. A cela, Frankl ajoute -et cela constitue, relativement à la sagesse des nations, une véritable révolution copernicienne- que ce n’est pas l’être humain qui questionne sa vie, mais l’existence qui le questionne, le mettant ainsi en demeure de répondre. C’est notamment à ce changement de perspective anthropologique que V. Frankl fait remonter le phénomène de la responsabilité, renouant ainsi avec l’idée antique -grecque et biblique- selon laquelle l’être humain est causa sui. En sorte que quiconque refuse de répondre aux questions que lui adressent sa propre vie se dégrade en tant qu’être humain. Exister, c’est d’abord répondre de soi, en vertu de choix spécifiques qui consistent eux-mêmes dans l’affirmation de certaines valeurs.

3.2. La conception de la condition humaine (“conditio humana”)
La philosophie existentielle de Frankl est indissociable d’une conception personnaliste de l’individu. Dans un contexte scientiste, le fondateur de l’Analyse existentielle et de la logothérapie fait valoir, à la suite de Rudolph Allers, que l’être humain est—selon l’expression de Thomas d’Aquin: “unitas multiplex”, c’est-à-dire une entité unique et unifiée, en dépit de la diversité des points de vue scientifiques auxquels chaque discipline serait tentée de le réduire. C’est à l’occasion d’un colloque qui s’est tenu à Francfort, en 1950, que Frankl a présenté les “dix thèses sur la personne” qui expriment sa conception en ce domaine: La personne est un individuum. La personne n’est pas simplement une unité individuelle (individuum), elle est aussi “insummabile” (c’est-à-dire irréductible à la somme de ses constituants). Chaque personne est une nouveauté absolue. La personne est spirituelle. La personne est une entité existentielle (irréductible au monde des choses). La personne est aussi un Je et pas uniquement un “ça” (ceci fait référence à la conception pulsionnelle de l’inconscient, qui caractérise la psychanalyse de Freud). La personne n’est pas seulement unité et totalité, mais elle fonde aussi l’unité et la totalité (cette thèse constitue une critique du dualisme). La personne est dynamisme (l’existence est une caractéristique humaine). L’être humain, en tant que personne est lié au monde (Mit-welt). La personne ne se comprend que relativement à la transcendance.

3.3. Les divisions de l’Existentzanalyse
Les perspectives de la “thérapie centrée sur le sens” reposent sur trois principes simples, qui entretiennent entre eux une relation de consécution logique, mais aussi d’implication mutuelle. Frankl affirme d’abord “la liberté de la volonté”; il affirme ensuite “la volonté de sens”, laquelle s’atteste par “le sens de la vie”. Approfondissant cette distinction tripartite, Elisabeth Lukas, fait observer qu’à chacune de ces trois postulations correspond effectivement un domaine spécifique de l’Analyse existentielle. Ainsi, l’anthropologie franklienne tiendrait dans le premier principe (liberté de la volonté), tandis que la deuxième postulation ouvrirait sur la dimension proprement thérapeutique (la logothérapie), et enfin la troisième postulation résume la philosophie franklienne de l’existence (la vie possède un sens).

3.4. Les coordonnées de la condition humaine
Frankl caractérise la “conditio humana” à partir de ce qu’il appelle lui-même des “triades”; il s’agit ici d’appréhender plus spécifiquement ce qui borne ou ce qui fonde la dynamique existentielle:

– La triade fondamentale vient d’être évoquée, elle détermine la motivation proprement humaine de la quête de sens;

– La triade tragique: tout être humain est appelé à se confronter au vécu de la souffrance, de la culpabilité et de la finitude, le “tragique” dont il est ici question ne dénote nulle notion de “fatalité”, mais entend davantage souligner ce qui pèse sur la condition de mortel, et notamment de mortel conscient du caractère éphémère de l’existence.

–La triade existentielle: Elle consiste à affirmer que l’être humain dispose du libre-arbitre, qu’il est responsable de ses choix et de ses actes, et qu’il est surtout un être doté de conscience (conscience de soi, conscience morale).

Cette caractérisation de la condition humaine a de quoi surprendre un lecteur contemporain. Que dire alors des premiers lecteurs ou des premiers auditeurs de Frankl, soucieux d’assimiler la “découverte de l’inconscient”?

Il ne faut certainement pas sous-estimer la portée polémique d’une formulation tendant à réhabiliter la conception d’une humanité libre, consciente et responsable. Il s’agit ici de réagir, après Freud précisément, aux effets culturels d’une certaine vulgate freudienne, qui risquait d’emporter les acquis de l’humanisme européen. Il importe toutefois de comprendre que l’affirmation franklienne entend définir les condition d’un nouvel humanisme, ou d’un humanisme critique, qui prendrait précisément acte de l’apport freudien, et non pas de s’y opposer sans nuance. Pourquoi “nouvel humanisme”, ou “humanisme critique”? La réponse est simple: Pour la raison que réaffirmer après Freud la pertinence des concepts de conscience, de liberté et de responsabilité suppose un réexamen de ces mêmes notions, dans la perspective de la découverte freudienne: le sujet de l’inconscient est aussi le sujet de la liberté, et sa liberté consiste notamment à éclairer la part d’ombre qui l’anime, de même que son statut de créature consciente lui fait moralement obligation d’accroître le champ de sa conscience, tout comme d’augmenter la latitude d’expression de sa liberté et de sa responsabilité, en refusant d’être le jouet d’un savoir insu.

4. De R. Eucken et M. Scheler à A. Adler et V. Frankl
La thématique du “sens de la vie” et de l’existence humaine entendue comme “quête de sens” n’est pas spécifique à Frankl. On pourrait même dire que c’est un topos des grandes traditions spirituelles, soucieuse d’apporter une solution au problème de la condition humaine, en concevant, au plus près de ce que peut l’humanité, le canon d’une vie selon l’esprit.

Pour comprendre l’usage thérapeutique que V. Frankl fait de cette thématique, il convient ici de restituer, à grands traits, les principaux jalons d’une généalogie intellectuelle. Rappelons d’abord que c’est à R. Eucken (1846-1926), auteur d’un ouvrage fondateur: Der Sinn und Wert des Lebens (1908)

– La valeur et le sens de la vie– que ce motif apparaît, en même temps que celui de la dimension noétique (noésis), c’est-à-dire spirituelle de l’être humain. M. Scheler (1874-1928) , qui fut le disciple de R. Eucken, prolongea la pensée de son maître, en élaborant une anthropologie originale, au cœur de laquelle l’idée de “dimension noétique” occupe une place importante. Enfin, rappelons aussi que dans le champ analytique, qu’à son époque Frankl traversa de part en part, c’est à Alfred Adler que l’on doit, dans son dernier ouvrage d’avoir situé les perspectives de la psychologie individuelle en regard de la question du “sens de la vie” (Der Sinn des Lebens, 1933).

Le génie de Frankl n’a donc pas consisté, comme certains le croient, à introduire ex nihilo la problématique du sens de la vie dans le champ analytique, en en faisant la matrice de l’Existenzanalyse et de la logothérapie, mais plus exactement à transposer dans le champ de la thérapeutique un thème philosophique par excellence, en achevant, à la suite d’Adler, de lui conférer des fondements cliniques, avec une tonalité hautement spiritualiste, elle-même héritée d’Eucken et de Scheler. Ce qui fait la particularité de la pensée, aussi bien existentielle que clinique de Frankl, c’est donc la manière originale dont il articula, l’un avec l’autre, le thème du sens de la vie avec celui de la dimension spirituelle de l’être humain.

4.1. La critique de l’anthropologie classique
A la suite de M. Scheler qui en fit le premier la critique dans son ultime ouvrage: Die Stellung des Menschen im Kosmos(1928) – Situation de l’homme dans le monde-, Frankl met en cause les données de l’anthropologie classique. Cette critique consiste à récuser la définition de l’être humain, entendu comme entité constituée d’un “soma” et d’une “psyché”, en affirmant que la spécificité humaine se saurait être comprise à partir d’une vue aussi réductrice. A la conception psychosomatique de l’être humain, Scheler avait opposé ce qu’il nomme une « ontologie dimensionnelle », c’est-à-dire une définition de l’être humain incluant non pas deux dimension, mais trois (tertium datur). Cette troisième dimension consiste dans la “noésis”.

4.2. L’ontologie dimensionnelle
Les termes de cette ontologie spiritualiste sont précisément exposés par Scheler dans l’ouvrage préalablement mentionné (aux chapitres 2 et 3). Tandis que la dimension psychosomatique constitue l’axe de l’immanence, la dimension noétique (ou: spirituelle) constitue l’axe de la transcendance. Frankl tire parti de cette conception pour développer une critique radicale du pan-déterminisme. En effet, selon lui, la dimension psychosomatique est celle des multiples déterminations qui pèsent sur la condition humaine (génétique, biologique, physique, pulsionnelle, sociologique, linguistique, culturelle, idéologique, etc.) :

Lukas (20004), disciple et éminente continuatrice de Frankl, spécifie la distinction entre dimension psychosomatique et dimension noétique, en précisant que l’axe de l’immanence correspond à celui du “caractère” -souvent fruit des circonstances-, tandis que l’axe noétique coïncide, dans la mesure où il est cultivé, à la “personnalité”. Sans doute E. Lukas reprend-elle à W. Reich ce concept de “caractère”, dans la mesure où Reich identifia l’identité apparente de l’individu à la “cuirasse caractérielle” qu’il s’était forgée au gré des évènements, mais aussi des chocs et des épreuves de l’existence. Transposé dans le contexte de l’Existenzanalyse et de la logothérapie, cet enseignement revêt d’autant plus d’importance que pour Frankl, l’émancipation de l’individu, autant que son accomplissement en tant que personne suppose l’étayage de sa dimension spirituelle (ou: noétique), véritable processus de remaniement du “caractère”. Mais il y a davantage: le “caractère” représente l’ego psychologique – le moi individuel-, tandis que la noésis a toutes les qualités du moi supérieur, et précisément de ce que Husserl appelle l’ego transcendantal.

Incidemment, chacune de ces déterminations est érigée en déterminisme princeps par chacune des disciplines qui entrent dans la catégorie du spectre des sciences causalistes (de la génétique à la sociologie, en passant par la psychanalyse et l’anthropologie). Bien entendu, Frankl ne conteste nullement le poids des déterminations, il conteste seulement que celles-ci puissent livrer la formule ultime de l’humanité de l’homme.

La critique franklienne du pan-déterminisme est une critique du réductionnisme dont le leitmotiv consiste dans l’expression: “ne…que” (l’être humain n‘est que la somme de ses déterminations biologiques, psychiques, culturelles, etc.). Frankl voit dans toutes les tentatives du réductionnisme la signature du scientisme, et la marque contemporaine du nihilisme. Aussi bien, sa compréhension de l’être humain comme “unitas multiplex” consiste–t-elle à faire apparaître une dimension irréductible à l’ensemble des essais d’explication exhaustive de la personne. Cette part irréductible, c’est la noésis.

La dimension noétique
L’idée de “noésis” s’appréhende au double point de vue de l’histoire de la philosophie, mais aussi de sa spécification, au-delà de Max Scheler, sous la plume de Frankl.

5.1. Qu’est-ce que la noésis?
Dans la philosophie antique, notamment chez Platon et Plotin, la noésis constitue la partie supérieure de l’âme. Au-delà du néo-platonisme, le concept de noésis connaît une éclipse; il reparaît dans la philosophie de R. Eucken, puis chez M. Scheler, dans le contexte d’une nouvelle anthropologie. Préalablement, la problématique de la noésis a été réhabilitée par Husserl pour qualifier le processus même de la visée intentionnelle de la conscience: il s’agit de la corrélation noético-noématique, c’est-à-dire de la mise en relation d’une visée et d’un objet (le processus de la visée intentionnelle, ou noèse, s’extériorise dans la saisie de l’essence de l’objet” visée, ou noème). Ajoutons enfin que la problématique de la noésis occupe une place particulièrement importante dans la pensée de Pierre Teilhard de Chardin, attentif à caractériser l’essor réticulaire de ce qu’il appelle la “noosphère”, au-delà de la biosphère, notamment dans son essai :L’énergie humaine.

Pour V. Frankl, la dimension noétique coïncide avec la dimension spirituelle de l’être humain; elle s’oppose au psychisme, en ce que ce dernier est le lieu de l’intelligence pratique. Frankl propose différentes définitions de la dimension noétique: celle-ci correspond aussi bien à la “conscience morale”, qu’à l’aptitude à faire des choix sensés, c’est-à-dire consubstantiels à l’affirmation d’un ensemble de valeurs. Plus spécifiquement, la dimension noétique correspond à la part de transcendance présente en chaque être humain. Par rapport à Scheler, Frankl apporte une spécification d’importance. La noésis se comprend en regard de deux attributs: l’auto-transcendance (ou autodépassement), et l’auto-distanciation.

La qualité d’autodépassement traduit le mouvement même de l’existence, compris comme projet, ainsi que nous l’avons dit (supra: 3.1); quant à la qualité d’auto-distanciation, elle consiste dans l’aptitude propre à chaque individu à se représenter -c’est-à-dire à se faire une idée claire de sa situation objective- comme s’il s’agissait d’un autre. De ce point de vue, l’aptitude à l’auto-distanciation ne se confond aucunement avec la faculté introspective. Pour donner une idée précise des possibilités de la mise à distance de soi par soi, Frankl mentionne l’humour (que Freud a particulièrement étudié, sous le rapport du “witz”, c’est-à-dire du “mot d’esprit). Dans un cas, comme dans l’autre, l’auto-transcendance et l’auto-distanciation sont deux formes de l’objectivation, en tant qu’elles attestent d’une même aptitude à se projeter, idéellement, dans un espace-temps, mais aussi relativement à des “objets” absents.

Principales aptitudes

Elle s’atteste par l’aptitude qui consiste à voir au-delà des réalités du moment, à envisager ce qui pourrait être ou ce qui devrait être. La motivation humaine fondamentale ne consiste pas dans la satisfaction des pulsions mais dans l’accomplissement de certaines valeurs, et dans la concrétisation de significations qui doivent être trouvées dans le monde.

Sur le plan intellectuel, l’être humain a la possibilité d’anticiper les conséquences de ses actes. Il a aussi la capacité de mettre une distance entre lui-même et les circonstances, et de s’observer, en faisant preuve de courage, mais aussi de gratitude et d’humour.

Mais la dimension noétique serait imparfaitement comprise, si l’on faisait abstraction du langage qui en matérialise les “projections”, dans la mesure où elle puise dans la fonction symbolique l’essentiel de ses motifs et de ses motivations sensées. Nous y reviendrons. Précisons enfin que Frankl s’oppose à Freud en ce qui concerne le statut de la conscience morale: celle-ci ne relève pas du “surmoi”, mais de la “noésis”. En effet, si tous les individus “normaux” ont un surmoi, tous les individus n’ont pas développé leur dimension spirituelle.

Sans doute convient-il ici de souligner la proximité de cette “ontologie dimensionnelle”, avec la tradition biblique, soucieuse de réitérer -aussi bien dans ses sources juives que chrétiennes- l’enseignement liminaire à toute éthique selon lequel “l’homme ne vit pas seulement de pain” (Deutéronome: 8, 3, et Matthieu: 4, 4).

5.2. La notion de noodynamique
Frankl a par ailleurs forgé le vocable de “noodynamique”, c’est-à-dire de dynamique noétique ou spirituelle, pour parachever de caractériser sa conception de l’existence. Si l’existence est, comme nous l’avons vu, “projet”, et “projection”, si l’existence est mouvement “hors de soi”, c’est qu’elle consiste avant tout dans une dynamique spirituelle. L’existence, en tant que manière d’être au monde (Mitwelt), se comprend comme une dynamique aimantée par la quête de sens.

C’est la raison pour laquelle, Frankl -s’inspirant une fois de plus de l’éthique matérielle de M. Scheler- identifie le principe de sens à la recherche d’un accomplissement sensé, c’est-à-dire à l’effort constant qui consiste à donner corps à des valeurs. Dès lors, Frankl distingue entre trois sources de “sens”, c’est-à-dire entre trois manières princeps, ou encore trois façon, pour tout individu, de donner de la valeur à son existence: l’eros, le pathos et l’ethos.

Les termes grecs ici utilisés n’ont pas la valeur d’emploi qu’ils ont dans leur usage canonique. A l’eros correspond l’ensemble de ce que Frankl appelle les valeurs d’expérience (celles-ci consistent à “prendre quelque chose au monde”): expérience de la beauté, de la nature, de l’amour, telles sont les valeurs érotiques, qui sont à proprement parler les valeurs de vie (au sens où Freud oppose précisément l’Eros, pulsion de vie, à Thanatos, la pulsion de mort). Au pathos correspond l’ensemble de ce que Frankl nomme les valeurs de créativité (celles-ci consistent à “apporter quelque chose au monde”): accomplissement d’une œuvre, engagement pour une cause, prise de responsabilité dans un travail), telles sont les valeurs pathétiques qui font appel à un solide esprit de suite. Quant à l’ethos, il correspond à ce que Frankl désigne comme l’ensemble des valeurs d’attitude (celles-ci impliquent l’ensemble des conduites à partir desquelles l’être humain, confronté à l’inéluctable, peut encore faire preuve de dignité): maladie incurable, deuil, épreuve de la perte, etc.

La conception de la souffrance
Pour Frankl, la souffrance humaine est surtout imputable à un échec de la “volonté de sens”. Empêché ou limité dans sa quête existentielle, l’être humain se confronte à l’épreuve de l’inaccomplissement et, peu à peu, en conçoit un déséquilibre psychique tel que ce sentiment d’absurdité peut aussi se traduire en désordres psychosomatiques. Telle est, dans la perspective de l’Existenzanalyse, la principale raison du “mal-être”, et, pis encore, de la maladie.

6.1. Pourquoi souffrons-nous ?
L’identification de l’absence ou de la perte de sens, comme facteur déclenchant de la souffrance, a amené Frankl à remanier quelque peu la typologie des névroses, en usage depuis Freud. A côté des névroses somatogènes, généralement consécutives à un affaiblissement de l’organisme, les névroses psychogènes, caractérisées par la psychanalyse, ont une étiologie intrapsychique. Non sans ironie, Frankl définit ensuite les névroses iatrogènes, comme un ensemble de traits pathologiques généralement provoqués par un diagnostic approximatif ou erroné, en sorte que le patient -enclin à accorder toute confiance à ses médecins- peut se persuader de la pertinence de la parole médicale, et se trouver affligé à son corps défendant d’un type de pathologie que lui-même ne soupçonnait pas, et dont il n’avait pas même motif de se plaindre, fut-ce au plan de la symptomatologie. En regard des trois types de névroses à l’instant évoquées, Frankl situe ce qu’il appelle la névrose noogène, laquelle constitue, selon lui, la “névrose collective de notre temps”.

La névrose noogène est par excellence consécutive à l’inachèvement de la quête personnelle du sens. Aussi bien, la “souffrance noogène” s’évalue-t-elle en terme de degré d’atteinte. Selon Frankl, une légère frustration de la volonté de sens n’est pas un symptôme pathologique, mais un aiguillon qui s’avère généralement source de stimulation, même si la tension induite par une légère frustration existentielle peut aller de pair avec un peu d’anxiété (c’est la situation de tout individu ayant clairement défini un projet, et inquiet de ne pas atteindre ses objectifs, en échouant par exemple aux rites de passage que sont les examens, ou les entretiens d’embauche, etc.). Dès lors que la frustration se prolonge, elle peut se muer en sentiment de détresse existentielle -situation objectivement liée à la multiplication des obstacles et des embuches sur la voie de la réalisation d’un projet significatif- faisant surgir le spectre d’un avenir bouché. Si la détresse existentielle persiste, le sentiment de non-sens se mue en épreuve du vide existentielle. Telle est, selon Frankl, l’étiologie existentielle (et non pas “somatique”, ni “psychique”) de la névrose noogène.

6.2. Le concept de névrose noogène
Le concept de névrose noogène est donc indissociable dans le vécu des sujets du sentiment de “vide existentiel”. Pourtant, Frankl va bien au-delà d’une simple caractérisation qui consiste, en effet, à donner consistance à l’idée d’une souffrance d’origine spirituelle (littéralement: noogénétique). Attentif aux effets pratiques de cette ultime atteinte de la quête du sens, le fondateur de l’Existenzanalyse fait observer que la souffrance d’origine spirituelle (plus exactement: la souffrance consécutive à l’inaccomplissement de la volonté de sens) engendre des pathologies spécifiques.

L’expression de la névrose noogène se traduit sous le rapport d’une “triade pathologique”, qui correspond à l’émergence de nouvelles formes de dépressions, de la cohorte des addictions, ainsi que de nouvelles formes de violence. Frankl se montre nuancé, il prend bien soin de parler de “nouvelles formes”, précisément pour engager les thérapeutes à ne pas commettre de confusion et, partant, à ne pas formuler de diagnostics impropres (déclencheurs de “névroses iatrogènes”). Le vide existentiel ne se traite pas prioritairement par la pharmacothérapie, mais par la parole et l’évaluation des situations concrètes. Chemin faisant, Frankl suggère -ce qui est presque scandaleux dans un contexte culturel où règne presque sans partage la loi de la prescription et du remède chimique pour traiter du “mal-être”- que toute souffrance n’est pas nécessairement une maladie, mais qu’un certaine souffrance peut se traduire en affections pathogènes.

Ces nouvelles pathologies -individuelles ou collectives- résultent du coup d’arrêt imposé à la noodynamique – c’est-à-dire à la dynamique existentielle comprise comme mouvement spirituel-. Face au “vide”, les sujets aux prises avec la névrose noogène, cherchent à “se remplir”, à retrouver une consistance, à se donner une contenance: le recours addictif est l’un des moyens -bien illusoire- de “combler” ce vide, de même que l’implosion dépressive -organisée autour des limitations de l’ego-, ou l’agressivité (auto ou hétéro-agressivité).

Établissant un parallèle avec l’”hystérie”, névrose collective de l’Europe pudibonde du début du XXème siècle, Frankl fait l’hypothèse que le “vide existentiel” constitue le mal collectif du monde en mutation issue de la révolution industrielle. Il est tout à fait remarquable que la “triade pathologique” identifiée par Frankl, comme inhérente à la névrose noogène correspond, terme à terme, aux principaux dysfonctionnements de la symptomatologie post-traumatique (ce que l’on appelle la “co-morbidité”). Cela laisse à penser qu’une collectivité qui a fait fi de ses idéaux collectifs, et dans laquelle la solidarité traditionnelle a laissé place aux liens contractuels, expose tendanciellement ses membres à faire l’expérience de l’anomie, ou, le cas échéant, de la normopathie. Cette situation de délitement des liens de solidarité, induit une véritable mutation anthropologique, dont témoigne notamment la diffusion massive de la solitude, et l’apparition de “nouvelles maladies de l’âme” (Kristéva: 1993).

Que le vide existentiel connaisse un développement hyperbolique (absence de projet de société, société bloquée, déficit des horizons de sens) indique bien que la société postindustrielle est une société traumatogène, indissociablement liée au processus de dé-symbolisation. Désymbolisation dont témoigne quotidiennement la sociopathie ambiante. Dans le champ littéraire -tout particulièrement dans le domaine de la politique fiction- c’est sans doute A. Huxley (1958) qui a le plus précisément décrit ce processus d’involution de la fonction symbolique.

Cet état de fait n’est du reste pas sans rapport avec la perte des repères, la déstructuration des généalogies et des hiérarchies, mais aussi les ondes de choc à long terme de la cassure civilisationnelle, irréversiblement provoquée par le nazisme, le stalinisme et leurs legs délétères, sous le rapport de la dévalorisation de la vie humaine, et incidemment de sa chosification.

Au-delà de la réflexion spécifique de V. Frankl, témoin privilégié de cette mutation catastrophique, l’anthropologie dogmatique développée par P. Legendre (1995), porte sur nos sociétés un diagnostic affine. Le génie de Frankl est d’avoir établi un rapport direct entre le déficit de sens et le caractère potentiellement traumatogène des sociétés modernes. Selon lui, l’émergence de la névrose noogène est consécutive à l’effondrement des traditions, et, incidemment, au délitement des croyances religieuses. Il en est résulté, notamment entre les deux guerres, au titre de substituts de masse aux cadres traditionnels, l’apparition d’idéologies délétères, pourvoyeuses de pseudo-transcendances: les différentes versions du totalitarisme policier et du conformisme consumériste sont de fait des matrices de “vide existentiel”.

Appréhendée sous le rapport des mutations historiques, le concept de névrose noogène ouvre inévitablement un horizon de questionnement, qui met en équation la préoccupation thérapeutique avec l’analyse critique de la société. Sans doute, Freud (Malaise dans la civilisation), Reich (Psychologie de masse du fascisme), Fromm (Le coeur de l’homme), ont-ils devancé ou accompagné la réflexion de V. Frankl, en explicitant tout le potentiel critique du champ analytique. Mais là encore, l’originalité de l’Existenzanalyse tient au fait qu’en mettant au cœur de la réflexion la problématique du sens, ses perspectives posent les bases rigoureuse d’une conception ouverte de l’écologie politique. C’est sans doute la particularité de la mouvance phénoménologique de poser avec autant d’acuité la question des mécanismes d’aliénation ou d’émancipation dans des termes aussi nets. A bien des égards, mais en privilégiant surtout le point de vue thérapeutique, en donnant un statut clinique à la problématique philosophique de l’existence et du vide existentiel, Frankl fait-il profondément écho aux travaux de G. Anders (L’obsolescence de l’homme), de Marcuse (L’homme unidimensionnel), et d’Arendt (Le système totalitaire).

L’analyse franklienne du conformisme et du totalitarisme compris comme facteurs de névrose noogène constitue une importante contribution à l’intelligibilité de l’identité humaine. L’identité, qu’elle soit individuelle ou collective, n’est pas le produit d’un faisceau d’identifications? Selon la nature des relations d’objet que les sujets nouent tout au long de leur existence, et prioritairement de leur formation en tant que sujets de parole, dépendent à la fois leurs choix comme leurs imprégnations fondamentaux, autant que leur style de vie et leur échelles de valeurs. Avant Frankl, S. Ferenczi a montré à partir du concept d’introjection que ce processus inconscient contribue à un “enrichissement du moi”. A contrario, Frankl, à la suite de Reich, suggère que les différentes modalités du conformisme -libéral/consumériste ou dirigiste/répressif- sont des facteurs d’appauvrissement du moi, d’aliénation et de chosification: dans le premier cas, parce que les individus se croient obligés de “faire ce que tout le monde fait”, dans le second cas, parce que les individus “sont obligés de faire ce que tout le monde doit faire”. Dans ces contextes fondés sur la fabrication du consensus (Chomsky: 2008) -obtenu par le consentement ou par la coercition-, les espaces de liberté sont délibérément restreints, au premier chef desquels l’espace de la liberté intérieure, dans une monde de sollicitation consumériste, et des libertés extérieures, dans un monde d’obligations et de censure. Dès lors, le caractère invasif des modèles d’identification préconisés (modèles idéologiques qui oscillent ou combinent des simulacres de séduction, ou des idéaux guerriers) façonne de telle manière le “narcissisme collectif” (Fromm: 2002) que les systèmes qui en résultent nuisent, sinon détruisent toute possibilité de singularisation.

Frankl suggère par conséquent que les névroses noogènes résultent le plus souvent de la prégnance de contextes pathogènes, dans lesquelles la fonction symbolique se trouve canalisée sur ordre, ou appauvrie par la dictature du marché (avec la fabrication hyperbolique de “faux besoins”). En somme, conformisme et totalitarisme sont des facteurs de dévoiement, ou de subversion de la dimension noétique, et, incidemment de la noodynamique des sujets. L’aspect sociopolitique de la pensée de Frankl suggère enfin que la résolution de la souffrance individuelle, est une ambition réaliste mais dans le même temps indissociable et coextensive à un projet d’émancipation collective.

article intégral : http://www.thyma.fr/a-propos-de-viktor-frankl-1905-1997-principes-et-perspectives-de-lanalyse-existentielle-et-de-la-logotherapie/


Une fin qui tarde

Au Venezuela, une fin annoncée qui tarde!

Claude Morin, 04 mai 2019, Mondialisation.ca

L’«Opération Liberté » annoncée depuis des semaines pour la fin avril a accouché d’une souris. Juan Guaidó, le président autoproclamé, la présentait comme la « phase finale » d’un mouvement orchestré pour mettre un terme à l’« usurpation » de Nicolás Maduro. Le plan comportait deux volets, l’un militaire, l’autre civil. Des officiers devaient démontrer leur ralliement à Guaidó en capturant une position. La population devrait alors répondre par une mobilisation massive un peu partout dans le pays en prenant d’assaut les « rues » pour ratifier leur soutien à l’opposition. Devant une telle démonstration d’appui, les forces armées n’auraient autre choix que de se mettre du côté du peuple et de rallier l’opposition.

Un épisode de ce scénario a eu lieu à l’aube du 30 avril. Des membres de la Garde nationale et du Sebin (renseignement), rejoints par un groupe de militaires, se sont dirigés vers la base aérienne La Carlota. Installés à l’échangeur Altamira, en vue de la base, Guaidó et Leopoldo López (ce dernier était pourtant assigné à résidence) ont annoncé sur les médias sociaux qu’ils se trouvaient à La Carlota avec des militaires, faisant croire que la base était conquise et invitant « tout le peuple » à les rejoindre. De fait, ils n’étaient qu’à un carrefour routier avec moins d’une centaine de soldats, quelques blindés et mitrailleuses de fort calibre. Des dizaines de soldats, constatant qu’ils avaient été trompés par leurs supérieurs quant à la nature de leur déplacement, ont rompu le siège. Les forces armées ont pour leur part réagi à cette mutinerie, avec une apparition de l’état-major à la télévision comme sur le terrain. La Garde nationale a investi les lieux pour disperser les attaquants avec des gaz lacrymogènes. La consigne était d’éviter une hécatombe. Des échanges de coups de feu ont bien eu lieu entre les opposants et les forces de l’ordre. Des civils étaient présents, d’autres sont venus, mais l’attroupement est demeuré modeste. Rien de ce raz-de-marée humain qui était réclamé. Il était clair dès la matinée que l’opération avait échoué. Le fugitif López, après être entré à l’ambassade du Chili, a pris refuge à l’ambassade d’Espagne. Vingt-cinq mutins ont trouvé refuge à l’ambassade du Brésil. À l’autre bout de la capitale, les partisans de Maduro entouraient le palais de Miraflores qui devait être l’objectif à atteindre pour les opposants qui ont été bloqués dans leur marche par la Garde nationale.

Les mobilisations ont repris le 1er mai, celles des opposants et celles des chavistes. Mais cela fait des années que les deux camps mobilisent des partisans, généralement assez loin l’un de l’autre pour éviter un affrontement direct. Cette fois, il y eut quelques confrontations, car les opposants avaient comme consigne d’occuper quinze points de la capitale. À en juger par les photos et vidéos, les chavistes ont eu encore une fois l’avantage du nombre, du moins à Caracas. Du côté de l’opposition, ce ne fut donc pas « la  plus grande manifestation » qui avait été annoncée.

Le plus étonnant dans les événements du 30 avril fut le battage médiatique hors du Venezuela comme si la fin de Maduro était proche. Les ténors de l’administration Trump (Pence, Pompeo, Bolton) ont claironné leur appui à ce qui se passait à Caracas, insistant sur la participation populaire et refusant de parler d’un « coup d’État ». Bolton prétendit que le ministre de la Défense, le commandant de la Garde nationale et le juge de la Cour suprême avaient assuré Guaidó de leur ralliement pour ensuite lui faire faux bond.

Et Pompeo d’annoncer aux journalistes qu’un avion était prêt à conduire Maduro à La Havane, mais que la Russie avait exhorté Maduro à rester au poste. Comme pour expliquer pourquoi l’opération n’avait pas connu le dénouement espéré. Ou bien il s’agissait de mensonges destinés à briser l’unité des forces armées en faisant croire à l’existence de complots au sein de l’exécutif. Ou bien Guaidó et ses parrains états-uniens étaient tombés dans un piège tendu par Maduro.

On s’explique mal en effet que les États-Unis et quelques gouvernements d’Amérique latine aient appuyé une opération aussi mal conçue, vouée à l’échec. Cette opération ne correspondait pas à un coup d’État classique : aucune garnison, aucun bataillon n’a fait défection, aucun territoire n’a été libéré. Elle s’inscrit plutôt comme un moment dans une guerre hybride où se déploient des cellules d’action rapide, formées à l’avance et convoquées au moment opportun grâce aux médias sociaux. Il s’agit de créer un événement qui pourrait faire basculer le pouvoir par l’entrée en scène de nombreux civils de manière à menotter les appareils de sécurité en les plaçant devant un dilemme crucial : réprimer ou rejoindre les manifestants. Pour arriver jusqu’à cette étape, il faut cependant des morts! Jusqu’à présent, au Venezuela, presque toutes les manifestations organisées par l’opposition ont comporté des bataillons équipés d’armes et de bombes incendiaires qui attaquaient les forces de l’ordre et cherchaient à provoquer des morts afin de discréditer le gouvernement. Cela s’est produit notamment en 2014, en 2016 et en 2017. Ces manifestations ont toujours démenti le caractère « pacifique » que les médias internationaux voulaient leur conférer au nom d’un récit qui en faisait les héros d’un mouvement démocratique face à une dictature répressive.

Encore une fois Guaidó n’a pas été à la hauteur des espoirs que ses promoteurs avaient placés en lui. À treize reprises depuis le 23 janvier il a annoncé des « jours décisifs ». Il a démontré depuis son entrée en scène une propension à gonfler les attentes sans produire les effets escomptés. Sa rhétorique faite de propos mensongers a échoué à modifier le rapport de force entre l’opposition et le gouvernement. N’a-t-il pas proclamé que 90 % des Vénézuéliens le soutenaient? Ses appels à la mobilisation dans les rues trouvent une réponse limitée, confinée pour l’essentiel aux beaux quartiers et à sa base sociale, les classes moyennes. Les défections chez les militaires n’ont concerné que des individus, sans doute moins d’une centaine au total. Ses déclarations relèvent avant tout de la propagande et de la désinformation. Pensons à la manière dont il a imputé les pannes électriques à l’incompétence de Maduro alors que divers indices pointaient vers des cyber-attaques et des sabotages. Et à ses appels à l’intervention étrangère directe ou à travers une intervention « humanitaire ».

On voit mal comment la présence symbolique de Leopoldo López change quoi que se soit à l’impasse. Le chef du parti Volonté populaire a beau être le mentor de Guaidó et un agitateur aguerri au sein de l’opposition extrémiste, il ne pourra s’échapper de l’ambassade d’Espagne alors que pèse contre lui un mandat d’arrêt pour bris de condition à la peine de prison qu’il purgeait en résidence surveillée. Comme « invité » de cette ambassade, il ne peut réclamer asile ni obtenir un sauf-conduit. L’Espagne entend limiter ses activités politiques.

López ne pourrait donc pas prendre la relève de Guaidó. Prisonnier dans sa résidence, il est devenu prisonnier dans une ambassade. Ce faux pas ajoute une dimension à l’opération du 30 avril. Le directeur du Sebin, responsable de sa surveillance, a été arrêté. Une lettre qui lui est attribuée a circulé le jour même sur les médias sociaux. Tout en proclamant sa loyauté à Maduro, il y dénonçait les traîtres au sein de la FANB qui auraient négocié en cachette avec l’opposition pour préserver leurs intérêts. Il y réclamait une nouvelle façon de faire la politique pour le bénéfice de tous. Mais le site qui a publié la lettre, Efecto Cucuyo, est suspect. Ce pourrait être un faux.

Pour le moment, les États-Unis misent sur des sanctions économiques multilatérales pour saigner l’économie vénézuélienne et démontrer aux Vénézuéliens que le maintien de Maduro n’apportera qu’une aggravation de leurs conditions de vie. Ils prennent la population en otage en s’attaquant aux fonds qui permettraient d’importer aliments et médicaments. Des dépôts de 5 milliards $ sont actuellement bloqués dans des institutions hors des États-Unis. Cette politique cynique a pourtant échoué à Cuba. Ces sanctions en expansion constante ont un coût humain indéniable : le chaos, le désespoir, la révolte sont des réactions envisageables. Elles visent également à casser l’unité des forces armées bolivariennes. Ce scénario mise sur une guerre d’usure.

Rien n’assure que l’administration Trump, à l’aube d’une année électorale, est disposée à attendre un dénouement prétendument « interne » de la crise vénézuélienne. D’autant plus qu’elle ne se contenterait pas d’une démission de Maduro. L’objectif de l’opposition et de Washington est d’abattre la révolution bolivarienne et de récupérer le pouvoir pour la première et l’hégémonie pour le second. Rien n’indique que les organisations populaires et les milices chavistes nées avec le chavisme se laisseront désarmer au propre et au figuré. Le Venezuela d’avant 1998 avec ses inégalités de toute nature a vécu et ne pourra être restauré. Des affrontements violents sont à craindre.

Bon nombre de Vénézuéliens, des deux camps, en dehors des forces de sécurité, disposent d’armes. Une guerre civile est donc une issue possible. La stratégie préférée de la Maison-Blanche repose sur les Vénézuéliens. Elle consiste à les pousser par des sanctions économiques et des menaces explicites d’intervention militaire à assumer la destruction de leur pays en recourant à la violence. Une intervention militaire est également envisageable. « Toutes les options sont sur la table » répète-t-on à Washington. S’agit-il d’un élément de la guerre psychologique pour que les militaires vénézuéliens se soumettent sans combattre?

La force de dissuasion de l’empire, après tout, est colossale. Trump a menacé le Venezuela de mesures encore plus sévères. Il a de plus menacé Cuba d’un blocus pour lui faire payer son appui « militaire » à Maduro, comme si les 20 000 coopérants médicaux cubains étaient un bataillon de soldats. Et ses acolytes de ressortir les arguments de la Guerre froide contre l’appui de Moscou en violation de la « doctrine Monroe ». En avril dernier, une vingtaine de vétérans du renseignement publiaient un mémorandum pour mettre en garde l’administration Trump sur les risques d’un conflit avec le Venezuela. C’est comme si la Maison-Blanche se préparait à une intervention militaire et voulait la justifier malgré les objections réitérées de tous ses alliés. Ceux-ci n’en collaborent pas moins à une autre forme de guerre, la guerre économique qui aurait fait jusqu’à présent 40 000 morts selon une étude publiée en avril par le Center for Economic and Policy Research.

Il ne fait pas de doute que le soutien de Moscou à Maduro affecte sérieusement la capacité de Washington à appliquer une solution militaire. Les satellites russes sont en mesure de détecter tout mouvement de navires et d’avions en direction du Venezuela. Les systèmes de missiles implantés en sol vénézuélien sont également un facteur de dissuasion. Mais une solution militaire se heurte d’abord au facteur local. La FNAB compte plus de 300 000 hommes et son aviation est la mieux équipée d’Amérique latine. Elle est également la mieux intégrée de la région à l’économie et aux appareils de l’État. Ses officiers ont été formés au Venezuela, à l’Académie militaire, et non dans le cadre de missions et de programmes d’assistance relevant du Pentagone.L’alliance civico-militaire qui définit les rapports entre les militaires et la société civile est une réalité incontournable. C’est dans ce cadre que Chávez se forma et développa sa vision de la «révolution bolivarienne». Le culte à Simón Bolívar alimente un nationalisme profond chez le peuple et une méfiance envers les États-Unis. Surtout il détermine un modèle de comportement pour les militaires et limite les possibilités de trahisons et de défections. Il y a plus de dix ans que la DEA, accusée de se livrer à l’espionnage, a été chassée du Venezuela et que la lutte antidrogue est menée avec efficacité par des effectifs nationaux.

Il paraissait pourtant évident dès le départ que Maduro ne démissionnerait pas et que la FANB ne se désintégrerait pas. Ou qu’il faudrait infliger d’énormes souffrances au peuple vénézuélien pour paver la voie à une intervention militaire. Comment des dirigeants, voire des experts, peuvent-ils s’intoxiquer à ce point? Les « neocons » (Pompeo, Bolton, Abrams) croient à leurs mensonges, à leur capacité à changer une réalité qu’ils ne comprennent pas. Sur la route de leur interventionnisme mortifère, ils profèrent des « fake news ». Ils firent les mêmes erreurs au Moyen Orient qu’ils pensaient reconfigurer en envahissant l’Irak. Ils parlaient de rendre la liberté aux Irakiens, d’instaurer la démocratie. Ils ont généré le chaos dans toute la région. Leurs guerres ont détruit des millions de vies et laissé des pays en ruines.

Le problème est que les États-Unis se sont piégés. En imposant un président fantoche sans légitimité et crédibilité démontrées, issu de la faction la plus extrémiste de l’opposition, celle qui a toujours refusé, en accord avec Washington, de reconnaître que le mandat de Nicolás Maduro émanait d’élections honnêtes, en avril 2013 et en mai 2018, ils ont fermé la porte à toute négociation ou médiation. Ils se sont enfermés dans un cul-de-sac. À défaut d’une soumission de leurs adversaires, ils seront contraints, pour ne pas perdre la face, à intervenir militairement et à engager une autre guerre. Leurs alliés latino-américains, européens et canadien n’auront pas compris qu’ils contribuaient en cautionnant leur politique d’agression à un désastre humain. En janvier dernier, le Mexique et l’Uruguay proposaient une médiation dans le cadre du « Mécanisme de Montevideo » pour sortir de la crise. Maduro était disposé à y souscrire. La Maison-Blanche a refusé. Elle voulait un triomphe sans partage et sans compromis.

Claude Morin, professeur (retraité) d’histoire de l’Amérique latine, Université de Montréal.


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