Ça roule au CAPMO – Janvier 2016

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Ça roule au CAPMO

Janvier 2016, Année 16, numéro 05

La démocratie est un savoir être

Pour le biologiste chilien Humberto Maturana : « Ce qui importe dans la démocratie ce n’est pas tant qui nous dirige que la manière et dans quel but. Dans nos sociétés capitalistes, la compétition occupe trop de place par rapport à la coopération. Le projet de société ne peut émerger que de la délibération publique où les intérêts de l’ensemble de la population sont pris en compte. En ce sens, vivre la démocratie, c’est demeurer dans un dialogue permanent.»

Pour réussir, cette évaluation ne doit pas se faire uniquement à l’aulne de l’argent. La saine direction d’une nation inclut les dimensions symboliques associées à l’histoire pour redynamiser le présent et orienter l’avenir. Aux fondements de l’éducation primaire et secondaire doit être promue cette vision de la délibération respectueuse dans la recherche de la vérité que représente le bien commun. Il ne s’agit pas ici d’entendre tous les secteurs de la société sans pouvoir discerner quelles sont les intentions de chacun. Les considérations monétaires ne suffisent pas à décrire la complexité du réel, elles demeurent muettes quant aux impacts négatifs sur l’environnement et les liens sociaux. Calculer en milliards de dollars l’aide aux pays en voie de développement pour lutter contre les changements climatiques, c’est s’obstruer la vue puisqu’une main donne ce que l’autre vole au centuple. Entendre la société civile exprimer ses idées et construire ses projets à partir de la base, c’est reconnaître que le génie de tous est supérieur à une grille d’analyse limitative de toutes les possibilités du réel. Privatiser le monde, c’est le priver de son plein potentiel créateur dont une part essentiel appartient à chacunE lorsque les conditions d’expressions ne demeurent pas incarcérées par l’aliénation médiatique et une éducation réduite au simple rôle de domestication des rêves et des désirs.

Selon Maturana : « La compétition, la croissance et le succès, procèdent d’un raisonnement linéaire et trop peu englobant qui nous met en opposition les uns avec les autres. » L’humanité est loin d’avoir atteint sa maturité lorsqu’elle pense pouvoir tout réduire à des chiffres sans s’interroger sur ses valeurs et sur les réels moyens de transformer la civilisation. Elle n’y arrivera pas sans effort en laissant l’économie seule décider de son avenir.
Ne pas entendre la parole de l’autre, du plus petit que soi, du différent, de l’étranger, c’est lui faire violence en lui refusant son autonomie de sujet. Pour Maturana : « Le vivre ensemble exige des choses qui ne sont pas d’ordre linéaire. Il exige des rapports cycliques rendant possible la collaboration. Respecter la parole de l’autre et accepter la légitimité de sa réflexion, c’est la première étape pouvant établir la confiance et l’entente nécessaire à la collaboration parce qu’ainsi chacunE se sait reconnu dans sa dignité humaine. »

Maturana exprime que le changement de mentalité nécessaire au dépassement des rapports de domination et d’appropriation implicites à ce système doit transformer le sujet dans ses valeurs et ses attitudes. Nous devons à tous prix nous éveiller du rêve de domination et d’exploitation de la nature, de ce désir insatiable de confort, de puissance et de vitesse. Nous devons réapprendre à vivre lentement pour pouvoir vivre longtemps. Cependant, les accords de libre-échange qui attribuent davantage de droits aux multinationales qu’aux volontés des peuples voulant se gouverner eux-mêmes sur la base de décisions prises en commun rendent impossible tout projet de souveraineté réelle. La Bête s’incarne dans la mondialisation des marchés, c’est une création humaine qui devient maléfique à partir du moment où elle s’approprie tous les droits et réduits la liberté et la vie à un rapport coûts/bénéfices. Concevoir nos sociétés tel un marché où nous sommes tous et toutes en compétition les uns avec les autres, oblitère nos identités individuelles et collectives qui demandent à s’inscrire dans le long terme. L’idée ici n’est pas d’opposer les différentes identités nationales, mais de les faire converger vers le bien commun de l’humanité en complémentarité et respect pour les différentes cultures qui peuplent notre Terre comme autant de propositions critiques du capitalisme actuel.

Yves Carrier


 

Table des matières

Spiritualité et citoyenneté  
Noël sans check-points !  
J’ai choisi mon camp  
Crise de transition  
Un métier qui rend libre  
Calendrier  


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Spiritualité et citoyenneté

Y a-t-il une place pour l’espoir en 2016?
L’espoir est ce qui nous reste encore dans cette époque troublée. Ne le gaspillons pas. Il faut se méfier de tous les riches et les puissants du monde qui appellent à la guerre, la feront faire par les autres et en profiteront, accroissant leur pouvoir et leur domination sur les peuples manipulés par le discours sur le choc des civilisations. Le projet de l’impérialisme américain s’est réalisé au-delà des rêves les plus fous des fauteurs de troubles. Et qui en paie le prix? C’est le peuple dont la forme d’organisation, la société civile, est disqualifiée.

À travers tout ce qui se passe dans le monde, c’est la société civile qui est agressée, voire liquidée. Car c’est elle qui est le dernier rempart au pouvoir absolu voulu par les différentes entités politiques, économiques ou soi-disant religieuses. La société civile est le seul lieu où est possible une authentique démocratie, qui implique une certaine autonomie, une certaine responsabilité et une véritable emprise sur son quotidien et son milieu de vie.
Que reste-il à faire pour les membres de la société civile? L’expérience de différents pays peuvent nous éclairer. D’abord celle de la Tunisie dont un quatuor d’organismes de la société civile a reçu un prix Nobel de la Paix. Ce quatuor comprend des syndicalistes, des militants des droits de l’homme, des avocats et des patrons qui ont uni leurs efforts pour préserver les acquis de la révolution nationale, empêcher les dérapages, lutter contre le terrorisme. Le peuple a été appelé à rédiger une loi fondamentale, une constitution, afin de guider le pays.

Un autre exemple est le Burkina Faso, dont la révolution semble avoir réussi. Le Québec, je m’en suis rendu compte au premier forum social de Montréal, a une bonne réputation auprès des Africains comme modèle de société civile articulée. On doit la Commission Charbonneau à la vigilance de la société civile, mais il en faudra encore davantage pour que son rapport ne soit pas tabletté et pour que des boucs émissaires ne soient pas désignés.

La société civile est la seule issue aux problèmes que nous connaissons. Il faut renforcer son pouvoir en développant un discours, une idéologie qui servent ses intérêts et promeuvent ses valeurs de solidarité, de dignité, de liberté, de démocratie, d’autonomie. La société civile doit se constituer comme sujet historique pour déterminer son avenir, doit prendre tous les pouvoirs qui lui reviennent et qu’elle est en mesure d’exercer. Cela ne peut se faire que par la spiritualité comme mise en pratique de valeurs humaines, citoyennes et morales sans négliger pour autant nos intérêts légitimes. Il faut transcender la religion, la politique et l’économie, et ramener ces entités dans le giron et sous l’autorité de la société civile, forme organisationnelle de la population dans sa diversité. Le groupe Initiatives & Changement a lancé récemment un appel pour unir au Canada nos quatre solitudes: Francophones, Anglophones, Autochtones et Allophones (immigrant-e-s). Cela promet.

Robert Lapointe

 


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Noël sans check-points!

En ces temps-là, l’État d’Israël menait une politique de colonisation sur les terres palestiniennes. Alors qu’il occupait militairement toute la Palestine, le gouvernement avait construit un mur de séparation de plus de 730 kilomètres, empiétant largement sur les territoires occupés. Les habitants de la Palestine devaient passer par de multiples check-point pour pouvoir se déplacer. Les autorités décrétaient arbitrairement la fermeture des postes de contrôle et empêchaient toute circulation des habitants des territoires occupés.

Les militaires israéliens qui contrôlaient les check-points retardaient souvent le passage des femmes enceintes qui se rendaient à l’hôpital pour accoucher. Durant les sept premières années de ce mur de la honte, 69 bébés sont nés aux check-points alors que 35 bébés et 5 mères y sont morts. Il s’agissait là de traitements cruels et inhumains, considérés par les lois internationales comme un crime contre l’humanité. Mais les autorités de Tel Aviv niaient toute responsabilité.

« J’étais allée rendre visite à des parents en Égypte et sur la route du retour vers Gaza, le passage frontalier a été complètement fermé par les Israéliens » racontait Al-Astal. « J’allais accoucher. C’était commencé depuis plusieurs heures et il n’y avait personne pour m’aider. Enfin, une ambulance est venue pour m’emmener à l’hôpital Al-Areesh dans le Sinaï, mais j’ai accouché dans l’ambulance. J’ai appelé ma fille Ma’abar (« Traversée » en arabe) pour rappeler les douleurs et les difficultés que nous avons connues toutes les deux au check-point de Rafah ».

Quand nos descendants liront ces récits d’horreur, ils se demanderont comment nous avons toléré durant près de soixante-dix ans une telle situation d’apartheid. Le récit évangélique de la nativité fait état d’une situation semblable aux temps de la naissance de Jésus. Une occupation romaine brutale de la Palestine rend la vie de la population difficile : les terres sont confisquées et les paysans sans terre travaillent comme journaliers. L’insécurité est partout et la révolte gronde dans le désespoir. Hérode, vendu aux intérêts de l’empire, maintient son régime dans la terreur et de sang. Un recensement imposé par Rome oblige tous les habitants à s’enregistrer pour payer des impôts à César.

« En ce temps-là, où Hérode était roi de Judée, …l’empereur Auguste donna l’ordre de recenser tous les habitants de l’empire romain. Ce recensement, le premier, eut lieu alors que Quirinius était gouverneur de la province de Syrie. Tout le monde allait se faire enregistrer, chacun dans sa ville d’origine. Joseph lui aussi partit de Nazareth, un bourg de Galilée, pour se rendre en Judée, à Bethléem, où est né le roi David ; en effet, il était lui-même un descendant de David. Il alla s’y faire enregistrer avec Marie, sa fiancée, qui était enceinte. Pendant qu’ils étaient à Bethléem, le temps d’accoucher arriva. Elle mit au monde un fils, son premier-né. Elle l’emmitoufla et le coucha dans une mangeoire, parce qu’il n’y avait pas de place pour eux dans l’abri destiné aux voyageurs.»

Noël, c’est l’histoire de ce jeune couple, Marie et Joseph, qui se répète des millions de fois depuis plus de deux millénaires: familles pauvres, écrasées par les impôts et les dettes, opprimées par des régimes autoritaires, colonisées par des nations étrangères, obligées de fuir la violence des Hérode en s’exilant pour sauver la vie de leurs enfants. Noël, se perpétue en Palestine au XXIe siècle au milieu d’un peuple soumis à l’apartheid qui résiste de toutes ses forces à l’occupation de son territoire et se refuse à disparaître.

Noël, c’est un chemin de liberté pour les opprimés, un chemin sans embûches, sans check-points, sans murs qui séparent les peuples et les condamnent à s’exclure. Noël, c’est le rêve d’une terre de liberté, d’un jardin merveilleux rempli d’enfants de toutes couleurs, de toutes races, de toutes langues, des enfants de la Vie, en paix, en sécurité et en harmonie.

Claude Lacaille, Comité de solidarité de Trois-Rivières

 


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J’ai choisi mon camp

Réponse aux nouveaux inquisiteurs qui somment les musulmans de renouveler leur adhésion à l’humanité.
Dans sa réponse à une question posée par le site soonsoonsoon.com, le philosophe Fréderic Lenoir parle de deux tendances contradictoires qui s’opposent actuellement dans le monde, celle qui est prédatrice par rapport à la nature et qui mène une course effrénée à la consommation, et puis celle qui vise à apporter du sens à la vie et à s’écarter de la domination de l’argent.

J’adhère totalement à cette description de notre monde aujourd’hui. J’ajouterai même qu’il s’agit carrément de deux camps qui portent deux visions diamétralement opposées concernant l’Homme et son avenir sur terre. Toutes les croyances et les non croyances qui existent dans ce bas monde sont représentées de part et d’autre, notez-le bien. Autrement dit, [B]les convictions ou les religions ne sont pas du tout des critères de distinction ou de division[/B]. J’adhère et je déclare solennellement mon appartenance au deuxième camp. Cette ligne de démarcation est la seule à être authentique et légitime. Elle subsistera et triomphera malgré les efforts de plus en plus fournis pour l’ensevelir sous de fausses lignes de fractures. Elle triomphera pour la bonne et simple raison qu’elle nous renvoie fidèlement les vrais problèmes du monde, place clairement chacun devant sa propre responsabilité et l’interpelle pour qu’il fasse ses choix fondamentaux.

Animé par cette conviction, je m’adresse à ma famille spirituelle, les musulmans, et je leur dis : ne tombez pas dans le piège de la division sur des critères religieux ou ethniques dont le seul but est de vous isoler. L’enjeu est bien ailleurs. Ne vous laissez pas envahir par l’émotion car l’émotion excessive obnubile les esprits et inhibe les volontés. Concentrez-vous d’abord sur le travail sur soi afin de gagner en profondeur spirituelle seule source de confiance et de sérénité. Par la suite, menez une réflexion profonde afin d’identifier votre apport collectif et individuel à l’édifice pour un monde meilleur. Ce double effort vous placera dans une posture résolument positive et vous aidera à occuper votre place naturelle à côté de vos frères et sœurs en humanité porteurs des mêmes valeurs et livrant le même combat. Un combat de toute autre nature qui n’a rien à voir avec la guerre que nous promettent les extrémistes de tout bord. Un combat pour la dignité complète de tout homme sur terre, pour la justice et bien d’autres valeurs qui constitueront la planche de salut pour l’humanité. Un combat rude et de longue haleine mais jamais animé par la haine ni caractérisé par la violence, et ce pour deux raisons : L’humanité entière est dans le même bateau qui est à la dérive et qui menace de couler. Il est totalement insensé de s’entre-tuer dans de telles circonstances. C’est malheureusement ce que certains ont fait, mais les gens dotés de raison doivent malgré tout garder leur calme et concentrer leurs efforts pour sauver le bateau.

Bien que des hommes dans ce monde soient devenus des assassins, des suceurs de sang, des destructeurs des biens communs sur terre, aucune haine ne doit animer notre combat contre leurs forfaits, car le lien de l’humanité subsiste bien que ces hommes aient foulé aux pieds leur humanité et la piétinent du matin au soir. Ce n’est point faire preuve de naïveté infantile de les combattre avec amour car il faut garder espoir que leur humanité se réveillera un jour. Quant aux criminels irrécupérables, le fleuve de l’Histoire les emmènera inexorablement vers la décharge où ils retrouveront leurs semblables prédécesseurs qui ont sali l’histoire de l’humanité.

J’espère que j’ai réussi, à travers ces lignes, à partager avec vous ma conviction intime. Je dois dire que je l’ai construite loin, très loin, de l’emprise de la doxa médiatique et celle des maîtres à penser autoproclamés. Seule une telle conviction nous donnera la lucidité nécessaire pour faire la bonne lecture de notre monde complexe. Le combat que j’ai décrit plus haut est déjà entamé et attire, Dieu merci, de plus en plus de bonnes volontés. Je n’ai pas le moindre doute qu’il finira par mettre hors d’état de nuire cette idéologie prédatrice et violente qui a mis le monde à feu et à sang, qui est en train d’assassiner la terre et l’eau, sources de notre vie, et qui a toujours le culot de se présenter en uniforme de pompier et de secouriste. Je donne raison à ceux qui refusent de parler d’une crise mais annoncent la naissance d’un nouveau monde car j’en vois déjà les prémices.

par Ahmed Rahmani
Site : Participation et spiritualité musulmane 17 janvier 2015

 


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« Nous entrons dans une période de crise de transition »

Intervention de João Pedro Stedile, dirigeant du Mouvement des travailleurs ruraux sans terre (MST) du Brésil, Rencontre continentale des médias libres, Sao Paulo, 20-22 novembre 2015

Je voudrais reconsidérer avec vous certains concepts que nous avons jusque là utilisés au sein du Conseil des mouvements sociaux de l’Alliance bolivarienne pour les peuples de notre Amérique (Alba). Notre travail consiste à rechercher la manière d’organiser une articulation permanente entre les forces populaires pour mener la lutte contre le néolibéralisme et l’impérialisme. Mais pour ce faire, nous avons décidé, dans notre langage, de ne plus utiliser la notion de « mouvements sociaux » puisque celle-ci a été reprise, dans le cadre la lutte de classe, par la droite. Il suffit maintenant que trois au quatre bourgeois se réunissent dans la rue pour qu’ils s’auto-définissent comme « mouvements sociaux ». Nous croyons que le terme « mouvement populaire » possède un contenu de classe plus défini. C’est pourquoi nous utiliserons désormais cette notion dans toutes nos mobilisations.

Il est important que vous compreniez comment nous analysons la conjoncture actuelle. En général, nous partons toujours de ce que nous ont enseignés les historiens marxistes britanniques du 20e siècle. Ces derniers proposent une méthode d’analyse dans laquelle la lutte de classes fonctionne selon le principe de la vague. Il y a des moments où les peuples sont sur la défensive, d’autres où ils passent à l’offensive. Dans certaines circonstances se produit un reflux de la lutte de classe jusqu’à ce que les forces s’équilibrent de nouveau et que le peuple reprenne la lutte. Concernant notre région, nous sommes passés dans les années 1980 et 1990 par une hégémonie complète du néolibéralisme qui entraîna le contrôle de nos économies par le capital financier et les entreprises transnationales. Cela a conduit à la mise en place de gouvernements néolibéraux dans tous nos pays, excepté Cuba. A l’époque, les « gringos » [1] avaient même engagé un philosophe japonais dénommé Francis Fukuyama pour professer que le néolibéralisme serait la fin de l’histoire. Tandis que tout paraissait donc perdu, les peuples ont commencé à bouger et il y a eu dans certains pays de grandes révoltes sur des thématiques spécifiques (la lutte pour l’eau, l’énergie électrique, etc.) et d’autres plus générales comme le « Caracazo » [2].

À partir de là, la corrélation des forces a changé et favorisé l’émergence d’un nouveau scénario électoral sur tout le sous-continent. La première victoire de Hugo Chavez en 1998 au Venezuela fut le point de départ de cette nouvelle séquence. Depuis, nous avons été les témoins d’une défaite du néolibéralisme. Cette nouvelle corrélation des forces a donné, ces dix dernières années, naissance à un scénario inédit dans lequel trois projets se sont affrontés en permanence. Le projet néolibéral dont certains pays n’ont pas réussi à sortir comme le Mexique, la Colombie et le Chili. Un second projet, que nous dénommons « néo-développementaliste », s’est caractérisé par une orientation qui n’était pas directement néolibérale mais qui reposait sur une alliance avec des secteurs de la bourgeoisie locale. Ce faisant, ce projet n’avait pas un contenu nettement anti-mpérialiste, mais il poursuivait néanmoins l’objectif de résoudre les problèmes populaires. Le Brésil incarne ce projet : recherche d’une croissance économique basée sur l’industrie, retour du rôle de l’État sur le marché et redistribution des revenus de la rente, mais pas de la richesse en tant que telle. Cette redistribution de revenu était possible car il y avait beaucoup d’emplois créés et parce que le modèle entraînait une hausse de ressources pour les familles. Les travailleurs ont bénéficié d’une amélioration de leurs conditions de vie, mais la structure du système capitalise n’a pas changé.

Le troisième projet est celui de l’Alba [3] qui possède un contenu très populaire, anti-néolibéral et anti-impérialiste. Créé suite à l’échec de la Zone de libre-échange des Amériques (ZLEA) [4], il eut comme fer de lance Chavez et d’autres pays autour comme Cuba, l’Équateur, la Bolivie, le Nicaragua et d’autres des Caraïbes.

Entre ces trois projets, la contradiction principale se situait entre le néolibéralisme proposé par les États-Unis et l’Alba impulsée par Chavez. Au milieu se trouvait le projet néo-développementaliste qui, quelquefois, s’acoquinait avec le néolibéralisme et d’autres avec l’Alba.

Comme il s’agissait d’une politique d’alliances de classes, sans antagonisme au niveau national, il n’y avait pas de contradictions. Un jour l’Argentine et le Brésil pouvaient se joindre aux États-Unis et l’autre à Cuba. Durant toute la période considérée, à chaque fois que se sont tenues des élections dans nos pays, il y avait des candidats représentant chacun de ces trois projets.

Quelle est la situation actuelle et qu’est-ce qui a changé au cours de ces dix années ? Premièrement, nous vivons une grande crise du capitalisme international qui, dans sa forme actuelle, est un capitalisme financier. Depuis 2009, le capitalisme n’a pas trouvé la sortie et de ce fait, la crise s’est approfondie. Le capital impérialiste, né aux États-Unis et en Europe occidentale, reprend, à travers ses entreprises, une offensive vers les pays périphériques pour sortir de la crise et cela affecte l’Amérique latine. Que recherchent-elles actuellement ? Premièrement, le contrôle des ressources naturelles. Comme l’Amérique latine en est l’un des principaux gisements au monde, le capital impérialiste compte sur nous pour capter des matières premières (gaz, pétrole, énergie, etc.). Il le fait dans le cadre d’une logique bien précise que Rosa Luxemburg a déjà exposé : durant les périodes de crise, le capital cherche toujours à s’approprier les ressources naturelles car quand celles-ci arrivent sur le marché, elles sont vendues à un prix qui se situe au-delà de leurs valeurs réelles et cela génère un profit extraordinaire. Ce profit est chaque fois plus grand, ce qui permet aux entreprises de reconstituer leur capital et ainsi de sortir de la crise.

L’autre solution du capital consiste à chercher des marchés pour leurs productions industrielles. Cela engendre une contradiction interne qui freine le processus d’industrialisation. En effet, il n’a pas besoin que ses entreprises soient compétitives sur ces marchés. Il a besoin qu’elles garantissent simplement la fabrication de productions sectorielles sur place, ensuite réintroduites dans leurs chaînes de valeurs globales. C’est pourquoi nous observons au Mexique, en Argentine et en Colombie un processus de désindustrialisation. C’est grave car cela affecte la composition de la classe des travailleurs. La part des ouvriers industriels en son sein se réduit toujours plus. Marx avait raison. Nous sommes réellement dans une mauvaise situation car les seuls qui peuvent analyser la principale contradiction entre le monde du travail et le capital, ce sont les ouvriers industriels. Autrement dit, la pauvreté ne fait pas la révolution. Ce qui engendre la révolution, c’est l’opposition entre ceux qui produisent la richesse et ceux qui se l’accaparent.

La troisième option du capital est la réduction du coût de la main d’œuvre. Il la réalise grâce aux nouvelles technologies. Cela réduit le capital actif et diminue le temps de travail pour réaliser la marchandise. Enfin, il y a la manipulation du change. Désormais c’est un fait, le dollar est une monnaie internationale. Et qui agit sur le dollar ? Ce sont elles, les forces du capital financier des États-Unis et d’Europe. Si elles ne le font pas directement, elles spéculent au niveau de la bourse pour que le dollar se transforme en marchandise internationale. Par cette spéculation, elles peuvent conduire des économies nationales au désastre.

Autre interrogation : quel changement dans la politique des États-Unis ? Suite à la crise et à leurs défaites politiques et militaires au Moyen-Orient, les États-Unis ont dû reprendre l’initiative politique vers notre continent. Ils savent qu’ils ne peuvent pas agir dans tous les pays comme ils l’ont fait au Honduras et au Paraguay. La base de leur action actuelle se situe donc au niveau de l’économie et de l’idéologie. Par ce chemin, Washington a pu renouer avec les élites locales. Certains secteurs de ces dernières, auparavant engagés en faveur du projet néo-développementaliste, deviennent de plus en plus pro-impérialistes. Comme la bataille est idéologique, les États-Unis sont conscients qu’ils doivent la mener à travers les médias. Ils agissent également au niveau culturel et à travers l’influence toujours plus sophistiquée et active des services d’intelligence.

Il suffit de lire les livres de Julian Assange et de Edward Snowden pour lever tout doute à ce sujet. Internet est notamment devenu un instrument des services de renseignement. D’autre part, la question de la dispute de l’espace économique latino-américain avec la Chine a constitué l’ultime levier politico-idéologique des États-Unis.

Concernant les tactiques utilisées actuellement par la première puissance mondiale, plusieurs scénarios se dessinent. Le premier est l’isolement du Venezuela. Je crois que les États-Unis ont déjà abandonné l’idée de faire tomber le gouvernement en tant que tel. Ils ont en revanche décidé de ne pas laisser le projet bolivarien devenir l’avant-garde de l’Amérique latine et l’Alba s’imposer comme un projet alternatif. Dans le même temps, ils essaient d’apprivoiser Cuba non pas pour les Cubains, mais pour tenter de nous apprivoiser nous. L’objectif ? Que les nouvelles générations latino-américaines ne voient pas Cuba comme un exemple révolutionnaire à suivre. C’est une autre partie de l’action idéologique « gringa » : chercher à démontrer que Cuba « a vieilli », « qu’il ne fait plus de mal à personne ».

Il y a une autre variable semblable en Colombie. Ils font semblant d’isoler le radicalisme de droite d’Alvaro Uribe pour présenter Juan Manuel Santos comme une alternative bourgeoise de confiance. Ils font la même chose avec d’autres personnages publics au Chili.

Enfin, dans le cadre de cette même stratégie, ils s’allient avec les forces de droite au Brésil et au Chili pour mettre en échec le néo-développementalisme. Au Brésil, ils ont déjà réussi. Nous avons gagné les élections, mais Dilma Rousseff a remis le programme économique national entre les mains des néolibéraux. Cela ressemble au syndrome de Stockholm car celle qui a gagné a développé une passion pour celui qu’elle a vaincue.

Voici donc exposés quelques éléments qui annoncent certains changements. Ils se situent dans une conjoncture différente de celle que nous aurions pu analyser en 2005 ou en 2008, ce qui entraîne quelques défis pour les forces populaires.

1. Il y a un épuisement du modèle néo-développementaliste et contrairement à ce qu’imaginaient certains mouvements trotskistes, cela ne mène pas directement au socialisme, mais à son opposé. Cette défaite affecte les classes populaires et nous conduit au néolibéralisme.

2. La crise du néo-développementalisme résulte de la rupture du pacte de classe antagonique entre travailleurs et secteurs de la bourgeoisie nationale. Et cela n’est pas dû à la volonté des travailleurs mais à la bourgeoisie qui ne l’a pas soutenu. Les bourgeoisies locales, qui pouvaient auparavant accumuler des profits sur le marché interne, délaissent désormais ce marché aux impérialistes et ont décidé de mettre leur capital au service de la rente. Elles gagnent mieux en s’associant avec le capital financier et les multinationales qu’en le faisant avec les travailleurs.

3. La crise du prix du pétrole a mis en difficulté tant le projet de l’Alba que celui du néo-développementalisme. Cela a freiné les avancées sociales au Venezuela et empêché le financement de certains projets latino-américains comme la Banque du Sud, l’échange pétrole/gaz dans la région et le projet de gazoduc entre Caracas et Buenos Aires.

4. Face à cette situation, la crise sociale s’aggrave. Au Brésil, il y a beaucoup de problèmes sociaux latents qui deviennent importants.

Il y a un recul du projet de l’Alba dû à divers facteurs comme la baisse du prix du pétrole ou la mort de Chavez. Comme dirait Gueorgui Plejanov, il y a des personnages essentiels, dont on ne peut se passer. Chavez a énormément porté le projet de l’Alba et aujourd’hui, ce n’est pas la même chose. Cherchant à ne jamais s’isoler, Chavez a toujours su œuvrer dans le même temps pour favoriser des projets plus larges au niveau régional comme l’Unasur et la Celac.

En conclusion, je crois que nous sommes rentrés dans une période de crise et de transition de modèle, mais nous ne savons pas encore vers quel modèle nous allons. Nous ne savons pas non plus combien de temps va durer cette crise. Mais il est possible qu’elle soit plus liée aux processus économiques et au capitalisme international qu’aux calendriers électoraux.

La crise du capitalisme international peut produire des contradictions qui mènent vers la construction de modèles économiques plus populaires qui dépassent le néo-développementalisme et mettent en échec le néolibéralisme, configuration par laquelle les impérialistes organisent le contrôle de nos économies. Tout cela dépendra de l’avancée du mouvement populaire dans nos pays. Si les peuples ne s’élèvent pas, le temps sera long. Si les peuples s’activent plus rapidement, nous pourrons trouver des solutions à plus court terme.

Lénine écrivait en février 1917, dans un article du quotidien bolchévique, « Camarades, j’ai déjà soixante-huit ans (mensonge, il en avait trente) et je suis au regret de vous informer que notre génération ne connaîtra pas les changements. » En octobre de la même année, la révolution triomphait. Un jeune bolchévique l’interpella alors sur la place du Kremlin et lui dit : « Ce n’est pas vous qui disiez que la Révolution n’arriverait que pour la prochaine génération ? ». Lénine lui répondit : « Quand les masses s’unissent, elles réussissent à changer en vingt jours ce qu’elles n’auraient pas imaginé en vingt ans » [5]. C’est précisément notre espérance.

Traduction : Fanny Soares
Edition : Mémoire des luttes
Source : http://www.resumenlatinoamericano.org
Illustration : Director de Resumen Latinoamericano y dirigente del MST de Brasil, Joao Pedro Stedile
Tiré du site internet de « Mémoire de luttes ».

 


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« Un métier n’est pas là pour vous emprisonner mais pour vous rendre libre’

Daniel Testard est un boulanger atypique. Il ne travaille que deux jours par semaine pour pouvoir s’occuper de son jardin, pratiquer le chant et la musique, écrire et s’exercer à la méditation. Il ne vend pas lui-même son pain : il fait confiance à ses clients qui paient directement leurs achats, dans une corbeille. Il récupère l’eau de pluie, qu’il filtre et incorpore aux farines de blé anciens, biologiques, qu’il se procure illégalement. « J’ai toujours résisté à l’idée que soit on augmente son chiffre d’affaires, soit on disparaît. » Une pratique construite depuis 30 ans, à Quily, dans le Morbihan, qui vise à bâtir une vie harmonieuse où le travail n’aliène pas mais rend libre.

Un petit livret à la couverture orange, une impression ancienne, un objet que l’on a envie de garder précieusement. Il l’a écrit il y a quelques années, après avoir réinventé son métier. Parce que la formule vaut le coup d’être dupliquée, il voulait la partager… Avec son idée, il est possible de retrouver des commerces dans les villages, de la vie dans les campagnes. Des artisans qui sont heureux et qui ne manquent de rien.

À la base, il y a beaucoup d’envies : être proche de sa famille, produire sa nourriture, avoir du temps pour soi, écrire, avoir deux mois de congé l’été pour partir. La solution, il l’a inventée à partir de ces idées-là. Et au final, cela correspondait bien à son métier passion, à son métier d’origine, la boulange. Deux jours de pain dans la semaine, parce qu’il aime faire naître la vie dans la pâte, il aime son monastaire panaire, ermite dans la nuit à converser avec les étoiles. Il participe ainsi à la vie du pays dans lequel il vit, 700 pains pour nourrir 150 familles, peut-être 300 à 500 consommateurs.

Et comme il ne pouvait pas vendre son pain en même temps qu’il le faisait, Daniel a choisi de ne pas le vendre lui-même. Il a ouvert son fournil à ses clients, qui viennent chercher leur pain quand ils le souhaitent et qui payent directement dans la caisse. « L’avantage du système, c’est que personne n’est prisonnier de l’autre. Les gens peuvent venir quand ils veulent, même la nuit, même le lendemain, et moi, je peux être là ou pas là. » Comme il faut autant de temps pour vendre son pain qu’il n’en faut pour le fabriquer, il gagne ainsi deux jours par semaine de liberté.
Et cela dure depuis 30 ans…

Tiré du site : www.bastamag.net


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Calendrier des activités du mois de janvier 2016

 

BONNE ET HEUREUSE ANNÉE 2016

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