Un immense Voir-Juger-Agir
Yves Carrier
Le journaliste François Gloutnay de Présence m’a demandé de résumer en une phrase la vie du père Guy Boulanger. Cette question m’a tenaillé sur ce qu’il pouvait bien y avoir de commun dans une vie aussi féconde ?
C’était un homme humble, habité d’une profonde réflexion et du désir insatiable d’apprendre. Ces années au Chili, son travail en usine, puis dans les campagnes du Nicaragua, démontrent sa capacité de s’insérer dans des contextes exempts de tout confort. Mais qu’est-ce qui pouvait bien relier des engagements aussi disparates sur une carrière aussi longue?
L’enseignement a été la grande boussole de sa vie, son axe primordial. Pas l’endoctrinement à des vérités apprises, mais la recherche constante du motus pouvant émouvoir et mettre en marche. Il s’agit d’une constante qu’on retrouve dans chacun de ses engagements.
Dès l’adolescence, il découvre la JOC à laquelle il demeurera fidèle toute sa vie. Guy croit d’une manière indéfectible aux jeunes qu’il suffit d’orienter en leur apprenant à réfléchir sur le monde dans lequel ils vivent et sur le rôle qu’ils entendent y jouer de manière collective et organisée. Cette vérité ne l’abandonnera jamais.
Dans les mines du nord du Chili, il fonde une chorale de mineurs afin d’ouvrir leur esprit à la beauté du monde. Cette chorale durera 50 ans et lors d’une tournée du Chili aux heures les plus sombres de la dictature, elle saura émouvoir ses différents publics. Comme directeur d’une école de métier, il se dévoue à la formation des fils et des filles d’ouvriers.
Suite au Concile, il veut former des communautés de base pour rejoindre les secteurs abandonnés d’Antofagasta. Puis, il développe le souci de vivre la réalité pour la transformer avec les travailleurs en les accompagnant dans leur prise en main et leurs organisations syndicales. Avec l’équipe Calama, il réfléchit sur la démarche de l’insertion en monde ouvrier et la systématise avec ses camarades dont certains deviendront célèbres comme défenseurs des droits humains.
De retour au Québec, en plus d’une équipe de vie avec qui il tente de poursuivre l’expérience Calama, il participe à la fondation du CAPMO, un carrefour de pastorale en monde ouvrier et d’éducation populaire. Après ses années comme missionnaire au Nicaragua sandiniste, il fonde le Groupe Spirale dans le but d’initier les jeunes Québécois-e-s à la solidarité internationale. Mais il veut surtout que cette expérience serve de prise de conscience sur la solidarité qu’ils entendent vivent tout au long de leur vie.
Au début des années 1990, il fonde le Centre Jacques-Cartier où des jeunes viennent reprendre du pouvoir sur leur vie en s’investissant sur la connaissance de soi et la construction d’un projet émancipateur.
Ses 20 dernières années, il les consacre à la rédaction d’une méthode pédagogique originale fondée sur l’identification des valeurs susceptibles d’engager les jeunes pour toute leur vie. Sur cet objectif, il n’a jamais dérogé.
Chapeau Guy!
Spiritualité et citoyennté
AIMER ……..jusqu’à la déchirure !
par Robert Lapointe
Que signifie ce mot « aimer » ? Love ou like ? Aimer d’amour ou aimer bien. Notre ami Thomas d’Aquin distingue entre amour de bienveillance et amour de possession. C’est un bon départ. Et dans la démarche affective, il y aussi des étapes à respecter : amis, amoureux, amants. Nous excluons ici l’amour des choses, d’une pizza, du chocolat, d’une image. L’amour bienveillant est au fondement de toutes les étapes. Nous recherchons le bien d’autrui, non ses biens, évidemment.
Amis, nous sommes en relation d’amitié, libres à l’égard des uns et des autres. La gratuité domine, mais il y a un certain engagement, envers tout prochain. Je pense à Emmanuel Levinas qui a construit une philosophie de l’altérité et de la responsabilité. Quand l’autre te regarde, tu dois entendre avec ton cœur le message livré par ce regard et tu deviens en quelque sorte, du moins un peu, responsable de l’autre. Mais, généralement, c’est un appel à l’amitié, qui s’édifie dans la liberté, l’égalité et la fraternité. C’est la relation entre deux égaux, deux amis, entre des parents et des enfants, entre collègues ou compagnons.
Lorsque l’on est amoureux, le désir intervient. L’autre nous manque. Avec le corps et l’esprit, le manque est la troisième constituante de notre être, de notre humaine condition. Le manque, c’est le désir de l’un qui n’a pas encore rencontré celui de l’autre, lequel n’a pas encore acquiescé au développement, à l’approfondissement de la relation, toujours fondée sur une bienveillance mutuelle. C’est l’étape de l’innamorata qui signifie, en italien, le fait de tomber amoureux. Comme un appel du regard, mais plus insistant, telle une chanson d’amour.
Amants, les désirs se sont rejoints et les corps aussi, la plupart du temps. C’est un amour fusionnel, de possession mutuelle, consentie. C’est le résultat d’une décision, d’un engagement, de deux décisions et de deux engagements. Ce n’est pas juste un sentiment, c’est un contrat, résultat d’une entente, quoiqu’il puisse exister une amitié sexuelle fondée sur une bienveillance permettant un échange sexuel toujours libre. Pour que la relation fusionnelle soit durable, elle doit reposer sur le socle de l’amour bienveillant. Les amants doivent demeurer fondamentalement des amis. Si le désir s’en va, il restera l’amitié.
Jusqu’où peut aller l’amour? Cela dépend de notre engagement, de notre détermination, de notre fidélité, de nos croyances. L’amour est une question spirituelle en première instance. Et la spiritualité engage toute notre personne avec tous ses niveaux de conscience, individuel, collectif, universel. L’amour donne sens à la vie, un sens issu de la relation d’abord avec soi-même, avec autrui, avec Dieu, avec l’univers, avec la vie en fin de compte. Selon Goethe, le sens de la vie, c’est la vie elle-même. Valeurs spirituelles et valeurs humanistes s’entrecroisent ici pour faire le pont entre humanisme et foi en la divinité. Elles encadrent les valeurs citoyennes qui permettent de résoudre la contradiction entre individu et société.
Quelle est la règle de l’amour ? J’essaie de suivre celle de Maître Eckhart. À savoir quel est le moment le plus important ? C’est l’instant présent, qui seul existe. Le passé survit dans la mémoire et le futur s’appréhende dans l’espoir. La remarque vient du sous-commandant Marcos, à la tête de l’Armée de libération zapatiste du Mexique. Quelle est la ou les personnes les plus importantes dans le moment présent ? Celles avec qui tu te trouves, à commencer par toi-même. Et quel est l’acte le plus important dans l’instant présent ? Eh bien, c’est de les aimer, amour bienveillant ou fusionnel selon les circonstances. Aimer, même médiocrement – c’est mieux que rien -, serait donc le sens de la vie.
VIVRE ET MOURIR DANS LA DIGNITÉ (1)
Par Joanne Laperrière (2)
L’aide médicale à mourir n’est plus un sujet brûlant d’actualité au Québec. Presque personne en a parlé même lorsque la nouvelle mouture de la Loi modifiant les dispositions du Code criminel sur l’aide médicale à mourir a été déposée devant le parlement fédéral en octobre 2020. Pourtant, ce projet de loi était très attendu par le gouvernement du Québec pour mettre en vigueur un des articles controversés de sa propre Loi sur les soins de fin de vie.
Le droit à l’aide médicale à mourir
L’aide médicale à mourir a été hissée au rang de droit fondamental en 2015 lorsque la Cour suprême a rendu son jugement dans l’affaire Carter. Pour justifier sa décision de décriminaliser l’aide médicale à mourir, la Cour suprême s’est dite inspirée par des valeurs généralement acceptées dans notre société dont l’autonomie de la personne, son intégrité physique et mentale, le respect de sa vie privée, le maintien de son estime d’elle-même et la garantie de sa sécurité en fin de vie. Selon le plus haut tribunal du pays, l’accès des personnes à l’aide médicale à mourir permettra concrètement d’éviter que des personnes s’enlèvent la vie plus tôt qu’elles ne le feraient si elle n’y avait pas accès (3) et d’empêcher qu’elles meurent dans des circonstances qui ne respectent pas la dignité de la personne.
Le jugement de la Cour suprême entrera en vigueur le 18 décembre 2020. Pour le respecter, certaines conditions prévues pour qu’une personne puisse obtenir l’aide à mourir seront retranchées de l’ancienne loi fédérale. L’une d’entre elles prévoyait qu’une personne ne peut être admissible à l’aide médicale à mourir que si sa mort peut être raisonnablement anticipée. Ce critère de la Loi concernant les soins de fin de vie du Québec, qui avait été abolie dès le 12 mars 2020, cessera donc bientôt de s’appliquer.
Les modifications qui seront apportées au Code criminel canadien représentent une victoire pour les personnes qui veulent abréger les souffrances physiques et mentales des personnes qui vivent avec un handicap, une maladie ou une infirmité grave et irréversible. Cependant, plusieurs groupes considèrent que la loi fédérale sur l’aide médicale à mourir demeure encore trop restrictive.
Les limites d’accès à l’aide médicale à mourir
Pendant l’étude détaillée du projet de loi C-7, des groupes ont dénoncé des limites au droit à l’aide médicale à mourir qui sont maintenues par le législateur. Des psychiatres ont signalé que la future loi fédérale porte atteinte aux droits des personnes vivant avec une maladie psychiatrique qui leur cause des souffrances insoutenables(4). Des juristes se sont opposés au maintien de la condition selon laquelle une personne, pour être admissible à l’aide médicale à mourir, doit présenter un stade avancé et irréversible de ses capacités (5).
Des médecins ont signalé l’importance de permettre à des personnes atteintes de maladie dégénérative de faire une demande anticipée d’aide médicale à mourir. Il est vrai que plusieurs conditions doivent être remplies en vertu de la future loi fédérale pour qu’une personne puisse obtenir l’aide médicale à mourir dont celles-ci : avoir au moins 18 ans ; être couverte par un régime de soins de santé fédéral, provincial ou territorial ; être apte à prendre des décisions pour elles-mêmes ; avoir demandé l’aide médicale à mourir pour elle-même sans avoir subi de pression ; avoir reçu les renseignements dont elle a besoin pour prendre une décision éclairée (ex. diagnostics, options de traitement, options de soins palliatifs) et ; vivre avec une condition médicale grave et irrémédiable qu’il s’agisse d’une maladie, d’un handicap et/ou d’une infirmité irréversible en raison de laquelle elle souffre beaucoup physiquement ou mentalement.(6)
Cependant, en raison de l’arrêt Carter, toute limite d’accès à l’aide médicale à mourir pourrait être abolie au moyen d’amendements législatifs. Éventuellement, par exemple, il serait possible de diminuer l’âge requis pour demander l’aide médicale à mourir afin d’accorder ce droit aux mineurs ou encore, de le donner aux personnes qui ne sont pas en mesure de prendre des décisions pour elles-mêmes.
Des groupes opposés à l’aide médicale à mourir
Les amendements législatifs au projet de loi C-7 qu’ont réclamé des groupes opposés à l’aide médicale à mourir devant le Comité permanent de la justice et des droits de la personne, n’ont pas été retenus.
L’organisme Vivre dans la dignité poursuit donc présentement sa campagne de mobilisation (7) pour dénoncer la future loi fédérale qui « ne protège pas les plus vulnérables de l’aide médicale à mourir / euthanasie » parce que : « Vous n’avez plus besoin d’être en fin de vie pour être euthanasié ; Plus besoin de réfléchir pendant 10 jours avant de passer à l’acte ; Plus besoin de deux témoins indépendants pour confirmer votre demande; Plus besoin de confirmer votre décision juste avant d’être euthanasié. Et toujours seulement 90 jours de réflexion pour ceux et celles affectés de problèmes de santé graves et irrémédiables qui ne sont pas mourants, mais qui pourront maintenant demander l’aide médicale à mourir ! » (8)
Selon Vivre dans la dignité, bien des personnes vivant avec des problèmes de santé graves et irrémédiables, croient que la future loi risque de renforcer les préjugés à leur endroit comme ceux selon lesquels « leur vie ne vaut pas la peine d’être vécue » ou selon lesquels « ils représentent un poids trop lourd à porter pour leurs proches et pour la société ».
De récentes statistiques, qui sont rapportées par Vivre dans la dignité, semblent démontrer que c’est ce que pensent pourtant des personnes qui demandent l’aide médicale à mourir. En effet, selon une étude menée auprès des 5 600 personnes, l’impossibilité de vaquer à des occupations valables représentait la raison principale pour demander l’aide médicale à mourir (82 %) suivi par leur perte de dignité (53 %), du fardeau qu’elles représentent pour leur famille (34 %) et enfin, de leur isolement social (13,7 %).
Le droit de vivre et de mourir dans la dignité
Deux conceptions de la dignité de la personne ont alimenté les débats sur l’aide médicale à mourir au cours des dernières semaines hors des frontières du Québec. La première conception, qui a réclamé un élargissement de l’aide médicale à mourir, se fonde sur des valeurs généralement reconnues dans notre société telles que l’autonomie de la personne, son intégrité physique et mentale, sa vie privée, son estime d’elle-même et sa sécurité en fin de vie. La deuxième conception, qui déplore la légalisation et la judiciarisation de l’aide médicale à mourir, confère une dignité intrinsèque à toute personne. Elle se réfère au caractère sacré de la vie humaine qui mérite un respect absolu. Ces deux conceptions sont inextricablement reliées, ce qui rend bien difficile d’émettre des opinions tranchées sur la question. (9)
Cependant, avec l’adoption prochaine de la nouvelle loi fédérale, le débat sera clos ou du moins, suspendu jusqu’à ce que de nouveaux amendements législatifs soient proposés. D’ici là peut-être aurons-nous le temps de nous pencher plus sérieusement sur les formes d’aide à apporter aux personnes qui ont des problèmes de santé graves et irréversibles afin qu’elles puissent mieux vivre avec leur handicap ou leur maladie. Autrement, certaines d’entre elles pourraient sentir qu’elles n’ont pas vraiment d’autre choix que de mettre fin à leur vie pour abréger leurs souffrances et celles de leurs proches. (10)
Des ressources supplémentaires et des formations pour le personnel devraient être accordées pour tenir compte des besoins des personnes en matière de soins de santé et en services sociaux afin de favoriser leur autonomie, leur intégrité physique et mentale, leur vie privée, leur estime d’elles-mêmes et leur sécurité.
En plus de cela, un accompagnement gratuit et aimant pourrait-il être offert dès qu’une personne apprend qu’elle devra composer avec les limites majeures causées par un accident, un handicap ou une maladie grave et incurable? (11) Cet accompagnement, réalisé par des personnes qui ont elles-mêmes subi de lourdes pertes de leurs capacités physiques ou mentales, permettrait peut-être d’éviter la dépression profonde dans laquelle sombrent généralement les personnes après le choc d’une telle annonce, ce qui les conduit parfois à demander l’aide médicale à mourir.
Notes de bas de page
1. Le contenu de cet article ne peut être utilisé en aucun cas comme source d’informations concernant les aspects légaux de l’aide médicale à mourir. Les lecteurs sont invités à se référer aux personnels médical et juridique spécialisés au sujet de l’application de la loi fédérale Loi modifiant les dispositions du Code criminel sur l’aide médicale à mourir et de la loi québécoise Loi sur les soins de fin de vie.
2. Les lecteurs qui veulent réagir au présent article peuvent le faire en écrivant à l’adresse suivante : CAPMO, 435 rue du Roi, Québec, Québec, G1K 2X1 ou en envoyant un courriel à : carrefour@capmo.org
3. Pelletier, Benoît, « Projet de loi sur l’aide médicale à mourir Une nouvelle mouture qui promet », La Presse, 9 octobre 2020.
4. « Aide médicale à mourir, Des psychiatres indignés par le projet de loi fédérale », La Presse, 22 novembre 2020.
5. Pelletier, Benoît, « Projet de loi sur l’aide médicale à mourir Une nouvelle mouture qui promet », La Presse, 9 octobre 2020.
6. Aide médicale à mourir – Canada.ca
7. Vivre dans la Dignité (vivredignite.org)
8. Vivre dans la dignité, Communiqué envoyé par courriel, 26 novembre 2020
9. Pour ceux et celles qui veulent poursuivre leurs réflexions éthiques concernant l’aide médicale à mourir, la Commission de l’Éthique, de la science et de la technologie a publié en 2010 un document intitulé Mourir dans la dignité : sept questions sur la fin de vie, l’euthanasie et l’aide au suicide.
10. Un accident ou une maladie grave bouleverse complètement la vie d’une personne et de son entourage. Entre autres, il ou elle a des effets dévastateurs sur le plan financier et matériel en raison du mode de vie qu’il ou elle entraîne (ex. hospitalisation, médicamentation, perte d’emploi, réaménagement des espaces de vie, achat de matériel adapté, recours à des services spécialisé peu ou pas assurés, etc.).
11. En contexte hospitalier, faute de ressources et de formation, ce type d’accompagnement est rarement disponible. Seules les personnes qui demandent l’aide médicale à mourir sont accompagnées. Étant donné que ce soutien arrive généralement lorsque la décision de demander l’aide médicale à mourir est prise, les guides qui sont fournis aux membres du personnel soignant visent davantage à assurer le respect de la loi et à garantir aux patients et aux patientes que leurs volontés en fin de vie seront respectées, y compris par leurs proches. (ref. : Commission de l’Éthique…)
Atticus Finch, mon héros
Par Francine Bordeleau
L’histoire, emblématique de l’Amérique ségrégationniste, se passe dans le sud des États-Unis, dans un bled de l’Alabama, durant la Grande Dépression.
Tom Robinson, un ouvrier agricole noir, est accusé à tort du viol de Mayella Ewell, une jeune fille blanche. Pour la circonstance, Atticus Finch, un avocat intègre et épris de justice, est commis d’office. L’affaire polarise la ville, et à l’ouverture du procès, tous les habitants d’âge adulte se massent dans la salle suffocante qui tient lieu de tribunal. Les Noirs ont le droit d’y être, mais dans le jubé. Les deux enfants de l’avocat et leur copain, entrés en cachette, se faufilent jusqu’en haut et prennent place au côté du pasteur noir.
Malgré des preuves faméliques et des témoins à charge peu crédibles, Tom Robinson est reconnu coupable. Le parterre se vide. En haut, toute l’assistance est debout, silencieuse, pendant que l’avocat, resté seul en bas, ramasse ses affaires.
Des bavures à la pelle
Personnage central de To Kill a Mockingbird, roman de l’écrivaine Harper Lee (1926-2016) publié en 1960 et adapté au cinéma en 1962 par le réalisateur Robert Mulligan, Atticus Fincha été consacré plus grand héros du cinéma américain par l’American Film Institute (AFI) en 2003. Pour son interprétation du rôle, l’acteur Gregory Peck a reçu un Oscar. Quant au film lui-même (Du silence et des ombres en français), l’AFI l’a classé 25edans sa liste des 100 meilleurs films américains en 2007.
Dès sa sortie (en plein mouvement afro-américain des droits civiques), To Kill a Mockingbird, livre et film, a pris aux États-Unis valeur d’œuvre phare malgré sa propension au manichéisme.
Et ç’aurait été une bonne idée qu’après la mort de George Floyd sous le genou d’un policier blanc, le 25 mai dernier, Télé-Québec, Radio-Canada ou ICI ARTV programme Du silence et des ombres.
Remarquez, il est encore temps, car au chapitre des questions raciales– « notre problème à tous », pour reprendre le titre d’un tableau du peintre Norman Rockwell –, vingt-vingt aura été jalonnée de grands moments. Le plus récent, soit le tabassage sauvage et révoltant du producteur de musique Michel Loopsider par des policiers parisiens, date de quelques semaines à peine : du 21 novembre, plus précisément. Les images de cette « bavure » ont fait le tour du monde, tout comme celles de l’agonie de George Floyd.
L’événement s’est produit juste après que le gouvernement français ait lancé dans la mare un projet de loi de sécurité globale qui fait actuellement grand bruit en raison de son article 24 qui vise à limiter la diffusion d’images des forces de l’ordre filmées en pleine action. On n’arrête pas le progrès.
Nécessaires images
Le 14 novembre 1960, dans le contexte du processus de déségrégation des Noirs et des Blancs, Ruby Bridges, une petite Afro-Américaine âgée de 6 ans, fait son entrée à l’école primaire William Frantz, un établissement scolaire de La Nouvelle Orléans fréquenté uniquement par des élèves blancs. En proie à des menaces et à des gestes de haine, elle a dû, pour sa propre sécurité, être accompagnée par les forces de l’ordre.
Cette scène, Norman Rockwell (1894-1978), peintre par excellence de la vie quotidienne américaine, l’a immortalisée dans un tableau intitulé The Problem We All Live With (Notre problème à tous) qui a d’abord été vu dans l’édition du 14 janvier 1964 du défunt magazine bimensuel Looket qui, sur le plan symbolique, a aux États-Unis une résonance comparable à To Kill a Mockingbird.
Ce tableau de Rockwell continue aujourd’hui de nous dire que toute forme de racisme, de ségrégation et de discrimination est insensée. Et que l’humanité bafouée est le problème de tous, notre problème commun.
L’homme qui voulait sauver Noël
À l’heure de la COVID-19, l’humanité bafouée, c’est par exemple les communautés autochtones isolées sur le territoire canadien, et où le virus fait présentement de sérieux ravages.
C’est aussi les possibles disparités dans l’accès aux vaccins. Maintenant que ces derniers semblent à portée de main, la question commence à devenir pressante.
Dès le début de la pandémie, plusieurs pays, à l’invitation de l’Organisation mondiale de la Santé, ont investi dans une sorte de fonds commun destiné à aider les populations plus pauvres.
Mais s’en trouve-t-il pour croire encore au père Noël?
Peut-être que oui, finalement. C’était pourtant écrit dans le ciel que vingt-vingt se terminerait sans réveillon.
Le premier ministre du Québec a toutefois juré qu’il était sincère lorsque, le 19 novembre, il avait ouvert la porte aux festivités.
Moi, en tout cas, j’attends François. Le pape, pas le premier ministre. Le pape, et la messe en provenance du Vatican. Parce que cette année, c’est la première fois que le vocable « bulle papale » sera à prendre au pied de la lettre.
LA COUVERTURE DES BESOINS DE BASE, TOUT LE MONDE DEVRAIT Y AVOIR DROIT!
Communiqué de presse du 26 novembre 2020, Collectif pour un Québec sans pauvreté
Plus de 800 000 personnes n’arrivent pas à couvrir leurs besoins de base au Québec et la crise de la COVID-19 ne fait qu’exacerber leurs difficultés. Alors que s’amorce la saison des guignolées, les porte-parole du Collectif pour un Québec sans pauvreté, du Front commun des personnes assistées sociales du Québec (FCPASQ) et du Front d’action populaire en réaménagement urbain (FRAPRU) ont tenu un point de presse devant le bureau du ministre du Travail, de l’Emploi et de la Solidarité sociale, Jean Boulet, pour lui demander de garantir à ces personnes, le plus rapidement possible, ce qui devrait être considéré comme un minimum au Québec : la couverture des besoins de base tels que définis par la Mesure du panier de consommation (MPC).
Les porte-parole du Collectif, Virginie Larivière, du FCPASQ, Stéphane Handfield, et du FRAPRU, Véronique Laflamme, ont une nouvelle fois dénoncé le refus du gouvernement du Québec d’accorder la moindre aide financière aux personnes en situation de pauvreté depuis le début de la crise. Tout ce qui est annoncé pour les personnes les plus mal prises, ce sont les maigres engagements du plan de lutte contre la pauvreté qui sont d‘amener les personnes à l’Aide sociale à 55,1 % et les personnes à la Solidarité sociale à 77,6 % de la MPC. Cela leur donnera à peine 10 $ d’augmentation par mois à compter du 1er janvier 2021.
Les trois porte-parole ont aussi dénoncé le refus du gouvernement de tenir compte de la révision de la MPC que Statistique Canada a dévoilée en février dernier puis officialisée au mois de septembre. Rappelons que, pour une personne vivant seule à Montréal, le seuil de la MPC vient de passer de 17 820 $ par an à 20 080 $ (pour 2018). Cela signifie, par exemple, que les personnes au programme d’Aide sociale couvrent dorénavant moins de 50 % de leurs besoins de base et que les engagements minimalistes du dernier plan de lutte contre la pauvreté ne seront pas respectés.
Finalement, les porte-parole ont demandé au gouvernement de s’engager à garantir aux personnes en situation de pauvreté, le plus rapidement possible, ce qui devrait être considéré comme un minimum : la couverture des besoins de base tels que définis par la MPC. D’ailleurs, c’est la cible que vise le gouvernement pour les personnes avec des contraintes à l’emploi de longue durée qui seront admissibles au programme de Revenu de base en 2023. La MPC représente le minimum requis pour espérer vivre en santé et tout le monde devrait y avoir droit.
À la fin du point de presse, des représentant.e.s des trois organisations ont laissé des témoignages de personnes assistées sociales à l’entrée du Ministère, à l’attention du ministre Jean Boulet. Le point de presse s’inscrivait dans la campagne « La MPC (révisée!) : un minimum » du Collectif pour un Québec sans pauvreté.
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Les conséquences du traité de libre-échange entre le Canada et la Colombie
Par Mario Gil Guzman
Le traité de libre-échange entre le Canada et la Colombie a été signé en 2010 entre le Gouvernement de Stephen Harper et celui de Juan Manuel Santos. Fruit d’une négociation entre le gouvernement Uribe (extrême-droite) et Harper (conservateur), qui malgré la situation de droits de la personne, a été signé non sans certains engagements. Suite à une longue campagne d’information des organismes de solidarité internationale, des syndicats et des Colombiens vivant au Canada, appelée SOS Colombie, le traité a inclus la production d’un rapport annuel sur les droits de la personne. Depuis 2011, ce rapport est publié, mais l’esprit de ce qui avait été demandé n’y apparaît pas.
Autant les responsabilités des compagnies privées canadiens dans les violations des droits de la personne que l’action de l’État Colombien en faveur de la protection des droits humains ne sont prises en compte comme argument dans la mise en cause du dit accord. De plus, les transactions commerciales entre les deux pays ont été majoritairement favorables aux compagnies canadiennes, alors que certains actionnaires des dites compagnies appartenaient aux élites colombiens, comme c’est le cas pour la société pétrolière et aurifère Pacific Rubiales ou Grand Colombie Gold et autres filiales.
Même si l’objectif supposé du gouvernement canadien avec la signature desdits traités était de renforcer et de promouvoir les valeurs fondamentales du Canada, dont la liberté, la démocratie, les droits de la personne et la primauté du droit; et de bâtir des économies durables et robustes par l’élargissement du commerce et des investissements» (1), après 10 ans le résultat se situe à l’opposé. Bien entendu, les échanges commerciaux entre le Canada et la Colombie se sont accrus, mais ce ne sont pas principalement des compagnies colombiennes qui exportent au Canada. Ce sont davantage des multinationales canadiennes présentes en Colombie qui exportent vers le Canada. Pour sa part, le Canada exporte de plus en plus d’aliments, des engrais, et des banques en Colombie (2). Il renforce ses alliances avec le gouvernement colombien et jamais dans ses rapports n’apparaisse des blâmes envers les sociétés canadiennes soupçonnées de violer les droits des populations.
Il faut se rappeler que le traité a été signé même si le bilan du gouvernement colombien en matière de droits de la personne était désastreux. En 2007, au moins 1 400 civils ont été tués et pas moins de 305 000 personnes ont été déplacées. Environ 270 000 personnes ont également été victimes de déplacements forcés au cours du 1er semestre de 2008, ce qui correspond à une augmentation de 41 % par rapport à la même période en 2007. Par ailleurs, au moins 40 syndicalistes ont été tués au cours des huit premiers mois de 2008, plus que le nombre total de victimes sur toute l’année 2007. Les groupes paramilitaires, bras caché de l’État colombien, ont été les principaux responsables de ces crimes (3).
Pendant plusieurs années, le projet de traité a subi l’opposition des syndicats canadiens (4). C’est la raison pour laquelle il n’a pas était signé par le Gouvernement d’Alvaro Uribe, mais par son successeur Juan Manuel Santos qui n’a pas changé la politique économique, mais a ouvert la porte au processus de paix. Les syndicats se sont opposés au modèle de libre-échange qui protège l’investissement étranger et favorise clairement les multinationales en ouvrant les frontières et en flexibilisant les conditions de travail. Cela donne des outils aux entreprises pour poursuivre les États lorsque ceux-ci adoptent des politiques publiques en matière de santé ou de protection de l’environnement.
Des témoignages recueillis par des délégués québécois en Colombie affirment que la liberté syndicale ne s’est pas améliorée et que la persécution existe toujours. En 2013, la compagnie canado-colombienne Pacific Rubiales faisait ce que bon lui semblait, en toute liberté, au point d’empêcher l’entrée du syndicat de la USO pour veiller au respect de conditions de travail acceptables (5).
Des entreprises minières comme Marmato Gold ont provoqué de grands dommages pour la population qui dépendait de l’exploitation minière artisanale pour sa survie, sans parler des conséquences environnementales de l’exploitation à ciel ouvert. Cette compagnie compte parmi ses directives deux personnes nommées par le propre ex-président Alvaro Uribe (6). Un gouvernement qui, au lieu de protéger la population, criminalisait l’activité minière artisanale que la population locale pratiquait depuis des siècles (7).
Ainsi, des compagnies minières comme Cosigo (12) ont signé un contrat d’exploitation au milieu d’un territoire autochtone protégée que le gouvernement colombien n’avait pas le droit d’octroyer. L’entreprise a décidé de poursuivre l’État colombien pour 22 milliards de dollars, ce qui représente le 20% de l’économie colombienne. Des cas comme celui-ci et la forte violence qui se vit au pays, sont des motifs pour demander au gouvernement canadien d’imposer des restrictions aux sociétés canadiennes et faire pression sur le gouvernement de la Colombie afin qu’il assume ses responsabilités concernant le respect des droits de la personne.
Ces deux entreprises sont la propriété du même groupe, né de l’alliance entre les compagnies Canadian Pacifique, les anciens dirigeants avant Chavez de PDVSA, la pétrolière vénézuélien, les élites liés aux paramilitaires, le gouvernement d’extrême-droite d’Alvaro Uribe et Bill Clinton. Elle opère une filiale en Suède qui lui sert de paradis fiscal. La compagnie basée au Canada n’a pas de responsabilité juridique en Colombie, même si toutes ses activités se passent là-bas. « Interbolsa », entité de l’État pour gérer la bourse colombienne, a permis la création d’actions spéculatives entrainant des pertes pour beaucoup des Colombiens qui ne peuvent poursuivre la compagnie en Colombie (8).
Le traité a augmenté l’importation colombienne d’aliments dont le pays n’avait pas besoin, comme le sucre, les grains et la viande. Uniquement entre 2010 et 2012, l’augmentation a été de 194 % pour le sucre (9). Les paysans colombiens ne peuvent faire concurrence aux compagnies canadiennes qui jouissent de privilèges tarifaires. La production locale s’est effondrée. En 2014-2015, on estime que 90 % de la population rurale vivait en situation de pauvreté et que 63 % ne possédait pas de terre (10).
La population autochtone et les communautés noires se sont fait confisquer leurs terres ancestrales, ont souffert le déplacement forcé et à plusieurs endroits, subissent l’élimination de leurs leaders. Même si le rapport annuel de 2019 déclare que l’engagement international du Canada repose sur le principe que les droits de la personne sont universels, indivisibles, interdépendants et solidaires (11), la réalité est fort différente. Les compagnies canadiennes ne tiennent pas compte des dommages environnementaux causés par les entreprises minières, la monoculture et l’exploitation du charbon.
Notes de bas de page
1. Roy Grégoire, « Le traité de libre-échange Canada-Colombie et les droits de la personne : Les défis de la cohérence dans la politique étrangère canadienne ».
2. Il faut souligner que les secteurs plus importants de l’investissement Canadien en Colombie sont notamment le charbon, le pétrole, le gaz naturel, les métaux précieux, l’immobilier, l’hôtellerie, le tourisme, le secteur financier et les énergies propres, (voir le demande contre la caisse de dépôt et placement pour le cas Hydro-Ituango, énergies propre qui a couté la vie et le patrimoine de centaines d’habitants). https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1390909/caisse-depot-investissement-colombie-barrage-hidroituango
3. Projet accompagnement solidarité Colombie, « Stoppons l’accord de libre-échange entre le Canada et la Colombie ».
4. Réseau québécois sur l’intégration continentale (RQIC), « Libre-échange Canada-Colombie ».
5. Réseau québécois sur l’intégration continentale (RQIC).
6. Valencia, Politica Minero-energética, el caso de Pacific Ruabiales.
7. COLOMBIA WORKING GROUP (CWG). « Colombia in the shadow of human rights abuses », s. d. Projet accompagnement solidarité Colombie. « Stoppons l’accord de libre-échange entre le Canada et la Colombie ». http://pasc.ca/es/node/2767, s. d. Consulté le 14 novembre 2020. Réseau québécois sur l’intégration continentale (RQIC). « Libre-échange Canada-Colombie ». L’Autre Journal. 30 mai 2013, L’Autre Journal édition. Roy Grégoire, Étienne. « Le traité de libre-échange Canada-Colombie et les droits de la personne : Les défis de la cohérence dans la politique étrangère canadienne ». Centre d’études sur l’intégration et la mondialisation, Institut d’études internationales de Montréal, Université du Québec à Montréal, gouvernance global du travail, 2009. Valencia, Mario Alejandro. Politica Minero-energética, el caso de Pacific Ruabiales. Documentos de investigacion. UNICIENCIA, Coorporacion universitaria de ciencia y desarrollo Bucaramanga, 2013.
Projet accompagnement solidarité Colombie. « Stoppons l’accord de libre-échange entre le Canada et la Colombie ». http://pasc.ca/es/node/2767, s. d. Consulté le 14 novembre 2020. Réseau québécois sur l’intégration continentale (RQIC). « Libre-échange Canada-Colombie ». L’Autre Journal. 30 mai 2013, L’Autre Journal édition. Roy Grégoire, Étienne. « Le traité de libre-échange Canada-Colombie et les droits de la personne : Les défis de la cohérence dans la politique étrangère canadienne ». Centre d’études sur l’intégration et la mondialisation, Institut d’études internationales de Montréal, Université du Québec à Montréal, Gouvernance global du travail, 2009. Valencia, Mario Alejandro. Politica Minero-energética, el caso de Pacific Ruabiales. Documentos de investigacion. UNICIENCIA, Coorporacion universitaria de ciencia y desarrollo Bucaramanga, 2013.
8. Valencia, Politica Minero-energética, el caso de Pacific Ruabiales.
9. COLOMBIA WORKING GROUP (CWG), « Colombia in the shadow of human rights abuses ».
10. COLOMBIA WORKING GROUP (CWG).
11. https://www.canadainternational.gc.ca/colombia-colombie/bilateral_relations_bilaterales/rep-hrft-co_2019-dple-rapp.aspx?lang=fra
12. https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1541792/cosigo-resources-miniere-canadienne-poursuite-colombie#:~:text=La%20compagnie%20Cosigo%20Resources%20poursuit,coeur%20de%20l’Amazonie%20colombienne.
Changement de paradigmes
Par Frei Betto
Aujourd’hui, le futur paraît condamné à perpétuer le présent. Qui se risquerait à prédire la mort du néolibéralisme? Il paraît aussi solide que le socialisme soviétique prôné par les théoriciens de gauche jusqu’au milieu des années 1980. Personne, jusqu’alors, n’avait prévu la chute du Mur de Berlin.
Une part considérable de ma génération a été formée avec la conception que le déterminisme historique était inexorable et qu’il correspondait aux lois objectives du monde naturel. Quoique réticents envers les courants philosophiques professant l’athéisme comme une conviction religieuse, plusieurs comme moi en vinrent à croire que les lois du matérialisme dialectique étaient l’objectivation suprême de la raison humaine. Il suffisait de les connaître et de savoir les appliquer aux phénomènes naturels et historiques pour pouvoir les appréhender dans leurs origines et leurs conséquences.
Avec toute cette cathédrale dogmatique implantée dans nos esprits, certains entrèrent en contact avec la physique. La théorie générale de la relativité modifia notre conception du temps et de l’espace. Nous avons dû abandonner l’idée d’un vaste espace comme scénario des phénomènes physiques et du temps qui s’écoulait au même rythme du passé au futur en passant par le présent. Les origines supposaient que le temps était illimité et infini. Mais le temps, comme l’espace, nait avec l’univers. Avant que l’univers ne soit, il n’y avait ni temps ni espace.
Toutefois, nous nous surprenons d’être encore attachés à des conceptions anciennes. Il n’est pas facile d’abandonner les paradigmes implantés dans nos esprits. Nous déambulons, confus, à cause de la méthode empirique induite par Bacon, la philosophie analytique-déductive de Descartes, la physique mécaniciste de Newton, perplexes devant le spectacle « postmoderne » où « tout ce qui est solide s’évanouit dans l’air ». Nous regardons derrière, nous observons notre vie passée, l’histoire de notre pays et du monde. Nous regardons vers l’avant, envisageant un futur idéal, quoique conscients que lorsque celui-ci deviendra présent, il sera distinct de nos chimères. Le présent n’est rien d’autre qu’un point infiniment petit, un pont suspendu entre ce qui fut et ce qui sera.
Même ainsi, comment concevoir que le temps ne s’écoule pas dans la direction du présent se transformant en passé qui préfigure le futur? Ce qui existe a les apparences de l’éternité. Mais il suffit de constater les efforts de ceux qui occupent le sommet de la pyramide sociale pour préserver leur forme physique. L’élixir de l’éternelle jeunesse ne peut s’acquérir dans aucun gymnase. Il ne reste qu’à inventer le médicament qui empêchera de devenir imbéciles ceux et celles qui ne cultivent pas leur esprit, croyant qu’avoir de la culture c’est s’entourer d’un attirail électronique sophistiqué, immergés dans les enchantements sensitifs du simple divertissement.
Maintenant, quand nous constations que quelque chose dans la sphère subatomique semblait contredire toutes les lois, non seulement celles de la dialectique, mais aussi celles de la nature, le déterminisme historique se retrouva au musée de l’histoire des idées. On recommande cependant de prendre soin de ne pas jeter Marx avec l’eau du bain. L’impact quantique est plus fort qu’on ne le croit.
Einstein lui-même hésitait à accepter les défis soulevés par la sphère quantique. L’idée lui semblait intolérable qu’un simple électron exposé à la radiation puisse « de sa propre volonté » – comme le disait le physicien allemand Max Born – choisir quelle direction prendre. Dans la sphère de l’infiniment petit, la science se voit obligée d’entrer dans l’imprévisible et le règne obscure des probabilités.
Le principe d’indétermination, découvert par un autre physicien allemand, Werner Heisenberg, révolutionna notre perception de la nature et de l’histoire. Il nous fit prendre conscience que dans la nature l’incertitude quantique ne se présente pas seulement chez les particules subatomiques. Des milliers de millions d’années après la prédominance quantique à l’aube de l’univers, surgit un étrange phénomène intelligent doté de l’imprévisibilité inhérente à son libre-arbitre : l’être humain.
Tout au long de sa vie, Einstein conserva l’espoir que quelqu’un parviendrait à attacher les bouts des files brisés par la force du principe de l’incertitude. Perplexe devant ce problème, il réagit comme un médecin devant un enfant irrémédiablement malade et il s’exclama : « Dieu ne joue pas aux dés! » Malgré son indignation, les données sont là et aucun calcul ne saurait prévoir quel chiffre va sortir. C’est pourquoi, il vaut la peine de se demander si, de fait, il existe des frontières définitives entre la physique quantique et la philosophie, incluant la métaphysique. Serait-ce la même chose pour la spiritualité inhérente à l’être humain?
Où se trouvent les frontières et les limites de notre propre vision? Maintenant, il est impossible d’appréhender le Mystère avec des mots et des équations, mais on rencontre encore des personnes qui croient qu’il existe deux réalités, l’une profane et l’autre religieuse. La cosmologie actuelle élargira sans doute nos horizons, et la physique quantique nous aidera à percevoir qu’une fois les droits humains assurés, la liberté consistera à avoir l’audace de s’immerger en soi-même, là où cette rencontre permet de découvrir l’Autre qui, n’étant pas moi et étant radicalement distinct de moi, me renvoie à moi-même, à ma véritable identité. De cette source subjective jaillira l’énergie qui devrait entraîner l’humanité : l’amour.
Traduit de l’espagnol par Yves Carrier
Discours d’investiture du vice-président de l’État plurinational de Bolivie
David Choquehuanca, La Paz, 8 novembre 2020
Avec la permission de nos dieux, de nos grands frères, de nos grandes sœurs et de notre Terre-Mère, de nos ancêtres, de nos achachilas, de notre Patuju, de notre arc-en-ciel, de notre feuille sacrée de coca, de nos peuples, de celle de tous ceux et celles qui sont présents ou absents de cet hémicycle, aujourd’hui, je voudrais partager notre pensée pendant quelques instants.
C’est une obligation pour nous de communiquer, de dialoguer, c’est un principe du bien-vivre. Les peuples des cultures millénaires, de la culture de la vie que nous poursuivons depuis l’origine des temps éloignés, nous disent cela. Nous avons hérité d’une culture millénaire qui comprend que tout est interrelié, que rien n’est séparé et que rien n’est en-dehors. C’est pourquoi nous disons que nous avançons ensemble, que nul ne demeure derrière, que tous aient tout ce dont ils ont besoin et qu’il ne manque rien à personne, que le bien-être de tous est le bien-être de chacun, qu’aider est un motif de croissance et d’épanouissement, que renoncer à soi au bénéfice de l’autre nous renforce, que nous unir et nous reconnaître en tous est le chemin d’hier, d’aujourd’hui, de demain et de toujours, d’où nous ne nous sommes jamais éloignés.
Le yani, la minka, la tumba, notre colka et autres codes moraux des cultures millénaires sont l’essence de notre vie et notre ayllu. Ayllu n’est pas seulement un modèle d’organisation d’une société humaine, c’est un système d’organisation de la vie de tous les êtres, de tout ce qui existe, de tout ce qui vibre en équilibre sur notre planète, la Terre-mère. Pendant des siècles, les règles des civilisations d’Abyayala furent déstructurées et plusieurs d’entre elles exterminées, la pensée originelle fut systématiquement soumise à la pensée coloniale. Mais ils ne parvinrent pas à nous éteindre, nous sommes vivants, nous sommes de Tiwanacu, nous sommes forts, nous sommes comme la pierre, nous sommes Cholk, nous sommes sinchi, nous sommes Rumy, nous sommes Jenecheru, le feu qui jamais ne s’éteint, nous sommes de Samaipa, nous sommes jaguars, nous sommes Kataris, nous sommes Commanches, nous sommes Mayas, nous sommes Guaranis, nous sommes Mapuches, nous sommes Mojeños, nous sommes Aymaras, nous sommes Quechuas, nous sommes Jokis, et nous sommes tous les peuples de la culture de la vie qui s’éveillent comme des chrysalides, rebelles et sages.
Aujourd’hui, la Bolivie et le monde vivent une transition qui se répète à chaque 2 000 ans. Dans le cadre du cycle des temps, nous passons du non-temps au temps, initiant une ère nouvelle, un nouveau Pachakuti dans notre histoire, un nouveau soleil et une nouvelle expression dans le langage de la vie où l’empathie pour l’autre et le bien collectif remplace l’individualisme égoïste, où les Boliviens se regardent comme des égaux en sachant qu’unis nous valons plus. Il est temps de redevenir Jiwasa, je ne suis pas moi, nous sommes nous-autres. Jiwasa signifie la mort de l’égocentrisme, la mort de l’anthropocentrisme et la mort du théolocentrisme (conception unique de Dieu). Il est de temps de redevenir Jisambae, un code de conduites préservé par nos frères et sœurs Guaranis, et Jimbae égaux, sans propriétaire ni maître. Nul en ce monde n’a le droit de se sentir propriétaire de quelqu’un ou de quelque chose.
Depuis 2006 en Bolivie, nous avons entrepris un dure travail pour nous reconnecter avec nos racines individuelles et collectives, pour redevenir nous-mêmes, pour revenir à notre centre, au taypi, à la pacha, à l’équilibre d’où émerge la sagesse des civilisations les plus importantes de notre planète.
Nous sommes en plein processus de récupération de nos savoirs, des codes de la culture de la vie, des règles civilisatrices d’une société qui vit en connexion intime avec le cosmos, avec le monde, avec la nature et avec la vie individuelle et collective pour construire notre sumak kamaña, notre sumajakalle qui consiste à préserver le bien individuel et le bien collectif ou communautaire.
Il est temps de récupérer notre identité, notre racine culturelle, notre sake. Nous avons des racines culturelles, nous avons une philosophie, nous avons une histoire, nous avons tout, nous sommes des personnes et nous avons des droits. L’une des règles inébranlables de notre civilisation est la sagesse héritée de la terre qui consiste à préserver les équilibres en tout temps et en tout lieu. C’est savoir administrer toutes les énergies complémentaires, la cosmique qui vient du ciel avec la tellurique qui émerge de la terre. Ces deux forces, cosmiques et telluriques, interagissent en créant ce que nous appelons la vie conçue comme une totalité visible Pachamama et spirituelle Pachakama. Interprétant la vie en termes d’énergie, nous avons la possibilité de modifier notre histoire, la matière et la vie avec la convergence de la force chachawami lorsque nous nous référons à la complémentarité des opposés.
Le temps nouveau que nous initions sera soutenu par l’énergie de l’ayllu, la communauté, le consensus, l’horizontalité, les équilibres complémentaires et le bien commun. Historiquement, la révolution est comprise comme un acte politique pour changer la structure sociale et transformer ainsi la vie de l’individu. Aucunes des révolutions n’est parvenues à modifier la persistance du pouvoir qui cherche à maintenir son contrôle sur les personnes. Elles ne sont jamais parvenues à changer la nature du pouvoir, mais le pouvoir est parvenu à pervertir l’esprit des politiciens. Le pouvoir peut corrompre et il est très difficile de modifier la force du pouvoir et de ses institutions, mais c’est un défi que nous assumerons avec la sagesse de nos peuples. Notre révolution est la révolution des idées, c’est la révolution des équilibres parce que nous sommes convaincus que pour transformer la société, le gouvernement, la bureaucratie, les lois et le système politique, nous devons changer comme individu.
Nous allons promouvoir les coïncidences opposées pour chercher des solutions avec la gauche et la droite, entre la rébellions des jeunes et la sagesse des aînés, entre les limites de la science et la nature inébranlable, entre les minorités créatrices et les majorités traditionnelles, entre les malades et les sains, entre les gouvernants et les gouvernés, entre le culte du leadership et le don de servir les autres. Notre vérité est très simple, le condor s’élève quand son aile droite est en parfait équilibre avec son aile gauche. La tâche de nous former comme individus équilibrés a été brutalement interrompue il y a des siècles.
Nous ne l’avons pas conclue, mais le temps de l’ayllu, de la communauté est à nouveau parmi nous. Cela exige que nous soyons des individus libres et équilibrés pour construire des relations harmonieuses avec les autres et avec nos proches. Il est urgent que nous devenions des êtres aptes à soutenir les équilibres en soi et pour la communauté. C’est le temps des frères et des sœurs, de l’apanaka pachakuti, frères du changement d’où notre lutte n’était pas seulement pour nous, mais aussi pour eux et non contre eux. Nous cherchons le mandat, pas l’affrontement, nous recherchons la paix, nous ne sommes pas de la culture de la guerre ni de la domination, notre lutte est contre toutes espèces d’imposition, contre la pensée unique coloniale, patriarcale, d’où qu’elle provienne.
L’idée de la rencontre entre l’esprit et la matière, entre le ciel et la terre, entre la Pachamama et la Pachakama, nous permet de penser qu’une femme et un homme nouveau pourront guérir l’humanité, la planète, et la merveilleuse vie qu’il y a en elle pour rendre sa beauté à la Terre-mère. Nous défendrons les trésors sacrés de notre culture de toute ingérence, nous défendrons nos peuples, nos ressources naturelles, nos libertés et nos droits. Nous retournerons à notre KapakÑan, le noble chemin de l’intégration, le chemin de la vérité, de la fraternité, de l’unité, du respect envers nos autorités, du respect à nos sœurs, au feu, à la pluie, aux montagnes, aux rivières, à la Terre-mère et à la souveraineté de nos peuples.
Mes frères et sœurs, pour conclure, nous Boliviens devons surmonter la division, la haine, le racisme, la discrimination entre compatriotes. Plus jamais de persécution à la liberté d’expression, ni de « juridiciarisation » de la politique. Plus jamais d’abus de pouvoir, il doit servir à aider, il doit circuler et être partagé tout comme la richesse doit être redistribuée, circuler et s’écouler comme le sang circule à l’intérieur de notre organisme. Plus jamais d’impunité, la justice mes frères. Mais la justice doit être véritablement indépendante. Mettons fin à l’intolérance, à l’humiliation des droits humains et de notre Terre-mère.
Ce temps nouveau signifie qu’il faut écouter le message de nos peuples qui vient du fond de leur cœur, qui signifie guérir les blessures, se regarder avec respect, récupérer la patrie, rêver ensemble, construire la fraternité, l’harmonie, l’intégration, l’espoir, pour garantir la paix et le bonheur des nouvelles générations. C’est seulement ainsi que nous pourrons atteindre le bien-vivre et nous gouverner nous-mêmes.
Jallalla Bolivia, Jallalla !
Traduit de l’espagnol par Yves Carrier